vendredi 28 octobre 2011

Qui a peur de l'intégration des soins?



L'hôpital entre réanimation et euthanasie bureaucratique


Filière, réseau et intégration sont des mots "valises". Pour autant ce ne sont pas des termes de novlangue appliqués à la santé comme le sont "production", "performance", "entreprise" ou "portefeuille d'activités" qui désespèrent les professionnels de santé au quotidien. Ceux-ci sont confrontés à une perpétuelle fuite en avant de la sophistique managériale et la perte de sens est la source essentielle du blues actuel des médecins hospitaliers et de l'ensemble de soignants. Penchons nous aujourd'hui sur le concept de filière.

Une filière intégrée suppose la péréquation des coûts et des profits entre les différentes étapes de la chaîne de travail en vue de la valeur finale. Cette" valeur", pour nous, c'est le résultat clinique pour un patient. C'est aussi la base du fonctionnement de services dits "d'intérêt collectif" dès lors qu'on décide, politiquement, les faire entrer dans le champ de la solidarité. Au lieu de cela, face à l'évidence de la transition épidémiologique  - complexification des parcours entre soins et social par explosion des maladies chroniques du vieillissement et du handicap - quelques ingénieurs "semi-habiles" ont réussi à promouvoir l'idée profondément destructrice que l'on pouvait financer, à chaque étape de la chaîne, des patients "non rentables" par les patients "rentables". André Grimaldi a dénoncé un "viol éthique", une réalité douloureuse que vivent au quotidien les soignants,  mais cela n'a hélas pas suffi. Les "portefeuilles d'activités" sont dès lors devenus la chose des managers contemplant leur Boston box sur les powerpoints "éthiconomiques" hypnotisant les CME (commisions médicales d'établissement). Selon ce modèle, les malades "vache-à-lait" financeraient les malades "poids morts" (non rentables selon le système de tarification) et permettraient la recherche et le développement pour les futurs produits "stars". Les cliniciens, pourtant au contact du public et des besoins concrets de leurs malades au sein des territoires, ont été assimilés à ces diaboliques "silos" qui cloisonnent les organisations, ces tuyaux d'orgue d'où viennent tout le mal dans les modèles que dénonce de façon limpide François Dupuy dans "Lost in management".

La guerre aux grands et aux petits mandarins, à leur "gestion patrimoniale et notariale" était déclarée. La démédicalisation qui trouve sans doute son paroxysme dans la loi HPST, jette dramatiquement l'eau du bain des défaillances d'une gestion trop régalienne ou trop marquée par la "logique de l'honneur" par les chefs de service à la française avec le "bébé" qu'est l'unité clinique, le coeur de fabrique et de combinaison des compétences en équipe à l'hôpital. Cette entreprise de démédicalisation à outrance ira ainsi, par des réformes successives bien antérieures à la loi HPST, jusqu'à l'extermination technocratique systématique de toute possibilité d'intégration des soins au niveau des équipes de soins, par la séparation bien tranchée des lignes médicales et paramédicales que les centres de coûts organisés en pôles ne peuvent en rien remplacer faute de connaître les procédés de travail propres à chaque discipline constitutive.
En l'absence d'évaluation réelle des résultats de santé et d'une véritable gestion des risques cliniques ces méthodes et leur domination rhétorique ont permis de réduire sans aucun garde-fou et dans une indifférence malgré tout assez générale des usagers et des élus les effectifs soignants. Elles ont pu déployer sans limites et au désespoir des équipes opérationnelles de plus en plus fragilisées, les buzzword de mutualisation, de flexibilité et de polycompétence, sous couvert de rationalisation managériale.
Force est de constater que le cloisonnement interprofessionnel entraîne un désapprentissage accéléré des bonnes pratiques de soins de base: la prévention des escarres se résout de façon illusoire dans la location où l'achat des supports les plus onéreux, les arceaux de pied de lits évitant les poids déformant des draps et couvertures disparaissent progressivement des hôpitaux, on observe trop souvent l'absence de gestion coordonnée et précoce des troubles de déglutition au risque de pneumopathies gravissimes, l'absence de fixation des sondes urinaires quand les trop faibles effectifs soignants imposent de laisser en place des sondes urinaires à demeure, la raréfaction du lever quotidien des malades dépendants dont l'état de santé le permet, l'effondrement de la lutte contre les rétractions liées à l'immobilisation etc. Ce discours ne plait pas mais c'est la réalité quotidienne de la fin des binômes médecin-infirmières voire médecins-cadres. Des pans entiers des soins sont ainsi tombés hors de la lumière du "lampadaire" qu'apportait la responsabilité et la compétence interprofessionnelles, celle où chacun se sentait concerné par le risque clinique. Mais la position du "cadre de santé" à l'hôpital est en voie de dégénérescence managériale accélérée. Capté par la technostructure et mis au service de la "gestion de projets", il peut de moins en moins se consacrer à la supervision des soins dans une équipe dédiée. Une catastrophe pour les patients et surtout pour les plus vulnérables.

Les "pompiers pyromanes", traçant les cieux socio-sanitaires de nouveaux alignements, jugèrent les médecins responsables de la "dysorganisation". Seuls responsables? Non, car l'interprétation des semi-habiles au commande des réformes y associaient bien comme co-responsables les personnels hospitaliers obligatoirement tous paresseux de la fonction publique qu'il fallait "inciter",  les directeurs trop complaisants avec les médedins qu'il fallait former aux sciences de gestion voire remplacer par de vrai capitaines d'industrie, les malades considérés par nature comme idiots irrationnels et hyperconcommateurs  de soins, enfin les élus jugés trop ignares et trop centrés sur leur population pour être partie prenante légitime sur ces sujets trop techniques. 
Voici donc sur quelles les bases à la fois de division taylorienne ou néo-taylorienne du travail version Toyota, et d'arrogance scientiste et managérialiste les Trissotin du nouveau management public, les Diafoirus concepteurs des futurs Projets Régionaux de Santé et tous les nouveaux Knock
Soignants, directeurs, malades, élus malgré les hochets faussement émancipateurs dont chacun fut gratifié n'avaient en réalité plus leur mot à dire dans cette réingénierie générale de la santé. C'était d'emblée aller contre la possibilité même d'intégrer les soins pour ce que l'on peut nommer avec Colvez les "maladies et états chroniques handicapants". La pro-activité sans cesse promue comme une "libération", "l'entreprise de soi-même" conduirait rapidement au bord de l'abîme les malades les plus complexes, les moins "rentables", ceux aux moindres habiletés sociales pour se mouvoir dans cette effroyable tuyauterie shadok.
Ajoutons, car cette évidence n'en est pas toujours une dans la planification française, que ce résultat clinique ne peut être évalué par l'état de santé global d'une population, objet de la santé publique dont les méthodes doivent impérativement être distinguées de celles de la clinique. 
La littérature internationale montre que la T2A et/ou  la tarification à la ressource, conjuguées à la réduction permanente des enveloppes sanitaires (ONDAM sanitaire et médico-social) et sociales  induisent toujours plus de concurrence, de segmentation et d'incoordination allant à rebours de la coopération attendue dans une "chaîne de valeur". De plus, en France, la fragmentation s'est aggravée depuis les lois de décentralisation, le sanitaire est déconcentré tandis que l'action sociale et médico-sociale est décentralisée (les deux secteurs ayant été disjoints par les loi de 1970 et 1975: déconstruction de la solidarité selon Castiel et coll.).
Aux solos disciplinaires, aux tuyaux d'orgue institutionnels et financiers, on a donc ajouté le mille-feuille administratif et le cloisonnement en "boite à oeufs" qui ne doivent pas se toucher de la réingénierie des professions de santé.
Ainsi d'après Bernard Granger, co-fondateur avec André Grimaldi du Mouvement de Défense de l'Hôpita Public, il y avait autrefois 3 niveaux dans la pyramide de l'Assistance Publique-Hôpitaux de Paris: les service, la direction de l'hôpital et le siège. au lieu en bon management "d'aplatir la pyramide", nous sommes aujourd'hui passé à une invraisemblable machine à perdre faite de 7 niveaux empilés: unité fonctionnelle, service, pôle d'activités, direction locale, Groupe Hospitalier, siège de l'AP-HP et ARS. Encore n'ajoute-t-on pas les tutelles spécifiques à cette institution.
La fragmentation institutionnelle, financière et culturelle dénoncées dans le rapport de la commission Larcher entraînait déjà les plus grandes difficultés à travailler sous forme de réseaux polyvalents et de proximité au niveau des territoires. L'échec des réseaux centrés sur un multitude de pathologies étroites et illisibles du point de vue des soins e ville et des généralistes est consommé. Mais se sont ajoutés les effets délétères la concurrence encadrée promue par le Nouveau Management Public (T2A mais aussi incitations financières par comparaison d'indicateurs dont le traitement est en plus en plus consommateur de ressources au détriment des soins). Le système ubuesque ainsi constitué pousse aujourd'hui au transfert de soins et de charge, à la sélection des patients, à la production pour la survie d'actes non pertinents en secteur public comme en secteur privé et à réduire l'immense part de la qualité des soins qui n'est pas ou qu'on ne peut évaluer. Ceci aboutit à un désenchantement et à une perte de sens pour les soignants dont on peut mesurer par le manque cruel d'infirmières en Ile-de-France, même si d'autres raisons entrent en jeu.
La conjonction des défaillances de la bureaucratie et des "pseudo-marchés" va à rebours de l'intégration des soins et des actions médico-sociales ou sociales , qu'on l'aborde sous l'aspect des maladies chroniques du vieillissement ou du handicap. 3 aspects qu'il faut aujourd'hui considérer simultanément d'un seul regard.



Les médecins ont aussi leur responsabilité. On peut simultanément jeter la pierre à la vieille garde hospitalo-universitaire jalouse de ses prérogatives aristocratiques et emportée par sa tendance naturelle à vassaliser tout ce qui est hors CHU, aux "outsiders" hospitaliers qui se réjouissaient de casser le pouvoir du mandarin established en devenant les nouveaux experts du "processus", de la démarche qualité, de la transversalité, les nouveaux chefs d'entreprise de l'hôpital T2A. Ils ont rejoint dans l'erreur collective du soutien aux mauvaises réformes les directeurs qui attendaient dans le même fantasme du capitaine d'industrie d'être enfin les seul maîtres à l'hôpital. Le miroir aux alouettes s'est brisé. On peut la jeter aussi aux libéraux trop arc boutés sur un financement à l'acte inadapté aux maladies chroniques. Le plus absurde, c'est que le reproche qu'on fait souvent à la médecine libérale qui est de multiplier les actes - "un chirurgien qui a faim est un chirurgien dangereux" dit Guy Vallancien - s'applique aujourd'hui aux médecins des hôpitaux, frappés par la double incitation de produire à outrance, au détriment de la garantie de pertinence des actes, d'une part pour conserver et financer leur outil de travail, pour la  survie de leur unité et de leurs projets, de leur pôle, de leur établissement et d'autre part du fait de la mise en place de la rémunération individuelle à l'activité. Une absurdité au regard du souci partagé de réduire les dépenses inutiles, d'autant qu'il sont jugés "imputables" (accountability) de contrats d'objectifs sans réelle garantie de moyens dont ils ne peuvent contrôler l'allocation réelle, moyens dont la réalité ou l'absence n'est jamais pris en compte dans l'analyse des performances. Il faut plus que jamais imaginer Sisyphe heureux!

L'intégration ce n'est ni la hiérarchie ni l'anarchie spontanéiste du marché, dont les vertus supposées sont trop inopérantes pour les malades chroniques ou trop peu rentables. Ce n'est pas non plus la dérive assurancielle du managed care à l'américaine ou à un moindre degré, tout au moins au départ, une prise de contrôle par les assurances telle que le conseil constitutionnel en a cassé l'élan. Il s'agissait dans la loi Fourcade d'un remboursement différent des soins si les assurés s'adressaient à un réseau de prestataires définis par l'assureur.
L'intégration ce n'est pas non plus la filière "hospitalo-centrée", système féodalisant de fait tout "l'aval" en le soumettant aux contraintes économiques de l'aigu, à la necessité de "pousser les flux" d'un hôpital public submergé par ses urgences, qu'a dénoncée à juste titre par la FEHAP dans son analyse de l'enquête DGOS-Sanesco des inadéquations hospitalières. Cela conduira si l'on y prend garde à la transformation générale du secteur post-aigu français en SSR low cost. Cela se fait déjà au détriment de l'accès aux soins de réadaptation qui ont aujourd'hui disparu des représentations collectives de activités de soins telles qu'elles sont  définies dans les thématiques des Projets Régionaux de Santé.
Cela signifie qu'aucune graduation des soins de réadaptation (plateaux techniques, compétences et continuité d'accès aux compétences) ne pourra être appliquée, pour une dimension essentielle des soins et de la lutte contre le handicap, pour l'OMS comme pour l'ensemble des sytèmes de soins étrangers. Promouvoir la prise en charge des maladies cardio-vasculaires (dont l'attaque cérébrale), de la sclérose en plaques, du cancer, du SIDA, des maladies rhumatismales etc. sans organiser ni financer à hauteur des besoins un dispositif coordonné de réadaptation et de lutte contre le handicap en pont entre soins et social n'a aucun sens. Ce serait poursuivre une politique de l'autruche qui ne voit pas plus loin que le dégagement des lits aigus, envahis d'une complexité qu'on se refuse à analyser pour ce qu'elle est.

Les urgences des hôpitaux sont submergées par l'affaiblissement des soins de premier recours  tout autant que par celui des réseaux familiaux et sociaux de soutien (Escaffre, Odier). La lecture purement curative du financement de l'hôpital avec l'identification forcenée de soins techniques courts, faciles à codifier et à tarifer conduit au désastre. L'asphyxie financière à rebours de ce qu'il faudrait développer, conduit à utiliser toutes les ressources hospitalières de lutte contre la perte d'autonomie et la désinsertion comme variables d'ajustement  (effondrement des professions dédiées à la liaison intersectorielle ou  la réadaptation: rééducateurs, psychologues, assistantes sociales mais aussi les secrétaires médicales dont le rôle de liaison est si essentiel  pour les maladies chroniques. Elles aident alors les équipes et les malades à se sortir ensemble de la jungle infernale des "sorties difficiles", mais la doxa des ressources humaines et leur répertoire des métiers les considèrent dans cette novlangue inimitable comme purs "agents de saisie médico-administrative". C'est cela aussi l'intégration: le respect des mécanismes de liaison. Ils passent aussi par une flexibilité intelligente par ajustements mutuels, celle qui relève de l'autonomie au sein des équipes. Comment expliquer ces fonctionnements aux ARS à des gens qui veulent nous donner de leçons d'intégration mais qui n'ont souvent jamais mis les mains dans le camboui?

L'intégration ce n'est pas surtout la destruction des fameux "silos", coeurs de fabrique des compétences, noyaux de savoir-faire qui combinent sans cesse, s'agissant des hôpitaux et universités les savoirs contextualisés et académiques (Mintzberg, Nonaka et Takeuschi). C'est au contraire trouver les moyens de relier le sens de l'action entre les silos, par des moyens qui incitent aux réseaux de confiance, entre acteurs interdépendants, au service d'un même objectif, qui a du sens pour eux, à la coordination entre soins et services sociaux dans des programmes au service du résultat pour le patient. Voilà l'apport conceptuel de la chaîne de valeur de Porter, si l'on veut se référer à ce modèle économique.
On ne peut pas se satisfaire d'injonctions paradoxales faites aux acteurs des "silos", qui leur commandent d'être en concurrence pour produire les meilleurs indicateurs de performance, les meilleurs profits et en même temps de coopérer entre le dedans et le dehors. Les méthodes de coopération,  les "silos" les connaissent dans leurs pratiques professionnelles, dans les réseaux réels où ils s'insèrent. Ce n'est pas la signature des bouts de papier  que sont les conventions ni l'informatisation gestionnaire de la culture du formulaire qui amélioreront les choses. Arrêtons d'épater le bourgeois ou l'élu avec ces balivernes. Ce sont les méthodes concrètes que les acteurs tentent tant bien que mal de mettre en oeuvre sur le terrain, sans se soucier exclusivement de rentabilité à court terme, c'est à dire ce que serait la simple obsession de la sortie rapide du patient qui libère un lit en même temps qu'il produit un tarif, car sinon plus rien ne "marcherait". Ces méthodes et les trous structuraux croissants auxquelles elles se heurtent, hélas, personne ne sait encore bien les décrire et elles se déploient pour un résultat que personne ne sait encore réellement évaluer. Simplement, nous autres cliniciens, nous savons que c'est ce qu'il faut faire et nous tentons de continuer à le faire. Pour comprendre le blues des médecins, on lira l'excellent ouvrage de Nicolas Belorgey: "l'hôpital sous pression, enquête sur le Nouveau Management Public".

C'est peut-être Frédéric Pierru, sociologue et politiste  qui a le mieux décrit l'euthanasie bureaucratique  et pseudo-marchande de notre système de soins. Entre la machine américaine, profondément inégalitaire, et l'épouvantable bureaucratie anglaise du NHS, le système français avait de très nombreux avantages. S'il faut sans attendre lire Frédéric Pierru ("Hippocrate malade de ses réformes"), de nombreux autres auteurs se sont associés à lui dans un ouvrage qu'il a codirigé et que chacun devrait lire. Dès lors qu'il perçoit dans son expérience ou sa pratique que les nouveaux architectes du système de santé et les hordes d'ingénieurs de soins qu'il sont lâché se sont lancés dans une destruction ubuesque d'un système et de méthodes qui marchaient assez bien pour qu'on puisse les améliorer sans tout mettre cul par dessus tête.
"L'hôpital en réanimation."

"Les vérités les plus précieuse sont les méthodes." Nietzsche


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