samedi 28 décembre 2013

Homo numericus, la santé "Bien-être" et le Nouveau Management Public


Les élites débordées par le numérique?
Le Monde.fr | 26.12.2013 à 16h05 • Mis à jour le 27.12.2013 à 10h09 | Par Laure Belot

Que faut-il penser des rapports entre les élites et les nouvelles représentations numériques? Sont-elles débordées ou les ont-elles déjà instrumentalisées pour la faisabilité politique de l'ajustement? Quels en sont les enjeux et opportunités? Le modèle promu par les politiques publiques de santé, loin d'être un modèle purement marchand, est avant tout un modèle systémique et managérialiste tel que décrit par Boulding en 1956 . La "biopolitique" de Foucault se réalise dans la santé définie comme "Bien-être", objet de "l'intégration" par l'action publique des divers niveaux de gouvernance; elle est asservie à une fonction de production gérée par "l'Etat entreprise".



Homo numericus et l'angélisme exterminateur

Le Management Public ne s'appuie plus sur le droit mais sur les sciences sociales. Si le management public a inventé la fonction de production de la santé "Bien-être", pour paraphraser Lénine, le Nouveau Management Public, c'est la technologie des sciences sociales plus les Big Data. Ses limites sont celles que la théorie des choix publics assigne aux choix politiques comme aux mécanismes de marchés: 
  • les "externalités", effets sur des personnes qui ne sont pas directement parties à la transaction, négatives comme la pollution ou positives,
  • y répondent les "internalités" des bureaucraties, gaspillages, contre-performance, sous-travail, "bureaucratie au service de ses agents", monopoles internes ..., 
  • les monopoles qui faussent les mécanismes de marché,
  • l'asymétrie d'information, tout particulièrement en santé,
  • insuffisance de production des biens publics par les externalités positives,
  • les limites de prévision inhérentes à la vision d'homo economicus en "idiot rationnel". 
Si la théorie de "l'idiot rationnel", égoïste et calculateur, est discutable, tant s'agissant des transactions privées que des marchés politiques, il n'est pas douteux que la pression des organismes internationaux dans le contexte actuel de mondialisation a des effets de prophétie auto-réalisatrice. En d'autres termes on ne naît pas "marchand" ou "technocrate" mais on peut le devenir.

N'oublions pas que l'action publique est aujourd'hui avant tout préoccupée de réduire les dépenses publiques de santé et et de rationaliser par tous les moyens un rationnement inavouable. En France l'idéologie jacobine ne peut faire le sacrifice du mythe du progrès humain par la science positive (lire Hayek sur l'Ecole Polytechnique), qui est le fondement de sa légitimité et de l'écrasement des corps intermédiaires (loi Le Chapelier) laissant seul le calcul de l'intérêt individuel face à celui de l'intérêt collectif. Le "rationnement" est tout simplement indicible en France puisque ce serait avouer les défaillances de la "Déesse raison" garante du progrès et du management public.

On sait au moins depuis Galbraith ("le Nouvel Etat industriel") que les technostructures privées et/ou publiques construisent des représentations des besoins, des "filières inversées" non à partir des besoins réels du "client" ou de "l'usager" même si l'on feint de le consulter pour définir le marché tout en maximisant l'asymétrie d'information par la propagande, mais en fonction de leurs propres besoins et de la maximisation de leur fonction d'utilité. Le premier ennemi de la gouvernance d'entreprise en privé ou public, c'est le manager dont il faut protégér le payeur, actionnaire ou gouvernement. Le professionnel "opérationnel expert" de Mintzberg, comme le médecin ou l'universitaire est la victime collatérale d'un modèle qui n'a pas été spécifiquement pensé pour les "bureaucraties professionnelles". L'exemple de la loi HPST tant voulue par les directeurs (pas tous) s'accompagne de leur désespoir d'être soumis aux injonctions des agences et d'être privés de leur autonomie de capitaine d'entreprise. Certains s'imaginaient enfin libres de déployer ce marketing de faux produits de santé "à portée des caniches" permis par l'explosion du reporting médico-économique (les GHM produits de l'hôpital selon le modèle promu par Fetter). Si l'arroseur est arrosé, il n'y a pas de quoi se réjouir, bien au contraire. Lire sous ce lien l'article sur les directeurs d'hôpital de François Xavier Schweyer: http://ress.revues.org/251

Le danger selon Hamel et Prahalad (Harvard Business School) est la destruction des compétences clés de l'organisation, l'amnésie organisationnelle, le contraire de la capitalisation des connaissances qui fait l'avantage compétitif de l'organisation. Nous autres, "rameurs" de santé toujours plus écartés de la conception des process industriels, le constatons au quotidien.

Le temps n'est plus à l'angélisme exterminateur qui laisse, en toute confiance et sans contre-pouvoirs démocratiques, des "experts" asservis aux arrières-pensées d'ajustement des politiques publiques créer ex nihilo de faux marchés de santé, qu'il s'agisse de nommer et définir les "besoins" des "clients" ou les "produits"(ouput myope vu d'un système de production imputable à court terme, outcome individuel du patient ou "impact" sur la santé Bien-être d'une population?).

Le besoin à flécher, à nommer et à compter c'est quoi? L'Accident Vasculaire Cérébral, le cérébro-lésé quelle qu'en soit la cause, les limitations fonctionnelles liés aux atteintes neurologiques lourdes, le handicap lourd quelle qu'en soit l'étiologie et à n'importe que âge,...? Qui définira avant les autres le bon sujet qui sera mis à "l'agenda politique"?

La T2A "à la française", peut-être la plus bête du monde, est un formidable ratage:
1/ à la fois par l'absence de régulation "garde-fou" qui ne laisse aux directions comme seules variables d'ajustement que la constitution de trusts hospitaliers, l'asservissement de l'aval rataché (SSR-SLD), l'effondrement des effectifs et/ou de la qualité des soins (Robert Holcman) et 
2/ par trop de régulation par des fléchages pilotés "d'en haut" qui en limitent toutes les vertus efficientes attendues par de ces pseudo-marchés les croyants dans la concurrence par comparaison ou la "yardstick competition".

Le marché des besoins de soins de santé, qu'il faut distinguer avec les Canadiens de la santé Bien-être, devenue objet de la politique et des choix utilitaristes en termes de coûts d'opportunité, est très largement construit à partir de catégories conçues ex cathedra et des données issues de ces catégories.
On a cru pendant les trente glorieuses à l'extinction du paupérisme et pensé qu'on pouvait assigner à l'hôpital public une fonction purement soignante, au sens bio-médico-technique du terme, reléguant le traitement social aux départements. Les catégories de la production hospitalière ont été construites sur ce postulat qui sépare soins et social, maladie et exclusion sociale et qui va à rebours de l'évidence de la transition socio-sanitaire. Le système est aujourd'hui verrouillé institutionnellement et financièrement et favorise la déconstruction la plus contre-performante qui soit de la solidarité entre l'assurantiel "de base", l'assurantiel à géométrie variable dépendant des complémentaires santé et l'assistantiel pour le pauvre, l'exclus, le vieux et le handicapé. Nous sommes à l'ère qui combine la médecine actuarielle à l'art d'ignorer l'assistance publique.

Une des parades à une maîtrise non démocratique des Big Data est "l'open data" , l'accès aux données qui permet d'en contester les modèles et interprétations dominantes. Mais il est probable que les inférences logiques tirées de ces données dont le support ontologique est douteux, auront toujours un tour d'avance sur des opérationnels de santé déjà à moitié résignés. L'inaccessibilité aux données est toujours plus marquée dans nos hôpitaux avec l'épaississement de la pyramide hiérarchique (7 niveaux à l'AP-HP de l'unité opérationelle à l'ARS).

L'hôpital public est enterré par le droit européen, mais comment le nouveau service public territorial d'intérêt collectif construira-t-il ses représentations numériques? Comment seront associées les parties prenantes, les shareholders face aux stakeholders dans ce que nous espérons être une démocratie non pas numérique mais malgré le numérique?

Méfions nous des anges numériques, même chargés de présents.

Community cleverness required
http://www.nature.com/nature/journal/v455/n7209/full/455001a.html

L'institution communicante
http://www.cairn.info/resume.php?ID_ARTICLE=COMOR_041_0027

Le dispositif rhétorique
http://www.cairn.info/article.php?ID_ARTICLE=SOPR_010_0077&DocId=170640&Index=%2Fcairn2Idx%2Fcairn&TypeID=226&BAL=ancMLSzIlmhTA&HitCount=1&hits=11f2+0&fileext=html

Big data en santé: mythe ou réalité?
http://virchowvillerme.eu/big-data-en-sante-mythes-et-realites/

Big data défis et opportunités pour les assureurs
http://www.revue-banque.fr/banque-detail-assurance/article/big-data-defis-opportunites-pour-les-assureurs

Analyse des Big Data. Quels usages, quels défis ? (centre d'analyse stratégique)
http://www.strategie.gouv.fr/blog/wp-content/uploads/2013/11/2013-11-09-Bigdata-NA008.pdf

Le blog de Danah Boyd
http://www.zephoria.org/thoughts/?s=big+data


dimanche 22 décembre 2013

Ubu, le grand désenchantement de la médecine et l'art d'ignorer la solidarité


"Si les faits cadrent pas avec la théorie, changez les faits." Albert Einstein

Les réformes de la gouvernance rendent les hôpitaux de moins en moins attractifs. Les médecins, universitaires ou non, les autres professionnels de santé, fuient de plus en plus les hôpitaux publics. Si la rémunération joue un rôle, c'est essentiellement l'effroyable politique du numerus clausus et la démotivation au travail qui en sont la cause. L'article du blog de Dominique Dupagne, l'origine de la pénurie des médecins en France, fait le point sur la triste histoire du numerus clausus et le récent rapport Véran montre l'ampleur d'une désaffection qui se traduit par l'explosion du recours à l'Intérim, la seule solution qui reste aux directions pour préserver la continuité des soins. Le fantasme de la maîtrise des coûts par la réduction de l'offre médicale n'est pas abandonné, certains prétendant réduire les coûts par la "promotion de la santé" en faisant semblant d'ignorer que personne ne maîtrise les facteurs socio-environnementaux, par l'ingénierie de nouveaux métiers moins payés et enfin par le développement dérégulé de la 'Patamédecine moins remboursée... faute de preuves, sauf par des complémentaires qui en font un produit d'appel. Quand à la baisse tendancielle du taux de motivation, elle est liée à l'empêchement croissant de faire ce qu'on sait bien faire, d'organiser ce qu'on sait bien organiser et à l'infantilisation managériale qui s'abat sur les soignants avec un mépris et une arrogance extravagants. Le mal est-il limité à l'hôpital? Que nenni! La médecine générale traverse une crise gravissime de motivation, de même que l'ensemble de la médecine libérale et de la médecine salariée.

Voici un schéma général explicatif de
l'effondrement de la qualité et de la motivation des soignants


Le Nouveau Management Public feint de croire au marché efficient en santé pour mieux rationner les soins

La cause est une modélisation systémique vicieuse, une représentation de la "fonction de production" de l'action publique appliquée aux soins de santé, inventée par Machiavel pour faire réélire les élus en période de raréfaction des ressources publiques. C'est avant tout un dispositif rhétorique, une "extension du domaine de la manipulation" (Michela Marzano)  qui repose sur la généralisation du management stratégique aux politique publiques. C'est la dissociation clé dans le Nouveau Management Public entre une prétendue "conception" des experts d'en haut et une "exécution" qui ne cesse de déresponsabiliser des acteurs qu'on prend pour des techniciens de santé alors qu'ils voient bien au quotidien qu'on répond de moins en moins aux besoins de soins réels. Il y a bien loin entre ce qu'ils constatent mais qui n'est plus audible, les directeurs renvoyant toute responsabilité d'évaluation des besoins à "l'agence" et les réponses officielles engluées dans un synergie négative entre fléchages politico-médiatiques sous influence de groupes d'intérêt et des pseudo-marchés fait de coûts mal ficelés et de résultats comptables myopes. Ces leurres marchands sont censés apporter l'efficience par la concurrence de tous contre tous. Si les effets pervers de la T2A sans garde-fous sont patents, les directions pouvant réduire les effectifs jusqu'à la limite des risque médico-légaux et supprimer sans limite des activités utiles non repérées comme telles par les agences, personne ne croit à ses effets attendus en terme d'efficience du marché au vu de l'interventionnisme bureaucratique et du pilotage par les tarifs qui lui est associé. Ces mauvaises synergies sont trop souvent le résultat des représentations technocratiques et numérisées construites sur des boucles auto-référentielles et des données inaccessibles aux acteurs qu'elles regardent.

La destruction des compétences et des motivations fondamentales


Loin d'identifier et de valoriser ses compétences fondamentales qui font la force compétitive des ses équipes, par leur savoirs collectifs, ce nouveau management se santé le plus bête du monde appliqué à "l'hôpital entreprise" ne sait que détruire les compétences clés et les motivations. La religion de "l'innovation disruptive" qu'on croit maîtriser a justifié la guerre à outrance déclarée aux équipes de soins, autrefois stables, formées et motivées mais jugées trop médicalisées. Les responsables d'unité n'ont pratiquement plus aucune autonomie budgétaire ni d'organisation. Il n'y a de moins en moins de cadres de proximité ou bien ils sont submergés par les réunions transversales et le reporting amplifiés par l'incontinence réglementaire. Plus de "cadre supérieurs", il n'y a plus que des "cadres experts" transversaux, de plus en plus coupés du monde médical. Ces unités opérationnelles expertes qui faisaient la force de nos hôpitaux ont été laminées par importation des méthodes industrielles appliquées aux entreprise mourantes, c'est à dire, non comme on l'a dit trop souvent, des méthodes qui marchent bien dans le privé mais bien de celles qui ne fonctionnent pas non plus dans le privé, le cost killing précédant souvent l'extinction. Henry Mintzberg ("managers, not MBA") se désole qu'on continue à les enseigner aux nouveaux MBA partout dans le monde. François Dupuy les a décrites dans "Lost in management", avec en particulier les 16 pages repérées par André Grimaldi sur la genèse des épouvantables groupes hospitaliers de l'AP-HP. On ne sait plus que détruire les motivations intrinsèques de médecins et autres soignants pour les remplacer par les incitations extrinsèques, la carotte et le bâton.

Hôpitaux: la politique du chien crevé au fil de l'eau


Après la mise en place de la politique catastrophique du numerus clausus, les politiques publiques de santé sont marquées par la continuité plus que par la rupture. Après le déploiement du modèle de planification rationnelle de 1991 et 1996, mis sous enveloppes fermées par la LOLF avec la norme de plus en plus dure de l'ONDAM, trois grandes réformes récentes de gouvernance des hôpitaux n'en finissent pas d'aggraver la baisse tendancielle du taux de motivation des médecins hospitaliers.
1. la création des "grandes assistances publiques régionales" chargées d'évaluer les besoins et de planifier les réponses (un risque aujourd'hui avéré des ARS qui avait été formulé dans le rapport Couanau) , 
2. celle des centres de coûts sans consistance médicale ni autonomie réelle que sont la plupart du temps les pôles d'activité à la française
3. celle de la toute puissante chaîne bureaucratique descendante qui permet enfin la gestion top down par les objectifs et les résultats créée par la loi HPST. 
Elle parachève l'asservissement des "cliniciens de base" à la logique managériale et à une médecine scientifique qui, obligée de reconfigurer son pouvoir, abandonne les idéaux de l'université pour servir de légitimation à la "mise en gestion" (Freidson, Pierru).
On lira avec attention les résultats des baromètres et enquêtes relatives à ces réformes. Il faudra considérer avec attention les résultats à venir du baromètre AP-HP pour les personnels non médicaux.

La carotte et le bâton


Deux solutions éternelles s'affrontent selon qu'on croit que les médecins fonctionnent plutôt à la théorie X ou a théorie Y de Mc Gregor: renforcer encore et toujours la bureaucratisation sous prétexte d'un contrôle et d'un reporting encore insuffisants, en contraignant les médecins à travailler dans des déserts médicaux ou des hôpitaux qui détruisent chaque jour davantage leur état d'esprit au travail, ou bien renforcer l'attractivité d'hôpitaux et de territoires rendus plus "magnétiques" pour les professionnels de santé. Cela passe pour les médecins comme pour l'ensemble des professionnels par la reconnaissance au travail, l’autonomie professionnelle nécessaire à la vraie qualité des soins, pas la fausse qui ne sert actuellement qu'à maquer le rationnement des soins, et la participation effective aux processus de décision et donc d'information. On ne pourra évacuer la nécessité de réhabiliter la brique constitutive de la qualité et de l'organisation des soins, l"équipe opérationnelle au contact du public, ce "micro-système clinique" qu'il faut cesser de diviser et de décourager en laissant appliquer des méthodes de standardisation technocratiques totalement ubuesques. Cela ne veut pas dire que rien ne doit être standardisé et/ou optimisé, nul ne veut se faire le chantre de l'inefficience, mais qu'il faut associer les professionnels à la gestion et leur laisser l'autonomie pour faire ce qu'il savent faire, inventer ce qui peut être inventé, transmettre ce qui peut être transmis.

Il n'y aura sans doute pas de grosse différence entre les baromètres internes de l'AP-HP et des baromètres externes. L'AP-HP ne fait qu'amplifier et anticiper l'incurie managériale et l'art d'ignorer l'assistance publique au profit d'un système à peine occulte de captation des ressources vers 4 ou 5 de ses hôpitaux. Il faut mettre en relation le baromètre social et l'enquête récente des intersyndicales de médecins des hôpitaux sur les pôles d'activités. Les résultats sont sans appel. La prétendue "démocratie sanitaire" s'est bien transformée en "démocrature sanitaire" par l'adjonction intempestive d'un nouvel adjectif manipulé par la propagande néo-managérialiste.

Une mesure qui n'est pas encore devenu un indicateur officiel et qui n'est pas encore soumis à la loi de Goodhart, celle de l'intensité du recours à l'intérim, reflète sans doute assez bien l'épidémie de blues actuelle des médecins hospitaliers.

Il est urgent de changer le logiciel. Après quarante ans d’érosion continue du système de soins, il y d'autres pistes pour la santé publique que ce rationnement numérisé, inégal et aveugle qui ne sait que déconstruire la solidarité, dégrader la qualité des soins et désespérer les acteurs (Grimaldi, Pierru, Sedel).

Webographie et questionnaire d'évaluation

Petite histoire du numerus clausus et de la régulation de la démographie médicale sur le site de Dominique Dupagne.

2. Le rapport d'Olivier Véran sur l'intérim à l'hôpital (pièce jointe)
L'article des Dr Blouses dans la revue du MAUSS - Qu'est devenu les grand désenchantement hospitalier10 ans après le rapport Couanau?

4. Résultats de l'enquête commune des intersyndicales de médecins des hôpitaux sur les pôles d'activités

5. Baromètre interne de l'AP-HP (site de la CME)

Baromètre social (A. Solom, IPSOS, un diaporama est disponible sur le site de la CME sous ce lien).
"Un tiers des médecins titulaires ont répondu au questionnaire diffusé le printemps dernier : ils aiment leur métier mais beaucoup éprouvent un sentiment de démotivation (manque de reconnaissance, difficultés d’organisation interne, imperfection des moyens à disposition) ; ils expriment un fort sentiment d’appartenance à l’AP-HP et à leur service, mais beaucoup moins aux pôles et aux GH, sur les projets desquels ils se sentent mal informés. Les résultats de cette enquête, qui a coûté 280 k€, ont été mis à la disposition des GH et des pôles pour que chacun puisse analyser ses résultats.

6. Et ailleurs..., la Suisse et le Canada
Le désenchantement croissant des médecins genevois

Revue médicale suisse: difficile motivation - Bertrand Kiefer

Le regard du cinéma québécois sur l'hyper-rationalisation technocratique de ses hôpitaux,avec le texte d'une scène culte des "invasions barbares". Répondez pour terminer à ce questionnaire amusant qui ne sort pas de l'EHESP mais de l'Université de York:

Voici le «monologue» de Pauline Joncas-Pelletier, directrice des hôpitaux alors que Rémy lui demande d'ouvrir un lit dans une aile fermée de l'hôpital, pour y admettre son père atteint d'un cancer.
« C’est formidable! C’est une démarche qui s’inscrit tout à fait dans le contexte de nos programmes de sensibilisation des intervenants familiaux. Mais malheureusement, les mises en disponibilité de nos infrastructures ont été ciblées en fonction des directives du ministère dans le cadre du virage ambulatoire. Alors c’est absolument impossible de prioriser des éléments de solution au niveau du bénéficiaire individuel, hum? […]
Écoutez : il faut que vous compreniez que nos allocations de ressources sont axées sur un mode de dispensation des soins, géré en fonction des paramètres de dépistages identifiés par la table de concertation de la région administrative 0-2 hum? »
Répondre aux questions suivantes!

1. Quel registre de langue Mme Joncas-Pelletier emploie-t-elle ?
2. Dans quel but ce registre de langue est-il utilisé ?
3. Soulignez les termes du jargon administratif que Madame Joncas-Pelletier a utilisés.
4. De quel ministère s’agit-il ici ?
5. Comment appelle-t-on le malade ? l’argent ? les administrateurs ?
6. Qu’est-ce que le virage ambulatoire ?
7. En somme, quelle est la réponse donnée au fils de Rémy ?


"La politique c'est l'art d'empêcher les gens de s'occuper de ce qui les regarde." Paul Valéry

samedi 16 novembre 2013

Médecine et management: les déliaisons dangereuses



"Le management consiste à escalader l'échelle du succès, tandis que le leadership détermine si l'échelle est appuyée contre le bon mur. " Stephen R. Covey, "Les sept habitudes des personnes les plus efficaces"

Typologie des chefs de pôle: des monstres nécessaires


"La main que tu ne peux mordre, baise là et place là sur ta tête" Proverbe libyen

"L'Etat est le plus froid de tous les monstres, il ment froidement et voici le mensonge qui sort de sa bouche: Moi je suis le peuple." Nietzsche.

L'effondrement tranquille de la qualité et de la sécurité des soins 

L'Etat est un monstre, mais c'est un monstre nécessaire. Les libéraux, qui s'en méfient à juste titre, n'ont jamais su délimiter les contours de l'Etat minimal. Ce monstre d'un froid polaire et aujourd'hui aux abois crée inlassablement de "nouveaux monstres" qu'il faut considérer comme tout aussi nécessaires, en attendant mieux, mais il nous faut les domestiquer, en limiter la nuisance. ainsi en va-t-il de tous les improbables satrapes issus du Nouveau Management public et de ses représentations numérisées de la santé, comme les chefs de pôles d'activités à l'hôpital.
Tremblez, amis patients, car ce monde où vous entrez, quand vous croyez encore que le médecin à qui vous faites confiance contrôle l'organisation et la qualité de vos soins, est celui où est née et a grandi une des plus grandes incuries managériales que le management public ait jamais porté, au détriment d'un système qui était, qui reste encore par bien des aspects mais pas partout, l'un des plus fiables et l'un des meilleurs du monde. Jusqu'à quand? N'en déplaise aux niaiseries de ce président du CISS qui avait tant soutenu la loi HPST, l'hôpital est avant tout malade d'un management instrumentalisé par des arrières-pensées économiques et politiques, largement supra-nationales. Il faut d'urgence cesser de penser et de véhiculer que le pire ennemi du patient est son médecin. Le pire ennemi du patient c'est le rationnement des soins déguisé en rationalisation gestionnaire, qu'on tente de masquer par les clowneries à un fric fou de l'ANAP, pour ne citer que cette agence parmi d'autres instruments de propagande.

La fausse bonne idée et le silence des agneaux

Nul doute qu'il nous faut des chefs de pôle puisqu'il sont été créés. Il fallait bien que des collègues se chargent de ces départements réunissant de multiples disciplines, assemblées autoritairement le plus souvent dans l'amateurisme total et rationalisé ensuite. C'est que tout cela s'est fait "en ne voulant voir qu'une seule tête", sous injonctions autoritaires, allant jusqu'à imposer le dogme dans la très brejnevienne AP-HP de créer des pôles à cheval sur plusieurs hôpitaux très éloignés mais  constitutifs de ses Groupes hospitaliers ubuesques, aussi énormes qu'ingérables et tueurs de motivations au quotidien. Dans le silence général des agneaux, hormis quelques soubresauts d'irréductibles résistants, les changements de Direction Générale et de président de CME furent à chaque fois la redécouverte bien déniaisante que l'herbe plus verte qu'on nous promettait n'était que du gazon artificiel.
Dans une stratégie du "glaive et du bouclier", ou si l'on préfère, du négociateur et du porte-flingue, certains d'entre nous doivent absolument participer à ce système d'organisation en pôles, tout en sachant qu'il écarte résolument des processus de décision et d'information tous les professionnels dont les responsabilités se situent au dessous de ce niveau de gouvernance. La récente enquête des intersyndicales de médecins des hôpitaux sur les pôles, alors que l'establishment, allié aux conférences de présidents de CME et aux fédérations refusait de consulter les médecins, est sans appel. Les conséquences pour les malades sont désastreuses comme en témoigne l'article collectif des Dr Blouses, "l'hôpital malade de l'efficience".

De la destruction des compétences à l'amnésie organisationnelle

Chaque jour les équipes fragilisées désapprennent un peu plus à travailler ensemble, les mécanismes auto-régulés de prévention des risques dans les collectifs professionnels autrefois bien rodés s'effritent dangereusement dans la confusion idéologique entre le "métier" et la "fonction" d'un individu au sein d'un équipe de soins.  C'est que cette confusion mentale sous-tend le mythe, essentiel à toute politique de rationnement, de la gestion centralisée des "ressources humaines" à l'hôpital, voire de leur "ré-ingénierie" dans le système de santé. Les conséquences restent d'importance très variables selon les inégalités de dotation et les restructurations, rendues toujours plus opaques en situation de raréfaction des ressources. On lira avec profit le livre de Paule Bourret "prendre soin du travail" qui montre comment l'emprise croissante du management centralisé des ressources humaines dans l'organisation des soins produit une destruction des compétences d'équipe tout en le rendant invisible.

Tous les hôpitaux sont égaux mais certains sont plus égaux que d'autres. Voilà une des raisons pour lesquelles les agneaux de la si orwellienne ferme hospitalière* restent collectivement muets, guettant l'opportunité de la survie et les effets d'aubaine.
On sait qu'en France ce "niveau de gouvernance" par les "résultats"  n'a pas été déterminé selon les règles du bon management mais selon les pires errances du couple cost killing et du reporting mis entre les mains d'apprentis sorciers. C'était une des fonctions majeures de la T2A. Il fallait avant tout casser les résistances des professionnels, les dresser les uns contre les autres, disqualifier en archaïsme organisationnel et en corporatisme leur vision de la qualité des soins et de l'intérêt individuel du patient. Cette approche humaniste devait être combattue car radicalement opposée par nature aux pulsions utilitaristes des politique publiques de santé en quête d'ajustement. A l'évidence, comme le noterait un étudiant en MBA de première année, on a ignoré la plupart des notions clés qu'il aurait fallu considérer en santé: l'organisation créatrice de connaissances, la place des praticiens réflexifs (Argyris,  Schön, Senge), la filière intégrée ou "chaîne de valeur" (Michaël Porter), les compétences fondamentales de l'organisation (Mintzberg, Ouchi, Hamel et Prahalad), l'évitement nécessaire des filières industrielles inversées (John K. Gabraith). Une filière "centrée patient ", ce serait tout le contraire du bed management et du déstockage incohérent des patients au détriment des "parcours" centrés sur le résultat clinique pour le patient, les "microsystèmes" au contact du public (James B. Quinn), et enfin sans prétendre être exhaustif, la gestion des risques, la vraie, telle que l'évoque Christian Morel dans les décisions absurdes (1 et  2).

Ainsi nous avons créé encore et encore de nouvelles couches au déjà si stupéfiant et si coûteux mille-feuille bureaucratique français, gérées par les nouveaux monstres:  les directeurs d'ARS, de titanesques groupes hospitaliers "Titanic" et les chefs de pôle. Mais répétons le, ils sont aujourd'hui, quoiqu'on en pense des monstres nécessaires tout comme l'Etat léviathan de Hobbes.
Si l'objectif était de tuer l'organisation en se prosternant devant le veau d'or de la "destruction créatrice" et en prétendant la maîtriser, il est en passe d'être atteint. Pour mettre quoi à la place?

Les chefs de pôle: proposition d'idéaux-types

On sait que le fonctionnement des pôles d'activité ne dépend que très partiellement de leur chef. Ceux-ci n'ont pas beaucoup de pouvoir, surtout depuis la loi HPST. Tout comme son nouveau maître, le directeur d'hôpital, le chef de pôle à la française est un tyranneau impuissant vers le haut et tout puissant vers le bas. Il a cependant, faute de délégations réelles de gestion, encore beaucoup moins de pouvoirs que le directeur d'hôpital lui-même placé aujourd'hui sous les fourches caudines de l'agence. On trouvera bien sûr ça et là dans l'hétérogénéité des situations françaises quelques pôles qui fonctionnent bien et aussi de "bons" chefs de pôles. Mais dans la majorité des cas, le pôle sert essentiellement à épaissir la pyramide bureaucratique et à constituer un écran assez opaque pour déployer les nouvelles méthodes de comptabilité et de contrôle de gestion, alors qu'il aurait pu s'agir d'un véritable niveau de gouvernance médicalisée. Les couches du nouveau mille-feuille sont traversées de nouveaux "tuyaux d'orgue" puisqu'on a aggravé le cloisonnement en "boite à œufs" professionnelles qui ne doivent pas se toucher entre médecins et paramédicaux. Seul l'exécutif de pôle (médecin chef de pôle qui ne connaît pas la plupart du temps les disciplines médicales qu'il coordonne, cadre paramédical et cadre administratif de pôle), assure officiellement la coordination, pour la plus grande désorganisation des unités de soins où l'on ne sait plus concilier flexibilité et fiabilité. Seul compte le rationnement et sa dissimulation. Il n'a jamais été réellement possible, sauf exception toujours montée en épingle, de favoriser comme il fallait le faire l'intégration entre les tuyaux d'orgue différenciés des disciplines et jamais la coopération entre professionnels de santé n'a été si difficile. "Tout est contrôlé mais plus rien n'est sous contrôle" (François Dupuy). Tout le monde obéit mais personne ne commande. Il n'y a plus de pilote réel dans des équipes de plus en plus désintégrées, là ou les semi-habiles des cabinets de conseil, si grassement payés au détriment des effectifs soignants n'auront jamais compris le danger de rompre le fragile équilibre entre fiabilité et flexibilité.  Jamais les parcours de soins n'ont été aussi chaotiques du fait de l'affaiblissement constant des réseaux "d'en bas" et des collectifs de travail par les technocrates à courte vue, qu'on envisage d’ailleurs de payer au rendement.
A la fragmentation s'est ajoutée la fragmentation. L'hôpital public n'a plus de vrai pilote depuis longtemps en dehors des injonctions myopes de la maîtrise comptable. 
Pour finir, la configuration polaire à la française n'a été qu'un immense processus de glaciation du management hospitalier et n'aura servi qu'à éloigner l'immense majorité des médecins hospitaliers et des cadres soignants de la gestion et des processus de décision tout en prétendant le contraire. La perte de sens est au rendez-vous. La rhétorique managériale la masquera derrière la prise en compte des risques psycho-sociaux. Exit les vrais déterminants de la souffrance au travail, cachés derrière le même voile d'ignorance volontaire que les déterminants socio-environnementaux des hospitalisations.

Le fonctionnement d'un pôle dépend surtout de la trop rare cohérence médicale du pôle, du mode de financement, de la réglementation et de la gouvernance, beaucoup plus que d'un faux management qui n'est pas réellement un quand le dit "chef" ne connaît pas de façon intime les procédés de travail de disciplines très hétérogènes et trop souvent assemblées en dépit du bon sens. Nous proposons ici une petite typologie des chefs pôles. Il s'agit de faciliter la résistance aux enceintes mentales mises en place par l'éthiconomie managérialiste et sa démocrature sanitaire. La réalité est toujours un hybride des idéaux-types qui en soi ne sont ni purs, ni impurs, ni bons, ni mauvais. Ils peuvent juste servir de grille de lecture.

« Il n’y a qu’un seul moyen de tuer les monstres : les accepter » Julio Cortázar


1. Le mandarin


Il a son bâton de maréchal. Soucieux de préserver sa place au ciel ou au moins sa renommée, il peut être enclin à une forme d'altruisme. Il pourrait paraître peu dangereux s'il ne risquait de camper sur des valeurs devenues inopérantes.
Il peut ainsi être très dangereux s'il cultive le mépris si fréquent dans l'aristocratie républicaine des parties prenantes non titrées, issu dans sa version récente du modèle des CHU de 1958. Ce modèle, si fécond au début est aujourd'hui terriblement obsolète. S'il est atteint d'un excès de suffisance, comorbidité fréquemment associée à l'hospitalo-centrisme, le mandarin qui croit qu'il n'en est pas un est souvent "à la fois suffisant et insuffisant", pour paraphraser Talleyrand.

2. Le politique


Il attend sa promotion à de plus hautes fonctions médico-gestionnaires et soigne son CV pour sa future carrière. Il est peu dangereux si vous êtes protégés par d'autres, car il ne fait pas grand chose sous son mandat. Il peut vous aider si vous servez ses intérêts et adhérez à son clan. Vous pouvez aussi choisir de vous associer à son ascension. Ne vous hasardez pas à trop l'agacer avec des demandes que vous ne savez plus à qui d'autre adresser.

3. Le prédateur

Il a le pouvoir et juste le temps d'étendre son empire au détriment des autres activités. Il est là pour cela et est de ce fait très dangereux et sans pitié pour les faibles. Faites vous protéger de toute urgence ou fuyez. Vous pouvez aussi guetter les effets d'aubaine et les dépouilles du malheureux voisin. Rappelons que tout ceci se fera sans aucune considération pour les besoins de soins, ceux-ci étant désormais sous la responsabilité de l'agence régionale, les gestionnaires médicaux et administratifs de l'hôpital sont sommés de s'en laver les mains. Ne vous hasardez pas à évoquer les besoins de soins d'un territoire, ce discours suffirait  à vous disqualifier. Le SROS-PRS veille sur vous; dormez et faites confiance.

4. Le gestionnaire

Il est acquis aux croyances du management officiel dont il est un bon et loyal serviteur. Il s'est proposé pour suivre les modèles en vigueur et se prend pour un capitaine d'industrie, un gestionnaire de portefeuilles d'activités. Il ne croit qu'à votre performance et à la matrice du Boston Consulting Group. Il y a des unités stars, des unités vaches à lait, des unités points d'interrogation et des unités poids morts. Très dangereux. Soignez vos indicateurs et vous survivrez.

Il nous faut pourtant des chefs de pôle et je ne crois pas à la politique de la chaise vide. Mais gardons nous bien des matons de Panurge et ne soyons pas dupes.

Le système formé par les managers de santé et leurs créatures polaires, cette triste alliance des intégrateurs bureaucratiques et des faux marchands mal régulés que nos élus et leurs experts ont mis à la tête des nouvelles divisions de la production hospitalière n'a-t-il pas encore assez montré son talent d'incompétence?

«La volonté de renoncer à son indépendance, de troquer le témoignage de ses sens contre le sentiment confortable mais déformant la réalité, d'être en harmonie avec un groupe, est l'aliment dont se nourrissent les démagogues.» Paul Watzlawick

L'Etat prédateur contre les professions: la T2A, ou la gestion des soins de santé à portée ds caniches

La T2A n'est ni bonne ni mauvaise en soi, c'est avant tout un outil de management qui, pour paraphraser Céline,  met la gestion des soins "à portée des caniches". Elle ne prend son sens qu'étroitement intriquée au management stratégique "d'en haut", à cette gouvernance bureaucratisée et démédicalisée par la loi HPST et à un faux système de performance fondé sur des indicateurs myopes. Elle feint d'associer les usagers contre le bouc émissaire médical alors qu'elle en fait un "client", paradoxalement bras armé des réformes comme il est devenu le bras armé de l'actionnaire dans la gouvernance d'entreprise.  Deux mythes principaux sous-tendent le modèle officiel. Machiavel n'y croit guère, mais il permet aux politiques d'enfumer le rationnement inavouable derrière la rationalisation:

1. le mythe jacobin d'une science positive de la santé publique qui justifie la "direction par objectifs" et la "gestion par les résultats", l'inscription des politique publiques de santé dans le cadre de la LOLF. Le management au service de "l'Etat stratège" décrit alors une "fonction de production" de l'action publique qui se donne pour objectif la santé - "Bien-être". Cette fonction pourra alors se décliner jusqu'au niveau micro-économique en transformant toute la régulation en systèmes d'incitatifs pour les "producteurs" asservis. C'est le retour de Le Chapelier et de la haine des professions. Cette production là est un modèle systémique et totalitaire plus que marchand. La nouvelle santé se confond avec le bonheur des peuples , objet de la politique depuis Aristote. Machiavel utilitariste qui met en avant l'intérêt d'une population  l'emporte sur Hippocrate humaniste qui défend l'intérêt du patient qui lui a fait confiance. Le médecin est devenu un "agent double" entre le directeur et son patient.

2. le mythe de la concurrence efficiente appliquée aux soins de santé
Le mythe de l'idiot rationnel égoïste et calculateur est appliqué sans limites aux professionnels de santé et l'on privilégie les incitatifs extrinsèques prévus par les économistes orthodoxes au mépris de motivations intrinsèques. Seuls les managers intermédiaires formatés par les écoles officielles dites de "santé publique" semblent y croire vraiment.

Les analyses critiques de la loi HPST y voient tantôt les défaillances du marché et tantôt le défaillances de la bureaucratie. Ce qu'il faut y voir c'est l'alliance d'un Etat qui se fait prédateur de ses services publics et du marché. Le marché profite de ses dépouilles lorsque les Etats prônent non seulement des pseudo-marchés internes à l'organisation (T2A) une vraie marchandisation (offre de soins et assurances maladie) mais n'est pas l'initiateur du mal.
Le mal est sans doute que les élus promettent plus qu'ils ne peuvent tenir, font de mauvais choix dans le cadre du "marché politique" (problème des courbes d'indifférence, des bénéfices concentrés et coûts diffus), alors qu'ils sont soumis à des injonctions délétères des organisations internationales leur laissant très peu de marges de manœuvre?

Voir le communiqué du MDHP: changement de pilote ou changement de gouvernance?

Au delà de la gestion calamiteuse de l'AP-HP, voici mon petit complément au communiqué du MDHP, que je partage.

Le management public est aujourd'hui en guerre contre les professionnels, en particulier mais non exclusivement contre la médecine. Cette guerre n'a pas toujours existé sous cette forme et avec cette intensité.

Le management est en soi une bonne chose si c'est un ensemble de recettes applicables, sans modèle unique, pour gérer son ménage, son organisation ou son pays. Le "no best way" d'Henry Mintzberg doit s'imposer face au "one best way" taylorien.
Considéré comme tel, comme livre de recettes qui peuvent marcher en de bonnes mains ou comme bon couteau suisse, le management gagne à s'appuyer sur l'économie, la théorie des organisations, la sociologie des organisations de professions, du travail et de l'action publique, l'anthropologie, la sémiotique, etc. etc.

Le problème vient de l'instrumentalisation du management par les politiques publiques dans un contexte de rationnement régulé par les institutions internationales, par les appareils idéologiques de santé et par les divers coalitions qu'ils représentent. Chacune des coalitions cherche à contrôler l'agenda politique pour favoriser sa survie, son expansion et son contrôle de l'environnement.

1. Les liens entre médecine et politique ont toujours été à la fois complexes et tendus.
Dans l'antiquité, la médecine hippocratique a pu servir de modèle aux constructions philosophiques sur les rationalités chez Platon et Aristote. Le médecin est toujours en opposition avec les sophistes et les charlatans. Platon signale la supériorité dangereuse, en de mauvaises mains, de la rhétorique sur le discours médical pour convaincre le public. Pour bien soigner, le médecin devrait avant tout maîtriser la rhétorique.

2. Le management public français est issu "à l'époque du règne de Philippe le Bel de la captation, au bénéfice de la monarchie naissante, des structures du Droit canon, droit de l'Eglise et du sacré" dont les experts ont tiré la légitimation originelle du "service public" au départ sous la responsabilité de droit divin du roi, puis de l'Etat républicain.

3. La révolution supprime le droit divin mais garde l'essence quasi religieuse du service public, sous la nouvelle légitimation du "positivisme scientiste" jacobin. Ce modèle n'est sans doute pas seulement français et on doit peut-être le considérer pour les autres pays de culture latine notamment dans la perspective de l'organisation rationnelle légale de Max Weber.
Signalons que l'ALASS s'oppose ainsi à une vision trop anglo-saxonne de l'organisation des systèmes de soins, fondée notamment sur l'économisme des contrats, des coûts de transaction et la théorie de l'agence.
Après l'épisode de fermeture des facultés de médecine en 1793, l'enseignement de la médecine et la réglementation de son exercice seront rétablis.

4. La dernière étape correspond à l'intervention des sciences humaines dans l'action publique (Patrick Gibert), à la substitution progressive de l'expertise des sciences sociales et de l'ingénierie aux choix politiques dépendants des parlements.
« la technologie de l’action publique, c’est la maîtrise des sciences sociales et non celle du droit ». Patrick Gibert.  L'impact majeur de cette révolution managérialiste sur la régulation est soulignée par Kervasdoué: 
« Tout mécanisme de régulation est une théorie du changement social.» Jean de Kervasdoué. Machiavel dispose enfin d'un arme de destruction massive contre l'autonomie de médecins qu'il peut soumettre au "Prince".
Le "nouveau management public" se traduit à la fois par l'extension du pouvoir des experts, par la définition d'une "double fonction de production" de l'action publique et par l'introduction de mécanismes de pseudo-marché dans des secteurs non marchands, sous la pression de l'économisme et des institutions internationales. Ce dernier associe le mythe de "l'idiot rationnel" d'Amartya Sen à celui du libre marché efficient. Le poids des néo-conservateurs américains se traduit par le remplacement d'un libéralisme économique fondé sur le libre échange par ce qu'on nomme parfois "néo-libéralisme" fondé sur la concurrence encadrée par l'Etat dont la seule fonction acceptable serait de réguler le terrain de jeu du marché.

La pyramide bureaucratique : la quintescence du mal hospitalier


Après ce préambule revenons à la catastrophe managérialiste qui a frappé les hôpitaux français. L'ampleur du drame de l'AP-HP n'est lié qu'à l'effroyable épaisseur de sa pyramide qui aveugle ses dirigeants par l'incapacité induite de la moindre remontée du travail réel de terrain.
Un hôpital normal, à taille humaine (peut-être de 200 à 600 lits?),  permettait à chaque médecin, chaque cadre et presque chaque agent qui le souhaitait de rencontrer régulièrement le directeur, le président de la CME, le coordinateur général des soins des soins pourvu qu'ils ne restent pas enfermés dans leur tour d'Ivoire, pourvu aussi que les managers ne changent pas tout le temps en invoquant l'héritage. La théorie des jeux enseigne qu'on ne peut pas aisément trahir deux fois au même endroit.

Comment ce grand gâchis des compétences hospitalières a-t-il été possible? Comment a-t-on créé si vite ce que le bon management nomme "talent d'incompétence" et "amnésie organisationnelle"? Qu'est -ce qui a entraîné le grand désenchantement hospitalier signalé dans le rapport Couanau? Comment a-t-on pu laissé monter en généralité exterminatrice la part de vérité incontestable du constat que l'hôpital était devenu une "bureaucratie au service de ses agents" (Kervasdoué: "l'hôpital vu du lit"), à coté de cette autre part de vérité fondée sur le constat que la véritable efficience, la qualité et la sécurité reposent sur des équipes autonomes, reconnues, stables, soudées par des objectifs partagés, formées et motivées? Qu'est ce qui fait que les médecins et les autres soignants ne se reconnaissent aujourd'hui ni dans les valeurs, ni dans les missions, ni dans la vision des nouveaux "entrepreneurs de morale" et de "responsabilité populationnelle" de santé?

Genèse de la grande gidouille sanitaire


Cette grande gidouille managériale de santé, l'AP-HP n'en était que le laboratoire d'essai, le préfigurateur exquis aurait peut-être dit Alfred Jarry à la vue de sa calamiteuse gestion. Ce grand laboratoire de recherche 'pataclinique appliquée tient surtout à la mise en place des sept étages de la nouvelle pyramide ap-hpienne, si bien décrites dans leur fonction de dérèglement - aveuglement général par Bernard Granger (l'AP-HP dans la tempête). Notons sans surprise que certains de groupes hospitaliers trouvent encore moyen de rajouter des intermédiaires, sans doute dans le but d'accélérer la décomposition. En voici les étapes:

1. La maîtrise des dépense de santé induit un rationnement des soins source d'inégalités croissantes et de menaces sur une santé accessible et solidaire

2. Les élus promettent plus qu'il ne peuvent tenir pour être réélus et ne peuvent avouer que la crise de l'Etat providence encadrée par l'OCDE et le droit européen ne peut les conduire qu'à augmenter des inégalités insupportables dans l'accès aux soins.

3. Le management a été confié à un corps de directeurs, une "profession de l'état providence"** qui s'est constituée en fédérations de "managers de santé" et qui a écarté systématiquement les médecins de la direction des établissements et des agences. En arroseur arrosé, ce corps prend aujourd'hui de plein fouet la guerre à outrance contre le management entreprise par la corporate governance. La gouvernance d'entreprise est avant tout une théorie de la reprise de contrôle des managers par les payeurs (actionnaires ou gouvernement).

4 La grande mutation de l'action publique: de l'organisation légale rationnel au pouvoir des experts
L'action publique est aujourd'hui fondée sur une rationalité systémique que nous pouvons résumer ainsi. Intégration des fonctions de production des entreprise et service à une "double fonction de production" de l'action publique (Patrick Gibert). Cette fonction repose sur le postulat d'une rationalisation générale de l'action publique. Pour certains il s'agit de la généralisation aux sciences humaines de la notion de positivisme scientiste d'Hayek dans son célèbre texte sur l'Ecole Polytechnique. En pratique la LOLF ferme les enveloppes et les soumet à la double logique de la bonne vieille direction par objectif (Peter Drucker) et de la gestion axée sur les résultats, qui repose sur une réorganisation divisionnelle (Mintzberg). Les pôles à la française, pour peu qu'ils aient eu une véritable délégation en centre de résultats et non seulement de coûts, auraient été la parfaire illustration de la transition d'un organisation professionnelle à une organisation divisionnelle axée ici sur de pseudo-résultats.
(Note nous n'excluons pas que des pôles intelligents et médicalisés dans leur conception auraient pu apporter une amélioration au regard des micro-services dont la balkanisation n'était pas justifiée par la protection de compétence clés. Hélas l'organisation polaire et caporalisée à la française n'a entraîné un gel accéléré de la banquise managériale).

5 L'état providence en crise part en guerre contre les professions et s'allie avec le marché (offre de soins, cabinets de conseil, information médico-économique et assurances, liste non exhaustive)

Les professionnels, en particulier les médecins, ont été identifiés par l'action publique et les "professionnels de l'Etat providence" ont dès lors été considérés comme le principal obstacle à l'innovation organisationnelle. C'est que le directeurs, qui se considèrent comme les représentants du "bien commun" ont été transformés en "agents" sous contrôle quasi hiérarchique des "principaux" des agences selon la théorie du même nom. Cette évolution crée une crise majeur entre administration et le corps médical qu'on a progressivement éloigné de la gestion avec une accélération dramatique lors de la mise en place des pôles, hormis quelques positions qui sont dans la plupart des cas plus des simulacres que des positions de coordination réelles . 
Personne ne peut être contre le changement qui est selon Héraclite la chose la plus permanente qui soit, mais cette "innovation disruptive", qui a pour objet de "sidérer" les acteurs est fondée sur un modèle désastreux de faux résultats,  les "groupes homogènes de malades". Ces résultats myopes, qui ne prennent en compte que très peu des véritables déterminants des hospitalisations et des coûts réels induits par le soins, impactent toute la réorganisation des activités. La réorganisation ignore les compétences clés des organisation soignantes qu'elle détruit, et ne se fonde que sur le marketing et les business models issus de l'analyse de ce pseudo-marché.
La T2A n'a pas que des défauts. Tous les modèles de financements sont mauvais, ne doivent être considérés qu'au regard de l'alignement des niveaux de gouvernance voulus par l'action publique. La T2A met bien la gestion des soins "à portée des caniches ", d'où une grande partie de son succès, en dehors des quelques naïfs qui croient encore qu'il s'agit d'un vrai marché.

Dans les CHU persiste une logique d'organisation universitaire la médecine scientifique négociant sans cesse avec la médecine gestionnaire et le management une reconfiguration de ses prérogatives. Ceci se fait conformément aux observations de Freidson au détriment d'une catégorie de cliniciens de  base devenus simples producteurs de processus conçus ailleurs dans une version modernisée des bureaux de méthodes de Taylor, matinée de toyotisme et bien empaquetée par la sophistique managériale.

Ce n'est qu'après cette longue explication, après avoir rappelé qu'une entreprise qui ne sait identifier, valoriser et développer ses compétences fondamentales est morte, ce n'est qu'après avoir encore insisté sur l'implication nécessaire des médecins dans la gestion dès le premier niveau de gouvernance, c'est à dire le collectif de soins au contact du patient qu'il sert, que je me permets de diffuser ce billet d'humeur et de réflexion sur les chefs de pôle à la française.

Ceux d'entre eux que j'estime et ils sont très nombreux, car nul ne peut pratiquer la politique de la chaise vide même dans un milieu managérial aussi ubuesque et hostile aux médecins, me comprendront et me pardonneront.

"Ce que l'on croit ou espère nécessairement vrai ou juste revient toujours comme vérité éternelle après être passé à travers le système digestif de l'ordinateur." Paul Watzlawick



"Si la liberté de parler reste à l'abri des formes grossières de contrainte, on assurera l'uniformité d'opinion par un terreur morale que sanctionnera sans restriction la pruderie sociale." 
Charles Sanders Peirce "Comment se fixe la croyance". 1878


*Allusion et citation adaptées de "la ferme des animaux" de George Orwell
** Une profession de l’État providence, les directeurs d’hôpital. François-Xavier Schweyer



dimanche 10 novembre 2013

La DGère de l'AP-HP victime de la grande gidouille hospitalière - La formule d'Ubu


«Rien n'est plus semblable à l'identique que ce qui est pareil à la même chose.» Pierre Dac

« Face au monde qui change, il vaut mieux penser le changement que changer le pansement. » Francis Blanche

« Quand les parents ont un projet, les enfants ont un destin.»  Jean-Paul Sartre

1. Position du problème et formule d'Ubu


La directrice générale de l'AP-HP vient d'être débarquée et remplacée par Martin Hirsch. Pourtant, le président de la CME de l'AP-HP, le Pr. Loïc Capron, la vice-présidente Anne Gervais, le Pr. Bernard Granger, coanimateur du Mouvement de défense de l'hôpital public  et le Pr. Philippe Juvin considèrent avec beaucoup d'autres observateurs et avec des opinions variables sur la qualité de sa gestion, qu'elle joue ici le rôle du parfait bouc émissaire dans la triste affaire du projet de l'Hôtel-Dieu.

Comment expliquer ce malaise profond qui traduit bien, quelles que soient les convictions et obédiences professionnelles, politiques ou syndicales de chacun, un désenchantement croissant de la communauté médico-soignante de l'AP-HP?

Nous proposons ici une analyse 'pataclinique à ce phénomène, que nous espérons à la fois suffisamment grotesque et sérieuse. Elle est composée de quelques variations énigmatiques sur le thème de la "gidouille", fondées sur un cadre conceptuel très robuste, dit formule d'UBU:


Paradigme de la santé "Bien-être" 
+ Rationnement des soins 
+ Rationalisation industrielle des soins 
+ Mythe du marché efficient

2. Genèse de la "pensée managériale de marché" ou la mise en gestion des soins "à portée des caniches". 

Histoire de faussaires: faux résultats, faux produits, faux processus, faux marché et fausses compétences... La faisabilité politique de l'ajustement des dépenses, entendre ici le rationnement des soins, a conduit l'action publique encadrée par la LOLF à se représenter partout les "résultats" de sa "fonction de production". Ainsi en est-il de la T2A à la française qui a prétendu représenter la production des soins par des groupes homogènes de malades. Sa sophistication absurde jointe à l'absence de régulation de ses effets pervers ne pouvait conduire qu'au sacrifice progressif des compétences fondamentales de l'organisation soignante, au fétichisme des coûts des faux "produits" qu'on a inventé à la hâte à partir de simples outputs de sortie de système pour justifier un fonctionnement en pseudo-marché conforme à la doxa.

Au commencement était l'élu.

Et l'élu devait être réélu.

Il devait réduire les dépenses de santé

Alors l'élu créa le programme d'ajustement

Du programme naquirent les objectifs

Des objectifs naquirent les résultats cyclopes*

Des résultats naquit le nouveau management

Du management naquit la fonction de production

Le produit fut nommé groupe homogène de malades

Et les produits furent vendus aux assureurs

Le management et les assureurs conçurent le pseudo-marché

Le marché fut nommé besoins de santé

Ainsi fut inventé le business model public

Ses prêtres le baptisèrent modèle médico-économique

Le marketing d'Etat se fit prédateur du savoir des Asclépiades

Et l'élu le nomma démocratie sanitaire.

C'est ainsi qu'advint la gidouille.


*variante: indicateurs myopes


3. Adaptation à toute configuration hospitalière: la genèse de la gidouille hospitalière


Au commencement était le plan.

Et puis vinrent les hypothèses.

Et les hypothèses étaient sans forme.

Et le plan était sans fondement.

Et les ténèbres étaient sur la face des médecins et de tous les soignants.

Et ils parlaient entre eux en disant:

"Il s'agit d'un tas de conneries et il pue déjà".

Et les médecins s'en allèrent voir leurs chefs de pôle, les soignants leurs cadres, et ils dirent:

"Il s'agit d'un seau de fumier et nul ne peut en supporter l'odeur."

Et les chefs de pôle joints aux cadres allèrent vers leurs directeurs d'établissement et dirent:

"Il s'agit d'un conteneur d'excréments et il est si fort que nul ne peut demeurer à proximité."

Et les directeurs d'établissement s'en allèrent vers leurs directeurs de Groupes Hospitaliers, en disant:

"Il s'agit d'un navire d'engrais, et nul ne peut en supporter la force."

Et les directeurs de GH parlaient entre eux, se disant les uns aux autres,

"Il contient un principe qui aide la croissance des activités et il est très fort."

Et les directeurs de GH allèrent vers les Directeurs adjoints du siège, et leur dirent:

"Il favorise la croissance et est très puissant."

Et les Directeurs adjoints s'en allèrent vers le Directeur Général, en lui disant:

"Le nouveau plan favorisera la croissance des parts de marché et la vigueur de la société, avec des effets puissants."

Et le Directeur Général regarda le plan et vit que cela était bon.

Et le plan est devenu politique.

C'est ainsi que la gidouille advint.


4. Traduction non adaptée: la genèse du bullshit management


Au commencement était le plan.

Et puis vinrent les hypothèses.

Et les hypothèses étaient sans forme.

Et le plan était sans fondement.

Et les ténèbres étaient sur la face des travailleurs.

Et ils parlaient entre eux en disant:

"Il s'agit d'un tas de conneries et il pue déjà».

Et les ouvriers s'en allèrent voir leurs chefs d'équipe et dirent:

"Il s'agit d'un seau de fumier et nul ne peut en supporter l'odeur."

Et les chefs d'équipes allèrent vers leurs gestionnaires et dirent:

"Il s'agit d'un conteneur d'excréments et il est si fort que nul ne peut demeurer à proximité."

Et les gestionnaires s'en allèrent vers leurs administrateurs, en disant:

"Il s'agit d'un navire d'engrais, et nul ne peut en supporter la force."

Et les administrateurs parlaient entre eux, se disant les uns aux autres,

"Il contient un principe qui aide la croissance des semences et il est très fort."

Et les administrateurs allèrent vers les vice-présidents, et leur dirent:

"Il favorise la croissance et est très puissant."

Et les vice-présidents s'en allèrent vers le président, en lui disant:

"Le nouveau plan favorisera la croissance et la vigueur de la société, avec des effets puissants."

Et le président regarda le plan et vit que cela était bon.

Et le plan est devenu politique.

C'est ainsi que la merde* advint.


Variante d'Alfred Jarry: "merdre"

5. La source: "How a plan becomes policy"

In the beginning was the plan

Au terme de cette lecture, vous avez compris que la 'pataclinique est une affaire sérieuse et une formidable protection intellectuelle contre la sophistique managériale.

« Changement d’herbage réjouit les veaux. » Proverbe berrichon
« Le changement de chef fait la joie des sots. » Proverbe roumain

Brève bibliographie sérieuse


The core competence of the corporation. G Hamel & CK Prahalad 
(attention à ne pas sacrifier les compétences fondamentales de l'organisation au fétichisme du coûts des faux "produits" qu'on a inventé à la hâte pour justifier un fonctionnement en pseudo-marché)
Le mystère de l'assemblage des compétences clés dans l'organisation: "une sorte de bleu"
(exercice: définir les compétences fondamentales mises en oeuvre dans ce sextet de Miles Davis)

Mintzberg: grandeur et misère du management stratégique
http://hbr.harvardbusiness.org/1994/01/the-fall-and-rise-of-strategic-planning/ar/1
Fiche de lecture CNAM

Mintzberg - Des managers, des vrais, pas des "MBA"
http://www.editions-eyrolles.com/Livre/9782708130845/des-managers-des-vrais-pas-des-mba
Extraits: http://www.scribd.com/doc/49700751/Des-Managers-Des-Vrais-Pas-Des-MBA
Fiche de lecture CNAM

Jean-Pierre Boutinet - Anthropologie du projet - PUF . Paris 1990 - Site de l'auteur - Couverture
http://www.unige.ch/fapse/life/livres/alpha/B/Boutinet_1993_A.html

samedi 21 septembre 2013

Vente de la sécu par appartements: la Cour des comptes préconise « un nouveau partage des rôles » entre la Sécurité sociale et les complémentaires...


L'art d'ignorer la solidarité

« Les coûts administratifs sont généralement plus élevés dans les pays où l’assurance privée prédomine. »
«..., les pays où les inégalités sont les plus faibles en matière de santé tendent aussi à afficher un meilleur état de santé moyen, comme c’est le cas en Islande, en Italie et en Suède. »
« La marchandisation dérégulée des systèmes de santé les rend très inefficaces et très coûteux ; elle accentue les inégalités et conduit à des soins de qualité médiocre, voire parfois dangereux.» 

S'il vous manquait encore une raison lisez et Signez l'appel pour sauver la sécu!

La lecture du Rapport annuel de la Cour des comptes sur l'application des lois de financement de la sécurité sociale (2013) m'a invité à détourner un dessin de Matson consacré aux bonus et à l'économie américaine (voir l'original)


« L’opinion doit apprendre à tolérer l’inégalité comme moyen d’atteindre une plus grande prospérité pour tous. » Lord Griffiths, vice-président de Goldman Sachs, The Guardian, 21 octobre 2009.

Les propositions et arrières pensées réformatrices à peine masquées du rapport de la Cour des Comptes ont été reprises avec beaucoup d'insistance par "Les Echos". Les pompiers pyromanes du système de santé ne changent pas de cap, c'est modèle du marché régulé ("regulated market model") censé favoriser l'efficience.
" La Cour va plus loin en proposant « un nouveau partage des rôles » entre la Sécurité sociale et les complémentaires. Dès lors que le gouvernement affiche son intention de généraliser l'accès aux mutuelles à l'intégralité de la population, on pourrait « à terme »envisager « la suppression de l'intervention de l'assurance-maladie obligatoire pour l'optique et sa prise en charge au premier euro par les complémentaires », estiment les sages de la Rue Cambon.
On sait à quel point de puissants lobbys soutiennent la marchandisation des assurances maladies. Citons en premier lieu l'Institut Montaigne (Claude Bébéar: AXA...) avec ses actions très soutenues à destination des appareils idéologiques de santé, comme la Cour des comptes, et toujours en faveur des complémentaires santé.

Le schéma ci-dessous permet de mettre en place les acteurs et les rapports entre acteurs au sein des nouveaux consortiums envisagés: un assureur unique = la "sécu", comme en France, et plusieurs assureurs = assurances privées en concurrence, sous forme de "réseaux de soins coordonnés", dont on met en avant le caractère quelquefois "mutualiste", concept qui reste pourtant à clarifier dans le contexte européen.
Rien ne prouve que le système multi-assureur soit efficient ni source d'une meilleure qualité des soins; au contraire, de nombreux arguments plaident contre, repris d'ailleurs par des analyses comparatives de l'OCDE (1), souvent plus beaucoup plus pondérée dans ses avis que nos prétendus "experts" français.




Mais le paquebot du prétendu "plan de sauvetage" de la sécu semble irrémédiablement lancé:

Il suffit de prendre un ou deux boucs émissaires, le champ de l'optique et la question du "reste à charge", et hop! La rhétorique managériale de marché a gagné! Il sera facile ensuite d'étendre le modèle à d'autres types de soins comme la réadaptation, les soins chroniques, l’accompagnement des personnes en perte d'autonomie ou d'autres domaines pour lesquels on estimera à tort suivant le mot du vice-président de Goldman Sachs que la prospérité de tous justifie des inégalités que Rawls qualifierait "d'acceptables". Improductifs, gare à vous!

La crise est avant tout politique. Les élus promettent plus qu'ils ne peuvent tenir. Ils tentent d'être réélus tout en masquant derrière la novlangue managérialiste un rationnement des soins qui vise à réduire les dépenses de santé. leurs méthodes semi-habiles induisent des inégalités de santé inacceptables en terme d’accessibilité, de solidarité et, à l'évidence, d'efficience.  Professionnels, directeurs et patients sont accablés au quotidien par l'hypertrophie bureaucratique et caporalisée de la planification descendante et du reporting. Le manager est devenu un fusible, la malade est un produit à court terme, le médecin un petit technicien de santé qu'il faut "inciter" au service de prétendus process industriels qui, en dehors de rares situations standardisables restent en réalité une vue de l'esprit destinée à justifier le rationnement. Même si les élus ne croient pas plus que cela au "mythe du marché efficient" (Mintzberg), ils croient qu'à court terme, le meilleur moyen de réduire la dette est de marchandiser tout à la fois l'offre de soins et les assurances santé. C'est une pensée politique à court terme induite par la crise actuelle qu'on peut se résumer ainsi:
  • Transition sanitaire, à la fois technologique, épidémiologique et sociologique
  • Révolution digitale et méthodes industrielles de logistique (supply chain) appliquées aux systèmes de santé sur des modèles de résultats artificiels (output myopes et non outcome)
  • 2ème mondialisation (Daniel Cohen "Trois leçons sur la société post-industrielle")

Loi HPST: l'art d'ignorer la démocratie


En France, la loi HPST n'instaure pas la démocratie mais bien une démocrature sanitaire. Elle semble avoir conféré tous les pouvoirs aux "managers de santé" que ceux-ci réclamaient de longue date au nom de l'efficience gestionnaire. Ce pouvoir a une apparence, une solide chaîne de commandement issue de la direction par objectifs et de la gestion par les résultats. Il a une réalité, qui interdit de fait toute autonomie et toute décentralisation réelle dans l'organisation des soins, qui entraîne toujours plus de sous efficience et de pertes de chances, et qui est que les managers sont devenus les petits tyranneaux du rationnement des soins, impuissants vers le haut et tout puissants vers le bas.

L'alliance avec le marché n'est que de circonstance. 

Lire James K. Galbraith: "L'Etat prédateur - Comment la droite a renoncé au marché libre et pourqyoi la gauche devrait en faire autant."
Lire Didier Tabuteau: "Démocratie sanitaire - les nouveaux défis de la politique de santé"
Démocratie sanitaire  De Didier Tabuteau - Odile Jacob"La politique du salami"
Hélas, l'article de Tabuteau intitulé "Les métamorphoses silencieuses des assurances maladie" n'est pas en ligne (DROIT SOCIAL, n° 1, 2010/01, pages 85-92). 
"Le rapprochement et l’interpénétration de l’assurance maladie obligatoire et de la protection complémentaire s’inscrivent dans la même logique. Franchise après forfait, augmentation du ticket modérateur après dépassement d’honoraires, l’assurance-maladie laisse, pas à pas, dans une démarche qu’on a pu qualifier de « politique du salami », place aux organismes d’assurance complémentaire."

Mais je vous conseille très vivement de lire:


L'art d'ignorer les improductifs


Le célèbre article de John K. Galbraith intitulé "l'art d'ignorer les pauvres" pourrait-être étendu à "l'art d'ignorer les improductifs":

Avant l'invention de la rhétorique managériale de marché

A titre d’exemple voici ce qu’écrivait le directeur de l’Assistance publique en 1852 :

« Nous ne voyons pas la moindre nécessité de créer à grands frais, pour ces pauvres êtres déchus, des places dans les asiles d’aliénés. Nous serions d’avis qu’on crée, pour ces idiots, des maisons de refuge et d’hospitalité où l’on pourrait sans inconvénient et même avec avantage y réunir 600 à 800 individus. Le régime économique y serait simple et peu coûteux. Par là, on satisfait à tout ce qu’exige l’humanité et la sûreté publique ; on économiserait des sommes importantes. »

Réponse de l'administration à Bourneville, un demi-siècle plus tard:

« ces petits incurables ne justifient pas les sacrifices énoncés qu’ils demandent, et d’ailleurs l’augmentation du nombre de lits ne nous rendra pas un citoyen français utilisable à prendre parmi eux ». Il s’agit, ajoute le fonctionnaire zélé qui a écrit cette lettre, « d’enfants incurables qui, à de rares exceptions près, doivent être considérés comme des non valeurs sociales absolues ».
Source: Dr Bernard Durand. La question du handicap psychique

Après l'invention de la novlangue

« L’opinion doit apprendre à tolérer l’inégalité comme moyen d’atteindre une plus grande prospérité pour tous. » Lord Griffiths, vice-président de Goldman Sachs, The Guardian, 21 octobre 2009.

Conclusion


Je n'ai rien contre la finance qui est sans doute un des meilleurs moyens de faire passer de l'argent qui dort vers de gens qui ont des idées pour créer des biens et des services. Mais attention à ne pas libérer la "putain universelle" de Shakespeare, car elle conduit à ignorer tout souci de l'autre. Les économistes se sont approprié la santé dont ils ont fait un terrain d'expérimentation. Ils sont, pour reprendre le mot de Keynes, "au volant de notre société alors qu'ils devraient être assis sur la banquette arrière". Mais qui les a fait rois, et pour dissimuler quoi?

Notre système est l'enfant monstrueux du centralisme de défiance institué par Bonaparte et de la nouvelle technocratie pseudo-marchande qui guide l'action publique, entre le managérialisme entrepreneurial et le mythe de la concurrence régulée qui a remplacé chez les libéraux le souci de la libre entreprise. Henry Mintzberg a ainsi résumé la synergie délétère qui nous accable. : 

"L’alliance entre des entreprises qui pensent avoir le droit moral de faire ce qu’elles veulent et une théorie économique qui les conforte en érigeant en dogme le mythe du marché efficient nous a conduits à la catastrophe" Henry Mintzberg

Terminons avec Alexis de Tocqueville, doué d'une évidente intuition de la démocrature, qui résume si bien la question de la santé publique et du calcul politique des coûts d'opportunité:

« Un mot abstrait est comme une boîte à double fond ; on y met les idées que l'on désire, et on les en retire sans que personne le voie. » Alexis de Tocqueville

« Il n'y a rien de si difficile à distinguer que les nuances qui séparent un malheur immérité d'une infortune que le vice a produit.» Alexis de Tocqueville