Tremblez, amis patients, car ce monde où vous entrez, quand vous croyez encore que le médecin à qui vous faites confiance contrôle l'organisation et la qualité de vos soins, est celui où est née et a grandi une des plus grandes incuries managériales que le management public ait jamais porté, au détriment d'un système qui était, qui reste encore par bien des aspects mais pas partout, l'un des plus fiables et l'un des meilleurs du monde. Jusqu'à quand? N'en déplaise aux niaiseries de ce président du CISS qui avait tant soutenu la loi HPST, l'hôpital est avant tout malade d'un management instrumentalisé par des arrières-pensées économiques et politiques, largement supra-nationales. Il faut d'urgence cesser de penser et de véhiculer que le pire ennemi du patient est son médecin. Le pire ennemi du patient c'est le rationnement des soins déguisé en rationalisation gestionnaire, qu'on tente de masquer par les clowneries à un fric fou de l'ANAP, pour ne citer que cette agence parmi d'autres instruments de propagande.
La fausse bonne idée et le silence des agneaux
Nul doute qu'il nous faut des chefs de pôle puisqu'il sont été créés. Il fallait bien que des collègues se chargent de ces départements réunissant de multiples disciplines, assemblées autoritairement le plus souvent dans l'amateurisme total et rationalisé ensuite. C'est que tout cela s'est fait "en ne voulant voir qu'une seule tête", sous injonctions autoritaires, allant jusqu'à imposer le dogme dans la très brejnevienne AP-HP de créer des pôles à cheval sur plusieurs hôpitaux très éloignés mais constitutifs de ses Groupes hospitaliers ubuesques, aussi énormes qu'ingérables et tueurs de motivations au quotidien. Dans le silence général des agneaux, hormis quelques soubresauts d'irréductibles résistants, les changements de Direction Générale et de président de CME furent à chaque fois la redécouverte bien déniaisante que l'herbe plus verte qu'on nous promettait n'était que du gazon artificiel.
Dans une stratégie du "glaive et du bouclier", ou si l'on préfère, du négociateur et du porte-flingue, certains d'entre nous doivent absolument participer à ce système d'organisation en pôles, tout en sachant qu'il écarte résolument des processus de décision et d'information tous les professionnels dont les responsabilités se situent au dessous de ce niveau de gouvernance.
La récente enquête des intersyndicales de médecins des hôpitaux sur les pôles, alors que l'
establishment, allié aux conférences de présidents de CME et aux fédérations refusait de consulter les médecins, est sans appel. Les conséquences pour les malades sont désastreuses comme en témoigne
l'article collectif des Dr Blouses, "l'hôpital malade de l'efficience".
De la destruction des compétences à l'amnésie organisationnelle
Chaque jour les équipes fragilisées désapprennent un peu plus à travailler ensemble, les mécanismes auto-régulés de prévention des risques dans les collectifs professionnels autrefois bien rodés s'effritent dangereusement dans la confusion idéologique entre le "métier" et la "fonction" d'un individu au sein d'un équipe de soins. C'est que cette confusion mentale sous-tend le mythe, essentiel à toute politique de rationnement, de la gestion centralisée des "ressources humaines" à l'hôpital, voire de leur "ré-ingénierie" dans le système de santé. Les conséquences restent d'importance très variables selon les inégalités de dotation et les restructurations, rendues toujours plus opaques en situation de raréfaction des ressources. On lira avec profit
le livre de Paule Bourret "prendre soin du travail" qui montre comment l'emprise croissante du management centralisé des ressources humaines dans l'organisation des soins produit une destruction des compétences d'équipe tout en le rendant invisible.
Tous les hôpitaux sont égaux mais certains sont plus égaux que d'autres. Voilà une des raisons pour lesquelles les agneaux de la si orwellienne ferme hospitalière* restent collectivement muets, guettant l'opportunité de la survie et les effets d'aubaine.
On sait qu'en France ce "niveau de gouvernance" par les "résultats" n'a pas été déterminé selon les règles du bon management mais selon les pires errances du couple
cost killing et du
reporting mis entre les mains d'apprentis sorciers. C'était une des fonctions majeures de la T2A. Il fallait avant tout casser les résistances des professionnels, les dresser les uns contre les autres, disqualifier en archaïsme organisationnel et en corporatisme leur vision de la qualité des soins et de l'intérêt individuel du patient. Cette approche humaniste devait être combattue car radicalement opposée par nature aux pulsions utilitaristes des politique publiques de santé en quête d'ajustement. A l'évidence, comme le noterait un étudiant en
MBA de première année, on a ignoré la plupart des notions clés qu'il aurait fallu considérer en santé: l'organisation créatrice de connaissances, la place des praticiens réflexifs (
Argyris,
Schön,
Senge), la filière intégrée ou "chaîne de valeur" (
Michaël Porter), les compétences fondamentales de l'organisation (
Mintzberg,
Ouchi,
Hamel et Prahalad), l'évitement nécessaire des filières industrielles inversées (
John K. Gabraith). Une filière "centrée patient ", ce serait tout le contraire du
bed management et du déstockage incohérent des patients au détriment des "parcours" centrés sur le résultat clinique pour le patient, les "microsystèmes" au contact du public (James B. Quinn), et enfin sans prétendre être exhaustif, la gestion des risques, la vraie, telle que l'évoque
Christian Morel dans les décisions absurdes (1 et 2).
Ainsi nous avons créé encore et encore de nouvelles couches au déjà si stupéfiant et si coûteux mille-feuille bureaucratique français, gérées par les nouveaux monstres: les directeurs d'ARS, de titanesques groupes hospitaliers "Titanic" et les chefs de pôle. Mais répétons le, ils sont aujourd'hui, quoiqu'on en pense des monstres nécessaires tout comme l'Etat léviathan de Hobbes.
Si l'objectif était de tuer l'organisation en se prosternant devant le veau d'or de la "destruction créatrice" et en prétendant la maîtriser, il est en passe d'être atteint. Pour mettre quoi à la place?
Les chefs de pôle: proposition d'idéaux-types
On sait que le fonctionnement des pôles d'activité ne dépend que très partiellement de leur chef. Ceux-ci n'ont pas beaucoup de pouvoir, surtout depuis la loi HPST. Tout comme son nouveau maître, le directeur d'hôpital, le chef de pôle à la française est un tyranneau impuissant vers le haut et tout puissant vers le bas. Il a cependant, faute de délégations réelles de gestion, encore beaucoup moins de pouvoirs que le directeur d'hôpital lui-même placé aujourd'hui sous les fourches caudines de l'agence. On trouvera bien sûr ça et là dans l'hétérogénéité des situations françaises quelques pôles qui fonctionnent bien et aussi de "bons" chefs de pôles. Mais dans la majorité des cas, le pôle sert essentiellement à épaissir la pyramide bureaucratique et à constituer un écran assez opaque pour déployer les nouvelles méthodes de comptabilité et de contrôle de gestion, alors qu'il aurait pu s'agir d'un véritable niveau de gouvernance médicalisée. Les couches du nouveau mille-feuille sont traversées de nouveaux "tuyaux d'orgue" puisqu'on a aggravé le cloisonnement en "boite à œufs" professionnelles qui ne doivent pas se toucher entre médecins et paramédicaux. Seul l'exécutif de pôle (médecin chef de pôle qui ne connaît pas la plupart du temps les disciplines médicales qu'il coordonne, cadre paramédical et cadre administratif de pôle), assure officiellement la coordination, pour la plus grande désorganisation des unités de soins où l'on ne sait plus concilier flexibilité et fiabilité. Seul compte le rationnement et sa dissimulation. Il n'a jamais été réellement possible, sauf exception toujours montée en épingle, de favoriser comme il fallait le faire l'intégration entre les tuyaux d'orgue différenciés des disciplines et jamais la coopération entre professionnels de santé n'a été si difficile. "Tout est contrôlé mais plus rien n'est sous contrôle" (François Dupuy). Tout le monde obéit mais personne ne commande. Il n'y a plus de pilote réel dans des équipes de plus en plus désintégrées, là ou les semi-habiles des cabinets de conseil, si grassement payés au détriment des effectifs soignants n'auront jamais compris le danger de rompre le fragile équilibre entre fiabilité et flexibilité. Jamais les parcours de soins n'ont été aussi chaotiques du fait de l'affaiblissement constant des réseaux "d'en bas" et des collectifs de travail par les technocrates à courte vue, qu'on envisage d’ailleurs de payer au rendement.
A la fragmentation s'est ajoutée la fragmentation. L'hôpital public n'a plus de vrai pilote depuis longtemps en dehors des injonctions myopes de la maîtrise comptable.
Pour finir, la configuration polaire à la française n'a été qu'un immense processus de glaciation du management hospitalier et n'aura servi qu'à éloigner l'immense majorité des médecins hospitaliers et des cadres soignants de la gestion et des processus de décision tout en prétendant le contraire. La perte de sens est au rendez-vous. La rhétorique managériale la masquera derrière la prise en compte des risques psycho-sociaux. Exit les vrais déterminants de la souffrance au travail, cachés derrière le même voile d'ignorance volontaire que les déterminants socio-environnementaux des hospitalisations.
Le fonctionnement d'un pôle dépend surtout de la trop rare cohérence médicale du pôle, du mode de financement, de la réglementation et de la gouvernance, beaucoup plus que d'un faux management qui n'est pas réellement un quand le dit "chef" ne connaît pas de façon intime les procédés de travail de disciplines très hétérogènes et trop souvent assemblées en dépit du bon sens. Nous proposons ici une petite typologie des chefs pôles. Il s'agit de faciliter la résistance aux enceintes mentales mises en place par l'éthiconomie managérialiste et sa démocrature sanitaire. La réalité est toujours un hybride des idéaux-types qui en soi ne sont ni purs, ni impurs, ni bons, ni mauvais. Ils peuvent juste servir de grille de lecture.
« Il n’y a qu’un seul moyen de tuer les monstres : les accepter » Julio Cortázar
1. Le mandarin
Il a son bâton de maréchal. Soucieux de préserver sa place au ciel ou au moins sa renommée, il peut être enclin à une forme d'altruisme. Il pourrait paraître peu dangereux s'il ne risquait de camper sur des valeurs devenues inopérantes.
Il peut ainsi être très dangereux s'il cultive le mépris si fréquent dans l'aristocratie républicaine des parties prenantes non titrées, issu dans sa version récente du modèle des CHU de 1958. Ce modèle, si fécond au début est aujourd'hui terriblement obsolète. S'il est atteint d'un excès de suffisance, comorbidité fréquemment associée à l'hospitalo-centrisme, le mandarin qui croit qu'il n'en est pas un est souvent
"à la fois suffisant et insuffisant", pour paraphraser Talleyrand.
2. Le politique
Il attend sa promotion à de plus hautes fonctions médico-gestionnaires et soigne son CV pour sa future carrière. Il est peu dangereux si vous êtes protégés par d'autres, car il ne fait pas grand chose sous son mandat. Il peut vous aider si vous servez ses intérêts et adhérez à son clan. Vous pouvez aussi choisir de vous associer à son ascension. Ne vous hasardez pas à trop l'agacer avec des demandes que vous ne savez plus à qui d'autre adresser.
3. Le prédateur
Il a le pouvoir et juste le temps d'étendre son empire au détriment des autres activités. Il est là pour cela et est de ce fait très dangereux et sans pitié pour les faibles. Faites vous protéger de toute urgence ou fuyez. Vous pouvez aussi guetter les effets d'aubaine et les dépouilles du malheureux voisin. Rappelons que tout ceci se fera sans aucune considération pour les besoins de soins, ceux-ci étant désormais sous la responsabilité de l'agence régionale, les gestionnaires médicaux et administratifs de l'hôpital sont sommés de s'en laver les mains. Ne vous hasardez pas à évoquer les besoins de soins d'un territoire, ce discours suffirait à vous disqualifier. Le SROS-PRS veille sur vous; dormez et faites confiance.
4. Le gestionnaire
Il est acquis aux croyances du management officiel dont il est un bon et loyal serviteur. Il s'est proposé pour suivre les modèles en vigueur et se prend pour un capitaine d'industrie, un gestionnaire de portefeuilles d'activités. Il ne croit qu'à votre performance et à la
matrice du Boston Consulting Group. Il y a des unités stars, des unités vaches à lait, des unités points d'interrogation et des unités poids morts. Très dangereux. Soignez vos indicateurs et vous survivrez.
Il nous faut pourtant des chefs de pôle et je ne crois pas à la politique de la chaise vide. Mais gardons nous bien des matons de Panurge et ne soyons pas dupes.
Le système formé par les managers de santé et leurs créatures polaires, cette triste alliance des intégrateurs bureaucratiques et des faux marchands mal régulés que nos élus et leurs experts ont mis à la tête des nouvelles divisions de la production hospitalière n'a-t-il pas encore assez montré son talent d'incompétence?
«La volonté de renoncer à son indépendance, de troquer le témoignage de ses sens contre le sentiment confortable mais déformant la réalité, d'être en harmonie avec un groupe, est l'aliment dont se nourrissent les démagogues.» Paul Watzlawick
L'Etat prédateur contre les professions: la T2A, ou la gestion des soins de santé à portée ds caniches
La T2A n'est ni bonne ni mauvaise en soi, c'est avant tout un outil de management qui, pour paraphraser Céline, met la gestion des soins "à portée des caniches". Elle ne prend son sens qu'étroitement intriquée au management stratégique "d'en haut", à cette gouvernance bureaucratisée et démédicalisée par la loi HPST et à un faux système de performance fondé sur des indicateurs myopes. Elle feint d'associer les usagers contre le bouc émissaire médical alors qu'elle en fait un "client", paradoxalement bras armé des réformes comme il est devenu le bras armé de l'actionnaire dans la gouvernance d'entreprise. Deux mythes principaux sous-tendent le modèle officiel. Machiavel n'y croit guère, mais il permet aux politiques d'enfumer le rationnement inavouable derrière la rationalisation:
1.
le mythe jacobin d'une science positive de la santé publique qui justifie la "direction par objectifs" et la "gestion par les résultats", l'inscription des politique publiques de santé dans le cadre de la LOLF. Le management au service de "l'Etat stratège" décrit alors une "fonction de production" de l'action publique qui se donne pour objectif la santé - "Bien-être". Cette fonction pourra alors se décliner jusqu'au niveau micro-économique en transformant toute la régulation en systèmes d'incitatifs pour les "producteurs" asservis. C'est le retour de Le Chapelier et de la haine des professions. Cette production là est un modèle systémique et totalitaire plus que marchand. La nouvelle santé se confond avec le bonheur des peuples , objet de la politique depuis Aristote. Machiavel utilitariste qui met en avant l'intérêt d'une population l'emporte sur Hippocrate humaniste qui défend l'intérêt du patient qui lui a fait confiance. Le médecin est devenu un "agent double" entre le directeur et son patient.
2. le mythe de la concurrence efficiente appliquée aux soins de santé
Le mythe de l'idiot rationnel égoïste et calculateur est appliqué sans limites aux professionnels de santé et l'on privilégie les incitatifs extrinsèques prévus par les économistes orthodoxes au mépris de motivations intrinsèques. Seuls les managers intermédiaires formatés par les écoles officielles dites de "santé publique" semblent y croire vraiment.
Les analyses critiques de la loi HPST y voient tantôt les défaillances du marché et tantôt le défaillances de la bureaucratie. Ce qu'il faut y voir c'est l'alliance d'un Etat qui se fait prédateur de ses services publics et du marché. Le marché profite de ses dépouilles lorsque les Etats prônent non seulement des pseudo-marchés internes à l'organisation (T2A) une vraie marchandisation (offre de soins et assurances maladie) mais n'est pas l'initiateur du mal.
Le mal est sans doute que les élus promettent plus qu'ils ne peuvent tenir, font de mauvais choix dans le cadre du "marché politique" (problème des courbes d'indifférence, des bénéfices concentrés et coûts diffus), alors qu'ils sont soumis à des injonctions délétères des organisations internationales leur laissant très peu de marges de manœuvre?
Voir le
communiqué du MDHP: changement de pilote ou changement de gouvernance?
Au delà de la gestion calamiteuse de l'AP-HP, voici mon petit complément au
communiqué du MDHP, que je partage.
Le management public est aujourd'hui en guerre contre les professionnels, en particulier mais non exclusivement contre la médecine. Cette guerre n'a pas toujours existé sous cette forme et avec cette intensité.
Le management est en soi une bonne chose si c'est un ensemble de recettes applicables, sans modèle unique, pour gérer son ménage, son organisation ou son pays. Le "no best way" d'Henry Mintzberg doit s'imposer face au "one best way" taylorien.
Considéré comme tel, comme livre de recettes qui peuvent marcher en de bonnes mains ou comme bon couteau suisse, le management gagne à s'appuyer sur l'économie, la théorie des organisations, la sociologie des organisations de professions, du travail et de l'action publique, l'anthropologie, la sémiotique, etc. etc.
Le problème vient de l'instrumentalisation du management par les politiques publiques dans un contexte de rationnement régulé par les institutions internationales, par les appareils idéologiques de santé et par les divers coalitions qu'ils représentent. Chacune des coalitions cherche à contrôler l'agenda politique pour favoriser sa survie, son expansion et son contrôle de l'environnement.
1. Les liens entre médecine et politique ont toujours été à la fois complexes et tendus.
Dans l'antiquité, la médecine hippocratique a pu servir de modèle aux constructions philosophiques sur les rationalités chez Platon et Aristote. Le médecin est toujours en opposition avec les sophistes et les charlatans. Platon signale la supériorité dangereuse, en de mauvaises mains, de la rhétorique sur le discours médical pour convaincre le public. Pour bien soigner, le médecin devrait avant tout maîtriser la rhétorique.
2. Le management public français est issu "à l'époque du règne de Philippe le Bel de la captation, au bénéfice de la monarchie naissante, des structures du Droit canon, droit de l'Eglise et du sacré" dont les experts ont tiré la légitimation originelle du "service public" au départ sous la responsabilité de droit divin du roi, puis de l'Etat républicain.
3. La révolution supprime le droit divin mais garde l'essence quasi religieuse du service public, sous la nouvelle légitimation du "positivisme scientiste" jacobin. Ce modèle n'est sans doute pas seulement français et on doit peut-être le considérer pour les autres pays de culture latine notamment dans la perspective de l'organisation rationnelle légale de Max Weber.
Signalons que l'ALASS s'oppose ainsi à une vision trop anglo-saxonne de l'organisation des systèmes de soins, fondée notamment sur l'économisme des contrats, des coûts de transaction et la théorie de l'agence.
Après l'épisode de fermeture des facultés de médecine en 1793, l'enseignement de la médecine et la réglementation de son exercice seront rétablis.
4.
La dernière étape correspond à l'intervention des sciences humaines dans l'action publique (
Patrick Gibert), à la substitution progressive de l'expertise des sciences sociales et de l'ingénierie aux choix politiques dépendants des parlements.
« la technologie de l’action publique, c’est la maîtrise des sciences sociales et non celle du droit ».
Patrick Gibert. L'impact majeur de cette révolution managérialiste sur la régulation est soulignée par Kervasdoué:
« Tout mécanisme de régulation est une théorie du changement social.» Jean de Kervasdoué. Machiavel dispose enfin d'un arme de destruction massive contre l'autonomie de médecins qu'il peut soumettre au "Prince".
Le "nouveau management public" se traduit à la fois par l'extension du pouvoir des experts, par la définition d'une "double fonction de production" de l'action publique et par l'introduction de mécanismes de pseudo-marché dans des secteurs non marchands, sous la pression de l'économisme et des institutions internationales. Ce dernier associe le mythe de "l'idiot rationnel" d'Amartya Sen à celui du libre marché efficient. Le poids des néo-conservateurs américains se traduit par le remplacement d'un libéralisme économique fondé sur le libre échange par ce qu'on nomme parfois "néo-libéralisme" fondé sur la concurrence encadrée par l'Etat dont la seule fonction acceptable serait de réguler le terrain de jeu du marché.
La pyramide bureaucratique : la quintescence du mal hospitalier
Après ce préambule revenons à la catastrophe managérialiste qui a frappé les hôpitaux français. L'ampleur du drame de l'AP-HP n'est lié qu'à l'effroyable épaisseur de sa pyramide qui aveugle ses dirigeants par l'incapacité induite de la moindre remontée du travail réel de terrain.
Un hôpital normal, à taille humaine (peut-être de 200 à 600 lits?), permettait à chaque médecin, chaque cadre et presque chaque agent qui le souhaitait de rencontrer régulièrement le directeur, le président de la CME, le coordinateur général des soins des soins pourvu qu'ils ne restent pas enfermés dans leur tour d'Ivoire, pourvu aussi que les managers ne changent pas tout le temps en invoquant l'héritage. La théorie des jeux enseigne qu'on ne peut pas aisément trahir deux fois au même endroit.
Comment ce grand gâchis des compétences hospitalières a-t-il été possible? Comment a-t-on créé si vite ce que le bon management nomme "talent d'incompétence" et "amnésie organisationnelle"? Qu'est -ce qui a entraîné le grand désenchantement hospitalier signalé dans le rapport Couanau? Comment a-t-on pu laissé monter en généralité exterminatrice la part de vérité incontestable du constat que l'hôpital était devenu une "bureaucratie au service de ses agents" (Kervasdoué: "l'hôpital vu du lit"), à coté de cette autre part de vérité fondée sur le constat que la véritable efficience, la qualité et la sécurité reposent sur des équipes autonomes, reconnues, stables, soudées par des objectifs partagés, formées et motivées? Qu'est ce qui fait que les médecins et les autres soignants ne se reconnaissent aujourd'hui ni dans les valeurs, ni dans les missions, ni dans la vision des nouveaux "entrepreneurs de morale" et de "responsabilité populationnelle" de santé?
Genèse de la grande gidouille sanitaire
Cette grande gidouille managériale de santé,
l'AP-HP n'en était que le laboratoire d'essai, le préfigurateur exquis aurait peut-être dit Alfred Jarry à la vue de
sa calamiteuse gestion. Ce grand laboratoire de recherche 'pataclinique appliquée tient surtout à la mise en place des sept étages de la nouvelle pyramide ap-hpienne, si bien décrites dans leur fonction de dérèglement - aveuglement général par Bernard Granger (
l'AP-HP dans la tempête). Notons sans surprise que certains de groupes hospitaliers trouvent encore moyen de rajouter des intermédiaires, sans doute dans le but d'accélérer la décomposition. En voici les étapes:
1. La maîtrise des dépense de santé induit un rationnement des soins source d'inégalités croissantes et de menaces sur une santé accessible et solidaire
2. Les élus promettent plus qu'il ne peuvent tenir pour être réélus et ne peuvent avouer que la crise de l'Etat providence encadrée par l'OCDE et le droit européen ne peut les conduire qu'à augmenter des inégalités insupportables dans l'accès aux soins.
3.
Le management a été confié à un corps de directeurs, une "profession de l'état providence"** qui s'est constituée en fédérations de "managers de santé" et qui a écarté systématiquement les médecins de la direction des établissements et des agences. En arroseur arrosé, ce corps prend aujourd'hui de plein fouet la guerre à outrance contre le management entreprise par la
corporate governance. La gouvernance d'entreprise est avant tout une théorie de la reprise de contrôle des managers par les payeurs (actionnaires ou gouvernement).
4 La grande mutation de l'action publique: de l'organisation légale rationnel au pouvoir des experts
L'action publique est aujourd'hui fondée sur une rationalité systémique que nous pouvons résumer ainsi. Intégration des fonctions de production des entreprise et service à une "double fonction de production" de l'action publique (
Patrick Gibert). Cette fonction repose sur le postulat d'une rationalisation générale de l'action publique. Pour certains il s'agit de la généralisation aux sciences humaines de la notion de
positivisme scientiste d'Hayek dans son célèbre texte sur l'Ecole Polytechnique. En pratique la LOLF ferme les enveloppes et les soumet à la double logique de la bonne vieille direction par objectif (Peter Drucker) et de la gestion axée sur les résultats, qui repose sur une réorganisation divisionnelle (
Mintzberg). Les pôles à la française, pour peu qu'ils aient eu une véritable délégation en centre de résultats et non seulement de coûts, auraient été la parfaire illustration de la transition d'un
organisation professionnelle à une organisation divisionnelle axée ici sur de pseudo-résultats.
(Note nous n'excluons pas que des pôles intelligents et médicalisés dans leur conception auraient pu apporter une amélioration au regard des micro-services dont la balkanisation n'était pas justifiée par la protection de compétence clés. Hélas l'organisation polaire et caporalisée à la française n'a entraîné un gel accéléré de la banquise managériale).
5 L'état providence en crise part en guerre contre les professions et s'allie avec le marché (offre de soins, cabinets de conseil, information médico-économique et assurances, liste non exhaustive)
Les professionnels, en particulier les médecins, ont été identifiés par l'action publique et les "professionnels de l'Etat providence" ont dès lors été considérés comme le principal obstacle à l'innovation organisationnelle. C'est que le directeurs, qui se considèrent comme les représentants du "bien commun" ont été transformés en "agents" sous contrôle quasi hiérarchique des "principaux" des agences selon la théorie du même nom. Cette évolution crée une crise majeur entre administration et le corps médical qu'on a progressivement éloigné de la gestion avec une accélération dramatique lors de la mise en place des pôles, hormis quelques positions qui sont dans la plupart des cas plus des simulacres que des positions de coordination réelles .
Personne ne peut être contre le changement qui est selon Héraclite la chose la plus permanente qui soit, mais cette "innovation disruptive", qui a pour objet de "sidérer" les acteurs est fondée sur un modèle désastreux de faux résultats, les "groupes homogènes de malades". Ces résultats myopes, qui ne prennent en compte que très peu des véritables déterminants des hospitalisations et des coûts réels induits par le soins, impactent toute la réorganisation des activités. La réorganisation ignore les compétences clés des organisation soignantes qu'elle détruit, et ne se fonde que sur le marketing et les business models issus de l'analyse de ce pseudo-marché.
La T2A n'a pas que des défauts. Tous les modèles de financements sont mauvais, ne doivent être considérés qu'au regard de l'alignement des niveaux de gouvernance voulus par l'action publique. La T2A met bien la gestion des soins "à portée des caniches ", d'où une grande partie de son succès, en dehors des quelques naïfs qui croient encore qu'il s'agit d'un vrai marché.
Dans les CHU persiste une logique d'organisation universitaire la médecine scientifique négociant sans cesse avec la médecine gestionnaire et le management une reconfiguration de ses prérogatives. Ceci se fait conformément aux observations de
Freidson au détriment d'une catégorie de cliniciens de base devenus simples producteurs de processus conçus ailleurs dans une version modernisée des bureaux de méthodes de Taylor, matinée de toyotisme et bien empaquetée par la sophistique managériale.
Ce n'est qu'après cette longue explication, après avoir rappelé qu'une entreprise qui ne sait identifier, valoriser et développer ses compétences fondamentales est morte, ce n'est qu'après avoir encore insisté sur l'implication nécessaire des médecins dans la gestion dès le premier niveau de gouvernance, c'est à dire le collectif de soins au contact du patient qu'il sert, que je me permets de diffuser ce billet d'humeur et de réflexion sur les chefs de pôle à la française.
Ceux d'entre eux que j'estime et ils sont très nombreux, car nul ne peut pratiquer la politique de la chaise vide même dans un milieu managérial aussi ubuesque et hostile aux médecins, me comprendront et me pardonneront.
"Ce que l'on croit ou espère nécessairement vrai ou juste revient toujours comme vérité éternelle après être passé à travers le système digestif de l'ordinateur." Paul Watzlawick
"Si la liberté de parler reste à l'abri des formes grossières de contrainte, on assurera l'uniformité d'opinion par un terreur morale que sanctionnera sans restriction la pruderie sociale."
Charles Sanders Peirce "Comment se fixe la croyance". 1878