mardi 23 décembre 2014

Lettre au Père-Noël


Jean-Pascal Devailly, le 23 décembre 2014

Ô Père-Noël, s’il te plaît, écoute ma complainte et exauce mes souhaits.

Au commencement était le programme d'ajustement structurel. 

La santé en fut la cible privilégiée car nul ne s’en souciait. Ainsi fut-elle rapidement rationnée.

Mais l'ajustement avait besoin d'une stratégie du choc, afin que le rationnement des soins fût rationalisé.

La crise justifia la réduction autoritaire des dépenses de santé par le Nouveau Management Public. Il s’aida de l'expansion de l'offre privée lucrative et des complémentaires-santé déguisées en mutuelles.

La réduction des investissements publics fut associée au transfert des coûts vers un reste à charge variable selon les assurances. Cela mettait en pièces le principe de solidarité mais l'ajustement était encore loin du compte. Le cœur du problème était l'inducteur de la demande excessive, de l'overuse : le médecin.

La sous-consommation, ou underuse, fut systématiquement niée par les chiens de garde de la doxa managérialiste. Les inégalités de santé furent enfumées par des droits souvent purement formels car trop inaccessibles aux plus vulnérables, occultant ainsi la question de l’accès aux soins des classes moyennes.

Il fallut disqualifier les médecins, trop dépensiers car trop attachés à l'intérêt individuel du patient, pour les asservir à une logique utilitariste de gestion des populations. Tel fut le sens de la stratégie de "santé au public" qui suivit en cela l’orthodoxie de la LOLF, direction par objectifs et gestion axée sur les résultats.

Pour venir à bout des médecins, il fallut diriger contre eux les professions alliées, destinées à former un nouveau réservoir de main d'œuvre moins onéreux pour l'agence régionale, la nouvelle entreprise territoriale de "santé au public".

Il fallut aussi diriger contre eux les usagers et les élus. La propagande prônant la démédicalisation de la prévention et des parcours de soins en fut chargée, avec le support des sciences sociales dont les matons de Panurge semi-habiles envahirent ministères, agences et cabinets de conseil. Le médecin était devenu un simple exécutant, inapte à décrire les besoins de soins comme à concevoir les réponses, suspect tout désigné de délit statistique, un traître corporatiste à l’humanisme de façade, mais aux motivations impures. Il devenait tout juste bon à inciter par le bâton des chaînes de commandement aux ordres du nouveau patron et par la carotte du paiement à la performance (P4P). 

La prévention devint la panacée, gérée par l'Etat et les nouveaux marchés de la promotion de la santé. Au nom de la santé bonheur et du principe de prévention, elle devint un outil de gestion des déficits induits par les soins curatifs, en ville ou à l'hôpital, dont on mit systématiquement les bénéfices en doute.

Alors put se déployer la grande intégration gestionnaire de la santé.

La rationalisation gestionnaire avait besoin d’une légitimité indiscutable, de droit quasi divin, ce fut la fonction de l'Evidence-based medicine (EBM), progressivement dévoyée et généralisée en Evidence-based practice par le positivisme scientiste qui légitimait le Nouveau Management Public. La ré-ingénierie des soins, alors décomplexée, s’appuya sur de grossières méthodes d’économie industrielle et de restructuration à la hache. L'unité clinique structurée par discipline cessait d'être créatrice, transformatrice, reproductrice et enfin lieu de combinaison de connaissances, sauf à participer à la production de l'EBM et à la légitimation de la rationalité du rationnement. Ce fut la fin de la clinique et la naissance de la 'Pataclinique.

Pour sidérer les acteurs, les usagers et les élus, les réformateurs s'appuyèrent sur un appareil idéologique cohérent, l'économie de la santé, dont les modèles approximatifs et travestis de mathématiques trouvèrent grâce aux yeux de multiples think-tanks : les acteurs étaient tantôt considérés comme idiots rationnels calculateurs et égoïstes, tantôt comme des crétins irrationnels mus par des rationalités limitées dont les choix devaient être régulés par un savant système d'incitatifs.

Ce grand projet paternaliste de construction sociale des attitudes et comportements, porté par l’économie des incitatifs et l’énarchie de santé publique, aboutit alors à la multiplication désastreuse des injonctions paradoxales. Ces contraintes contradictoires permettaient de diviser aisément les médecins entre eux. La confusion générale et la guerre de tous contre tous régulée par Ubu rendaient enfin possible la faisabilité politique de l'ajustement. Républicains et libéraux y trouvaient matière à poursuivre leurs querelles de fous.

L'industrialisation dont on attendait qu'elle produisit des soins low cost put alors se déployer sans qu'on ne fût jamais obligé de prononcer le mot de rationnement. Toute demande de moyen se transformait, par la magie de la sophistique managériale, en problème d'organisation sous-efficiente.

Restait à définir la cible des incitatifs de l'agence, la cible de régulation des multiples théories de la "firme". La firme cible fut choisie, ce fut la firme-hôpital et son chef d’entreprise le directeur patron, à la fois fusible et porte flingue de l'agence, tyranneau tout puissant vers le bas et d'autant plus maltraitant qu'il devenait impuissant vers le haut, alors qu'il se pensait encore naguère en "profession de l'Etat-providence".

Ce chef, lui-même sous la coupe de l'agence, de ses programmes, de ses objectifs et de ses contrats imposés, devint ainsi le garant de la pertinence des soins et de la qualité des méthodes. Il fut chargé de diviser les portefeuilles d'activités par pôles ou centres de résultats. La tarification à l'activité fut alors vantée comme le meilleur incitatif destiné aux managers-patrons de la firme-hôpital ou « hôpital-entreprise ».

Le niveau de "l'entreprise" cible des théories de la firme appliquées au système de santé étant fixé, restait à y déployer le contrôle de gestion et la réingénierie des activités basée sur les coûts. L'intégration systémique devenue folle, nia alors le principe complémentaire de la différenciation des activités. Le système avait perdu son sens. "Lost in management", il était irrémédiablement malade du couple infernal intégration / processus qui résume les politiques de qualité top-down, aussi chronophages et coûteuses qu'insignifiantes pour les soignants. Ainsi s’engagea une véritable euthanasie bureaucratique du système de soins par la destruction, au nom de la qualité et de l’efficience, de ses activités fondamentales et de ses cœurs de compétences cliniques.

La désagrégation des équipes cliniques, naguère stables, formées et motivées, ainsi que la destruction des compétences clés et des noyaux durs médicaux et paramédicaux autrefois intégrés, furent la conséquence inéluctable de cette politique. Elle persistait par construction dans l’ignorance des mécanismes fondamentaux de la constitution d'une connaissance efficace en médecine, celle qui conditionne l'organisation des soins, l'animation et la responsabilité des équipes soignantes au contact du public qu'elles servent.

Si l'on veut bien considérer que le microsystème clinique créateur de valeur, c'est à dire de biens et de services de santé, est une unité de soins structurée sur la base des connaissances, en ville comme dans les établissements, alors force est de constater que la puissance publique s'est trompée de « firme » en voulant promouvoir cette misérable régulation à portée des caniches.

Ô Père-Noël, libère-nous de l'infantilisation managériale. Libère-nous de la mystification économique qui justifie la transformation du système de santé en fabrique du crétin sanitaire. Epargne à nos patients cette effroyable iatrogenèse gestionnaire. Libère-nous de l’intimidation quotidienne, de l'humiliation de ne plus pouvoir participer aux décisions qui nous concernent, de l'exclusion méprisante des circuits d'information qui comptent. Libère-nous de l'empêchement quotidien de faire ce que nous savons bien faire et de créer ce que nous pourrions créer en organisant le juste soin au meilleur coût. Laisse-nous la liberté de soigner les patients, et non des indicateurs myopes, insignifiants pour nous mais sur lesquels seront promus les nouveaux pères fouettards. Délivre-nous des injonctions paradoxales et du paiement à la performance, qui nulle part n’a fait ses preuves, Libère-nous enfin de la multiplication de couches bureaucratiques coûteuses et inutiles qui paralysent toute création et stérilisent toute initiative.

Esculape te tienne en joie, Ô grand Père-Noël

samedi 13 décembre 2014

Le médecin, entrepreneur ou prisonnier-fonctionnaire?


Hippocrate malade du paternalisme libéral ou la fabrique de l'idiot utile


« La prévention devient, entre les mains de l’État, un outil de gestion des déficits budgétaires générés par les soins curatifs."»  Raymond Massé

« Le médecin n'est pas au service de la science, de la race ou de la vie. C'est un individu au service d'un autre individu, le patient. Ses décisions se fondent toujours sur l'intérêt individuel.» Theodore Fox. Purposes of medicine. The Lancet. 1965. Volume 286, No. 7417, 801–805


Inspiré de:


L'entreprise médicale face à la grande intégration gestionnaire de la santé


Entreprendre, c'est vouloir créer des biens ou des services. C'est donc faire "une proposition de valeur". Une proposition de valeur porte aussi le nom de modèle économique, au sens noble de l'économie, meilleure traduction de business model. Un business model n'est ni bon ni mauvais il supporte toute activité économique, et ne peut jamais être considéré sous le seul aspect de la recherche du profit pour des investisseurs. Un modèle économique ne dit a priori ni si l'activité qu'il supporte ou supportera est ou sera organisée de façon rationnelle selon les canons du management, ni si elle est ou sera rentable même si ses promoteurs en espère la viabilité, ni enfin si elle contribue ou non à l'intérêt collectif. Les porteurs du modèle prétendront toujours qu'il y contribue, dans le cadre de la promotion du développement durable et d'une responsabilité sociétale, en vue de subventions, d'une image valorisante et/ou d'une simple tolérance réglementaire.

La santé numérique nous promet des lendemains qui chantent. Nous avons parlé dans un message précédent des modèles "disruptifs" de Christensen. Nous sommes tous fascinés, pleins d'espoir mais aussi effrayés par les possibilités ouvertes. Les conséquences aujourd'hui envisagées par les experts sont comme toujours bien éloignées des effets réels que personne ne sait réellement prévoir. Ceci se conçoit sous le triple aspect de nouveaux marchés portés par de nouveaux modèles d'affaires, de nouvelles possibilités de soins réellement utiles, de nouvelles tentations de contrôle, de gouvernance de la société et de la "santé au public" par les Big Data.

La santé numérique, qui a un avenir aussi inévitable qu'incertain, est largement idolâtrée comme un veau d'or, dressé sur toutes les places médiatiques par les pompiers pyromane du Nouveau Management Public de la santé. Cette sophistique (ou stratégie?) du choc numérique, portée par une armée de "chiens de garde" chargés d'en découdre avec toute mise en doute de la doxa, sert le grand projet de transformation des médecins en prisonniers-fonctionnaires. Pourquoi, parce que les stratégies de faisabilité politique de l'ajustement pensées par les politiques publiques de santé n'ont pas trouvé d'autre moyen que la coercition infantilisante, la division et l'intimidation.

L'économie comportementale et l'ascension du paternalisme libéral


Le prisonnier-fonctionnaire est une figure de la critique sociale que j'emprunte à Primo Levi et Hannah Arendt. Elle permet d'analyser le glissement progressif vers ce que Pierre Bourdieu nomme "la complaisance résignée et la complicité soumise" appliqué à un système qui se propose de faire l'ingénierie sociale des attitudes et des comportements, au risque d'une dérive totalitaire. Cette dérive est certes douce et tranquille,  chacun s'y croyant libre, sur le mode de Brave New World plus que sur celui de 1984. Vouloir comprendre c'est avant tout se garder d'obscurcir sa pensée par la religion de je ne sais quel mal radical aux source des motivations du "prisonnier", c'est se pencher résolument sur un système d'incitations perverses et déshumanisantes, c'est cultiver l'impotentia judicandi chère à Primo Levi dans sa sociologie du Lager. Vouloir comprendre n'est pas vouloir donner raison.

Le médecin doit-il gérer ses propres paradoxes ou les confier aux prétendus experts de son inconscient social? Mais voilà que je patauge encore lamentablement dans les marécages de ce concept étrange qu'on appelle la liberté.

Hélas, contrairement au doux rêve de certains de mes collègues, il ne peut pas ne pas n'y avoir aucun conflit d'intérêt, la vie n'est qu'une forêt de paradoxes. 
La question est de savoir s'il vaut mieux que le médecin gère lui-même ce que le pouvoir nomme ses "conflits d'intérêt" où si ceux-ci doivent être gérés par des tutelles conduites par des modèles économiques dangereux, notamment quand ils conduisent au "paternalisme libéral" qui nous accable, mais que nous refusons trop souvent d'analyser.

Pourquoi les sciences sociales ont-elles pris tant d'importance dans l'action publique et dans les agences de santé? Parce qu'on n'en est plus à l'économie libérale de papa. "L'idiot rationnel", homo economicus,  a du plomb dans l’aile et l'Etat (néo-libéral?) s'est maintenant donné pour grande mission de construire des idiots utiles, de se transformer en fabrique du crétin irrationnel. Celui-ci, dont on n'attend plus tout à fait que les vices privés conduisent au Bien commun,  sera scientifiquement incité par les ingénieurs sociaux des attitudes et des comportements. Il favorisera le développement durable en prêtant un beau serment attestant de son engagement pour la "responsabilité sociale" de son entreprise. Les pages de mathématiques d'économie des comportements seront là, fidèles au poste, pour consolider ces fumisteries de la psychologie économique et servir l'ajustement.

La science, plus précisément les sciences sociales, en dominant le Droit, vont de plus en plus légitimer les lois qui disent ce qu'il faut penser, ce qu'il faut enseigner aux enfants, à commencer par l'Histoire etc. Comme le préconisait Laurence Parisot, cette "entreprise" là, sera pensée non pas comme lieu de libre de création de valeur mais comme lieu d'intégration sociale des comportements par l'Etat paternaliste. Les nouveaux hussards noirs de l'Etat biopolitique, ces nouveaux instituteurs de de la "santé-bonheur" n'enseigneront pas la liberté d'entreprendre du libéralisme classique, mais le mythe de la compétition efficiente, la nouvelle religion sociétale de l'entreprise de soi et des autres dans toutes les sphères de la vie publique et privée.


« Je ne cesse de le répéter depuis deux ans : nous les Entrepreneurs, nous pouvons être à ce siècle encore tout jeune, ce que les instituteurs ont été à notre IIIè République. L’école était chargée de former le citoyen, c’est à l’entreprise aujourd’hui de lui apprendre le nouveau monde. Les instituteurs étaient les messagers de l’universel républicain, les entrepreneurs sont aujourd’hui les porteurs de la diversité de la mondialisation. Les instituteurs détenaient la clé de la promotion populaire. Nous, les entrepreneurs, nous sommes les moteurs de l’ascension sociale. Comme eux, nous devons contribuer à rendre le monde lisible. » Laurence Parisot assemblée générale du MEDEF 2005

L'équation qui dit à quoi ressemblerait le monde s'il était conforme à la théorie, est la suivante:

Utilitarisme + économie comportementale = paternalisme (Cyril HEDOIN)

Il s'agit aujourd'hui pour les usagers et les élus de choisir entre des médecins autonomes, donc libres de faire passer en premier l'intérêt individuel du patient et des médecins transformés en "agents doubles" par les injonctions contradictoires. Ces doubles contraintes opposent chaque jour davantage le serment d'Hippocrate, le patient d'abord, à la gestion utilitariste des populations par des machineries technocratiques d'essence totalitaire, engendrant cynisme et désarroi.

Pourquoi est-ce important? C'est un choix politique fondamental qu'aucune commission d'expert n'est là pour éclairer.

Pourquoi? Parce que ces injonctions paradoxales visent à transformer les médecins en petits techniciens exécutants employés des directions (le "rêve de fer" des managers de santé  a fortiori quand ils ont le "couteau à phynances" du père Ubu sous la gorge). Parce que que cette folie a mis en quelque sorte "l'intendance", le soutien logistique de l'action en lieu et place de la "cavalerie". Les objectifs périphériques de support aux activités ("qualité" comme évaluation de l'intégration des processus transversaux par des cadres experts, gestion des risques, contrôle de gestion, rationalisation de la productivité, production exponentielle d'indicateurs) sont ainsi devenus centraux au point de reconfigurer les activités dans une inversion critique des fins et des moyens,  dans les établissements, bientôt les futurs Groupements Hospitaliers de Territoire, dans les territoires de "santé au public", et les régions désormais sous la coupe des grandes assistances publiques régionales (les ARS). Ces injonctions et cette hiérarchie infantilisante et arrogante stérilisent toute tentative "d'entreprise médicale", individuelle ou collective, qui laisserait plus libres de s'organiser entre elles des "professions alliées", en ville comme dans les établissements de santé.

Ce mal engendre l'amnésie organisationnelle dans les meilleures équipes en y détruisant les "savoirs procéduraux" des collectifs professionnels, cette "information structure" des équipes dont on sait qu'elle est à 80% tacite et qui en fait les compétences clés et qui ne peut jamais se transformer tout à fait en "information circulante", en savoir "déclaratif". Les talents d'incompétence triomphent et sont promus. Les professions, normalement alliées autour du patient, n'ont de cesse de lutter les unes contre les autres, à chaque niveau de gouvernance, pour obtenir toujours plus de juridiction de la hiérarchie et de l'Etat dans le cercle vicieux étatiste-corporatiste décrit dans la société de défiance (Algan et Cahuc). Guerre hobbesienne gérée par l'Etat- Léviathan?

Ce mal n'est pas managérial, car il existe un bon management, qui n'est évidemment pas celui enseigné à nos managers de santé, c'est avant tout un mal bureaucratique franco-français appliquant des modèles internationaux imposés d'en haut par une technocratie dont la formation l'enferme dans ses enceintes mentales. L'énarchie de santé publique française a du mal à échouer par elle-même.
Ce mal n'est qu'un peu plus précoce et réglementé dans le secteur public, a fortiori dans les groupes hospitaliers "Titanic", dont on devrait faire l'audit avant de généraliser les GHT, car la vision managérialiste du monde et son couple infernal intégration / processus frappent autant la gestion du secteur privé que du secteur public. ("Lost in management" François Dupuy)

Un portrait du médecin en entrepreneur?


J'ai été frappé, lors des récents "états généraux de la médecine spécialisée", de voir comment les médecins libéraux, décrivant avec émotion, indignation et parfois désespoir ce qu'ils vivent dans la dégradation de leurs rapports avec les tutelles, se définissent avant tout et à juste titre comme des "entrepreneurs". Ces plaintes, je suis frappé aussi de pouvoir les reproduire, sans réserves et avec les mêmes mots, s'agissant de ce que nous visons à l'hôpital ou de ce que vivent des collègues dans les établissements privés. Comment ne pas partager entre médecins de tous modes d'exercice et avec les autres professionnels de santé ce sentiment de manque de respect injurieux, de iatrogenèse managériale, de baisse induite de la qualité des soins, non par la recherche du juste soin au moindre coût, mais par les pires méthodes de rationnement, de management par l'intimidation, de défiance instituée en dogme, de manque de reconnaissance, d'exclusion des chaînes d'information qui comptent vraiment, d'exclusion de la gestion, des processus de décision qui nous concernent. Voilà ce que vivent de la même façon nos confrères libéraux et nous-autres salariés des établissements. Et c'est souvent bien pire pour les paramédicaux, notamment les cadres.

Dans ce portait du médecin en entrepreneur, on peut voir une opposition radicale avec la critique du concept "d'hôpital entreprise" portée par de nombreuses organisations d'hospitaliers. Autant je me sens solidaire des médecins libéraux, autant je partage pleinement les pages excellentes écrites par André Grimaldi pour dénoncer avec talent la notion "d'hôpital entreprise", si délétère et si destructrice de motivations, ainsi que la critique sociologique des origines de ces grands mythes rationnels que sont d'un coté "l'hôpital entreprise" et de l'autre l'hôpital "usine à soins"  que nous livre avec brio Frédéric Pierru.

Mais alors? La division des médecins est-elle inéluctable, au prix de leur servitude programmée? Peut-on sortir de ces murs d'évidence?

Le dilemme du prisonnier fonctionnaire


Comment sortir alors du dilemme du prisonnier-fonctionnaire? La contradiction ne pourrait être qu'apparente si l'on ne s'attache pas tant au nominalisme, si l'on s'attache à ne pas continuer à faire la guerre aux mots valises, boites à double fond de Tocqueville (entreprise, business model, performance, marché, rentabilité etc.) "Les mots sont les jetons des sages (...) et la monnaie des sots" (Hobbes). Ils sont avant tout manipulés par la rhétorique des coalitions dominantes, et l'on doit tenter de les détourner, d'en subvertir le sens donné par la pensée adverse pour bâtir une rhétorique défensive de l'autonomie des professionnels. Mais s'agissant du concept d'entreprise, il faut dès lors bien vouloir considérer la question essentielle du "niveau de gouvernance". Car enfin, qui peut-être contre l'entreprise, la création de valeur, la créativité enthousiaste qui n'est pas toujours au service de Mammon mais peut être au service de l'autre dans une perspective humaniste?

L'entreprise médicale? Si cette notion avait un sens, nous ne la souhaiterions ni au service de Mammon, l'Ethos du profit tel que Max Weber en a tracé les contours, ni au service de César et de son empire bureaucratique dégénéré en Biopolitique, mais bien au service de l'humanisme médical de tradition hippocratique.

Entrepreneurs? N'est-ce pas ce que nous étions et qu'on nous interdit d'être aujourd'hui, nous autres hospitaliers, dès lors que nous bataillons jour après jour contre une bureaucratie médico-managériale aussi incompétente qu'humiliante dès que nous voulons développer une nouvelle activité médicale, qu'elle soit individuelle ou collective, de premier, de second recours ou de référence? Quand bien même nous portons un projet en accord avec la vision des besoins selon l'ARS, en accord avec les projets de notre pôle, en accord avec les professions alliées, en accord avec nos financiers internes qui trouvent cela "rentable", en accord avec notre DIM, ce grand prêtre de la lecture de l'avenir dans les rétroviseurs et qui le prédit, au delà du bien et du mal, aux directions , et en accord avec... que sais-je encore, il ne survivra que rarement aux pièges de la pyramide d'Ubu.

C'est qu'il y a cette épouvantable gidouille procédurière qui freine tout et enlise tout à un certain niveau, toujours difficile à identifier quand on regarde cela d'en bas, au sein d'un ubuesque mille-feuille fait d'indécision et d'incompétence. ce qui est sûr est que le petit "porteur de projet", autre nom de l'entrepreneur en novlangue de l'action publique, n'a plus aujourd'hui aucune chance de bien défendre ce qu'il connaît bien devant ceux qui décideront du destin de sa proposition.
Comment cela est-il possible? Lisons Bernard Granger et sa description du désastreux mille-feuille aphp-ien, passé de 3 à 7 niveaux d'enlisement possible des projets intelligents.

L'énarchie de santé publique et l'ingénierie industrielle de la santé



Si ce "chef d'oeuvre industriel" a échoué c'est parce qu'il a été conçu et dessiné par "l'énarchie de santé publique, marquée du juridisme des grands corps et très loin de réalités du terrain, les malades et des réalités scientifiques les médicament et produits de santé". Debré et Even dans leur oraison funèbre pour l'AFSSAPS


En fait Debré et Even semblent avoir lu Michel Crozier au sujet de la paralysie du système politique par les élites françaises, et sans doute Hayek sur l'Ecole Polytechnique.


Le pire ennemi de l'enthousiasme créatif et de la motivation des médecins n'est pas toujours une coalition d'intérêt adverses, c'est, chaque jour davantage, l'inefficacité foncière du "grand chef d'oeuvre industriel construit par l'énarchie de santé publique." Hélas, hélas, ses défenseurs ont glorifié un "hôpital entreprise" qui optimise ses "parts de marché" ou bien un "hôpital stratège", mis en gestion descendante par des gestionnaires qui dressent leur propre portrait en "coordinateurs de filières" et qui rationalise ses process au nom de la santé publique et selon des méthodes industrielles  semi-habiles (le "couple infernal intégration / processus" décrit par François Dupuy). Dans les deux cas il s'agit bien de la recherche d'un "avantage compétitif" pensé sans les parties prenantes et sans véritable modèle du produit. Ces ingénieurs shadoks de la "santé au public" ont ainsi laissé déposséder les médecins de toute responsabilité sur l'organisation des soins, par un pacte faustien avec le management. On a ainsi créé des pôles "PIM PAM POUM", ou "Tutti frutti", au sens où dans les pôles dépourvus de cohérence médicale et créés à la hache, l'exécutif du pôle est incapable de se faire ce que le système lui demande, d'être porteur intermédiaire de projets qu'il ne peut comprendre intimement. Pour compléter l'inefficacité, on a créé à complète counter evidence policy, des GH gigantesques où les médecins ne savent bien souvent même plus à quel pôle multisite et tout aussi giigantesque ils appartiennent. Ces GH "Titanic" seront bientôt des GHT obligatoires , carcan dont les CHU pourraient être dispensés au nom de la survie de la recherche et de l'enseignement. On est bien loin des "hôpitaux magnétiques", ceux qui attirent et retiennent les professionnels. Suivons avec intérêt la mission de Jacky Le Menn sur l'attractivité des carrières médicales.

Les "solides chaînes de commandement", de nature quasi militaires, préconisées par Alain Minc (Rapport pour l'an 2000) pour casser toute résistance des médecins, ont été mises en place avec l'asservissement progressif des chaînes d'encadrement paramédicales aux directions, par l'intermédiaire des directions des soins infirmiers de rééducation et médico-techniques. Ne nous y trompons pas, ce phénomène de managérialisation des chaînes d'encadrement ayant pour sommet des directeurs de soins est internationale. Elle correspond à la classique hybridation décrite par Mintzberg de la bureaucratie professionnelle avec la bureaucratie mécaniste. La lecture de Mintzberg montre que les pôles correspondent à une transformation en configuration divisionnelle où l'on passe de la coordination par la standardisation des compétences professionnelles dépendant largement d'organisation externes à l'hôpital, à la coordination par les résultats qui dépend de modèle internes de la fonction de production. Cette divergence est résolue au sommet par la grande intégration gestionnaire qui s'arroge la clairvoyance ultra-jacobine d'être capable de concevoir le "ré-ingénierie des métiers de la santé". Ce n'est pas l'existence des directions des soins qui pose problème, elles sont inhérentes au modèle international, c'est leur appartenance à une direction de fait totalement démédicalisée, les instances médicalisées de l'hôpital et les CME n'ayant en France plus aucun pouvoir décisionnel ni organisationnel réel face au directeurs-patrons. Qu'on parle d'autonomie des médecins ou d'entreprise médicale toute créativité est étouffée dans l’œuf.

Le management par l'intimidation et le mensonge


Reste aux médecins gestionnaires la complaisance résignée, la complicité soumise et la seule vraie de gestion qui leur reste est celle des effets d'aubaine au profit de leur coalition au sein de "l'arène politique" hospitalière, régionale, nationale où il s'agit de faire émerger à l'agenda des problèmes de santé publique pour attirer les fonds. Les "cadres de santé" lucides - rappelons qu'on a dédifférencié les cadres pour les soumettre corps et âme au management en les éloignant des valeurs professionnelles de leurs métiers de base - y ont bien vu un "miroir aux alouettes". Contrairement à un chef de service qui a encore le droit de soigner, un "cadre de santé", même si on les identifie toujours par filière métier, est mal vu s'il est encore tenté par le soin même en cas de pénurie dramatique dans son service. S'il donne un coup de main, c'est clandestinement, il risque alors vu d'en haut d'être encore trop contaminé par les valeurs du soin. Pour plaire, il doit devenir un pur manager dans l'âme.
Il ne suffit pas qu'un cadre dise que "deux et deux font cinq", la hiérarchie doit s'assurer qu'il le pense et son évaluation, sa carrière, ses primes, en dépendront. Les médecins ont été depuis longtemps écartés de ces évaluations,hélas sans résistance ou presque. Triste mécanique de la compétence comme construction sociale de l'insignifiance et sombre fabrique de prisonniers fonctionnaires. Vous avez dit risque psychosocial? 
Le cadre est aujourd'hui suspect permanent du "délit statistique", tout comme les médecins et autres professionnels libéraux qui s'en plaignent sur leurs sites: appliquons cela aux ressources humaines.
  • s'il a trop d'effectif il sera accusé par une hiérarchie digne du Goulag d'activités "contre-révolutionnaires", pardon, je veux dire: "contraires au plan d'efficience"
  • s'il a trop peu d'effectif et met la main à la pâte pour aider ses troupes, notamment quand un malade dépendant est laissé trop longtemps cloué au lit sans aide pour en sortir, voire baignant dans ses urines, ce que trop peu de directeurs, mais il y en a tout de même, se déplacent pour observer et analyser,  il sera accusé d'incompétence et de ne pas avoir assez tôt alerté la hiérarchie, quoiqu'il ait dit  ou écrit avant 
  • s'il a juste le compte et réalise juste les objectifs de GRH imposés d'en haut et qu'il est sommé de cacher aux médecins, même s'il en parle en douce. Il sera alors suspecté de truquer de trop belles statistiques
Si les médecins gardent encore une relative liberté de parole, et encore, il n'en va pas de même pour les cadres qui sont ainsi soumis à des pressions psychologiques et un bullying management de plus en plus oppressant. Cette politique de muselage des cadres a bien été promue pour exclure les médecins du management de l'hôpital considérés comme freins au déploiement du managéralisme, dans une stratégie politique de l'ajustement des dépenses de santé. Le management low cost est exceptionnellement efficace. C'est souvent une technique d'euthanasie bureaucratique consciente ou non, là est le problème, d'organisations moribondes qu'on laisse à la main de "managers de transition", souvent de qualité médiocre. Parlons plutôt aujourd'hui de "sédation profonde". Le résultat est le désenchantement de tout projet, le désespoir d'équipes disloquées et non reconnues, la suppression de toute autonomie, l'impossibilité de se penser en "entrepreneur d'activités", l'exclusion injurieuse et méprisante des processus de décision, à commencer par le choix des collaborateurs paramédicaux, ce qui limite la formation des binômes fonctionnels médecin-cadre, clés de la véritable performance des unités de soins. 

Entrepeneur? Entrepreneur? Est-ce que j'ai une gueule d'entrepreneur? Le management par les balivernes



La médecine a-t-elle à voir avec l'entreprise? Peut-être, mais on s'est sans nul doute trompé d'entrepreneur, ou plutôt de niveau de régulation. Il faut considérer le niveau "micro-économique" de la véritable production opérationnelle des soins, celui des "micro-système cliniques" qui réunissent au quotidien des équipes au contact et au service du public. D'autres parleraient "micro-firmes" au sens microéconomique, confronté aux niveaux méso et macro. Ces microfirmes, en clair nos unités intégrées, peu importe qu'on les nomme "service" comme dans la plupart des pays ou non, mais il n'y pas de honte à le faire quand les "chiens de garde" nous incitent à disqualifier ce concept dans notre splendide isolement français. Ces unités "au service du public" sont toutes les vraies porteuses d'activités de soins, elles sont toutes porteuses de "modèles de création de valeur", fondées sur ce que sait leur main collective. Elles sont toutes le siège, si l'on se tourne vers la Harvard Business Review, des "compétences clés" de nos organisation soignantes, de procédures professionnelles largement tacites et "compilées" au sens où elles restent illisibles aux "ouvreurs de boite noires" mal formatés au plus malhabile baloney management qui soit. 
Elles sont toutes finalement "productrices", car toute action produit quelque chose, mais non des misérables "produits" fictifs inventés pour les besoin des faux marchés, du Benchmarking et de la compétition régulée par les indicateurs (notamment les fameux les "groupes homogènes de malades" de Fetter servant à la T2A). Elles produisent au contraire ce que le management ne sait pas compter, ce qu'Hamel et Prahalad nomment les "cœurs de produits" (core products) et les "noyaux de compétences" (core competence) de l'organisation. Ces produits sont vitaux pour l'avantage compétitif et la capitalisation des connaissances, mais ce ne sont pas ceux qu'on vend, et les nouveaux caniches du management par les coûts qui nous tyrannisent ne savent dès lors pas bien analyser comme "objets de coûts", encore moins comme "objets de marges".  

Entreprendre pour la création de biens et de services d'intérêt collectif ne passe pas par cette épouvantable dépossession démocratique au nom de la "démocratie sanitaire", ni par ce déni de citoyenneté des médecins, et au delà de l'ensemble des "soignants", au nom d'un vision étriquée de la valeur et de la performance. Il n'y a pas toujours un plan machiavélique, une véritable stratégie d'ajustement, il y a surtout le constat quotidien de la contre-performance au regard de ce qui compte pour nous et nos patients, le résultat clinique (outcome) au delà de l'output de sortie de système, ce petit résultat si peu signifiant mais juste fait pour donner aux jeunes détenteurs d'un MBA l'impression que le management hospitalier est "à la portée des caniches". C'est le chemin de la destruction des compétences, ces pratiques ubuesques sont nées du mythe néo-managérial, celui de la régulation par la gestion d'une compétition régulée entre des "acteurs de santé". Glissement sémantique du "médecin" vers le "praticien", du praticien vers le "professionnel de santé", du professionnel vers "l'acteur de santé", cet acteur conçu par les économistes orthodoxes comme un des multiples idiot rationnel bons à inciter par les savants de la République. Voilà l'origine du désastre pour la médecine hospitalière et libérale et les patients qu'elles servent.

Une redéfinition du libéralisme médical commun à tous les modes d'exercice de la médecine est-elle possible?


Il nous faut redéfinir le libéralisme médical sur la notion de "pratiques prudentielles", fondées sur la prudence d'Aristote et non sur la bureaucratie totalitaire des savants-experts de Platon. Le combat est peut-être alors celui du libre entrepreneur médical, bien entendu dans un cadre de protection sociale solidaire dans lequel il prend sa part de responsabilité, au nom des valeurs humanistes de la médecine telles que les rappelle Théodore Fox, mais résolument contre les "entrepreneurs de morale" de la "santé au public".

Les pratiques prudentielles, compatibles avec la vision d'un EBM non dévoyée par les visions managérialistes qui transforme la médecin scientifique en machine légitimatrice de ses processus industriels, mais dans la ligne d'un vision hippocratique d'un art à la recherche de preuves,  exigent pour la protection de nos patients, pour la création, la transmission de nos connaissances médicales, que nous refusions catégoriquement d'être des employés des managers de santé auxquels il ne resterait plus que le "dialogue social", dont Michel Crozier a bien montré qu'il n'était qu'une des illusions du "phénomène bureaucratique" à la française.

Avec les lendemains qui chantent de la santé numérique, on repense immédiatement à Christensen et à ses "réseaux facilitateurs", son troisième business model en santé, avec le magasin de solution (l'hôpital) et le process à valeur ajoutée (les cliniques).

Les illusions de l'innovation destructrice


La "santé numérique" nous fait immédiatement penser au modèle de réseaux facilitateurs de Clayton Christensen. Le "réseau facilitateur" est un modèle d'affaires qui peut tenter un "entrepreneur" voulant inscrire son avantage compétitif dans cette vision d'oracle de la destruction créatrice de Schumpeter. Rien ne dit que le produit, qui aura une valeur marchande (pertinence pour les payeurs / ayants droits ou shareholders), en aura une au sens médical (pertinence médicale et pour l'ensemble des parties prenantes ou stakeholders). Le trafic de la pire des drogues, comme celui des données de santé les plus frelatées, a aussi un modèle d'affaire et une "valeur" dont l'analyse est complexe. Mais qui l'évaluera?


Aucun business model n'est viable dès lors qu'on ne remet pas l'intendance à sa juste place.
Pour le bien de malades et des usages, nos "tyranneaux", qui n'ont pas tous loin de là demandé à le devenir lors de la loi HPST, doivent être libérés des ARS comme nous même libérés de leurs âneries.


Au delà, dès lors qu'un modèle économique, qui en soi n'est ni bon ni mauvais, devient une arme idéologique au mains de l'énarchie de "santé au public", il faut voir derrière la rhétorique les arrières-pensées politiques sous la boite à double fond de la prévention. Sans vous épuiser avec la Biopolitique de Foucault, voici des auteurs critiques beaucoup plus faciles à aborder:

La prévention comme outil étatique de gestion des déficits au service de l'ajustement


1. Le principe de prévention le culte de la santé et ses dérives. JP Moatti et P Peretti-Watel


« La prévention s'est donné pour mission d'éduquer l'homme pour qu'il ressemble davantage au calculateur autonome et rationnel, soucieux d'optimiser ses conduites afin de préserver son espérance de vie. C'est en cela que le culte contemporain de la santé est une utopie et non une idéologie: pour reprendre la distinction opérée par Kark Mannheim en 1929, non seulement l'utopie ne crée pas la réalité telle qu'elle est, mais elle contribue à changer le monde pour qu'il lui ressemble. Et changer l'homme, c'est une utopie autrement plus ambitieuse que l'obtention d'une "santé parfaite".» Moatti et Peretti-Watel: "Le principe de prévention"


2. Quelques articles de Raymond Massé


Les sciences sociales au défi de la santé publique


"Ces nouveaux questionnements ne doivent pas faire oublier l’existence de certains dérapages dans les pratiques de santé publique. Il est évident que :
  • la santé publique doit être analysée comme outil de promotion de la valeur santé et le lieu d’un discours visant à justifier l’accroissement et le développement du « marché des soins et services de prévention et de promotion de la santé » ;
  • elle renforce le pouvoir biomédical à travers le créneau de la prévention ;
  • les interventions préventives entraînent des empiètements sur l’autonomie des personnes, sur leur libre-arbitre ou sur leur vie privée ;
  • la prévention devient, entre les mains de l’État, un outil de gestion des déficits budgétaires générés par les soins curatifs.

"Nous pouvons, en revanche, déplorer la polarisation qui s’installe dans les débats éthiques entre, d’un côté, les professionnels de la promotion de la santé qui n’ont de préoccupation que pour une evidence-based preventive medicine et qui invoquent l’objectivité des données épidémiologiques et des devis d’évaluation des programmes pour nier les enjeux éthiques de leurs interventions et, de l’autre, un discours déconstructiviste en sciences sociales qui fait de la santé publique un régime de pouvoir voué à la régulation et à la surveillance des citoyens ou encore un pouvoir occulte qui soumet les individus postmodernes à une tyrannie du devoir-être et du devoir-faire."

 “La santé publique comme nouvelle moralité.” Raymon Massé

« Le risque en santé publique : pistes pour un élargissement de la théorie sociale » Raymond Massé Sociologie et sociétés, vol. 39, n° 1, 2007, p. 13-27.


Théodore Fox et la médecine humaniste


This 1965 Lancet article by Sir Theodore Fox has lots of great quotes, and so this entry will be a continuation of the last one.

"What a patient needs first is care and relief. In the second place he wants restoration to health [...] Since preserving his life is a sine qua non of restoring him to health, it is an end that those who have the care of him pursue, and ought to pursue, as a general rule. But it is not in itself an ultimate."

"If [a doctor] goes on prolonging a life that can never again have purpose or meaning, his kindness becomes a cruelty [...] We shall have to learn to refrain from doing things merely because we know how to do them. In particular we must have courage to refrain from buying patients' lives at a price they and their friends do not want to pay."

"The physician is not the servant of science, or of the race, or even of life. He is the individual servant of his individual patients, basing his decisions always on their individual interest."

"Our purpose is to enlarge human freedom - to set people free, so far as we can, from the disability and suffering that so easily mar their lives and hamper their fulfillment."

"With all its faults the profession to which [the doctor] belongs is not a body of technologists interested solely in the means by which physical or mental processes can be restored to normal: it is a body of doctors seeking to use these means to an end - to help patients cope with their lives."

"For a person or a profession, to restore and help one's neighbor may be no small task. But the purpose is not a small one; nor is the privilege."


Economie comportementale: du crétin irrationnel à l'idiot utile


Le paternalisme libéral en débat

"Cette dernière précision est importante car c’est elle qui donne sa spécificité (et son aspect a priori paradoxal) au paternalisme libéral : aider les individus à « bien choisir » mais sans choisir à leur place. L’hypothèse fondamentale sous-jacente au paternalisme libéral, et qui est supportée par les résultats de l’économie comportementale, est que les préférences des individus sont dépendantes du contexte, c’est-à-dire qu’elles sont formées par celui-ci."

Quand nos comportements déroutent les économistes Cyril HEDOIN 

Utilitarisme + économie comportementale = paternalisme

« Engagement et incitations : comportements économiques sous serment »Auteurs: Nicolas Jacquemet, Robert-Vincent Joule, Stéphane Luchini, Antoine Malézieux - Document de Travail n° 2014 – 17 Septembre 2014


Plus:Interactions sociales et comportements économiques Pierre CAHUC, Hubert KEMPF, Thierry VERDIER

ÉVOLUTIONS DU COMPORTEMENT DES FRANÇAIS FACE AU DEVELOPPEMENT DE L’ECONOMIE CIRCULAIRE ANALYSE SYNTHETIQUE DES ETUDES QUANTITATIVES PORTANT SUR LES MODES DE VIE ET LES ASPIRATIONS DE LA POPULATION FRANÇAISE juin 2014


Gary Becker et l’approche économique du comportement humain

Analyse économique des comportements de prévention face aux risques de santé. Augustin Loubatan Tabo

Foucault et l'ordolibéralisme: cours au Collège de France en audio (Naissance de la Biopolitique) - Autre source





samedi 6 décembre 2014

De quoi le néolibéralisme est-il le nom? - Naissance de la 'Pataclinique


Hello, happy accountables!


« Les modèles économiques servent fréquemment à détourner des questions socialement pressantes. » John Kenneth Galbraith

«...le néo-libéralisme ne saurait en aucune façon être assimilé au moins d'Etat. Il est au contraire une rationalité politique originale qui confère à l'Etat la mission de généraliser les relations concurrentielles et la forme entrepreneuriale y compris et surtout au sein de la sphère publique.» Frédéric Pierru

« Au nom de ce programme scientifique de connaissance, converti en programme politique d’action, s’accomplit un immense travail politique (dénié puisque, en apparence, purement négatif) qui vise à créer les conditions de réalisation et de fonctionnement de la « théorie » ; un programme de destruction méthodique des collectifs.» Pierre Bourdieu


Avant tout, voici un dossier documentaire sur le site d'ubulogie clinique

Naissance de la 'Pataclinique




Pourquoi parler du néolibéralisme?


« Tout mécanisme de régulation est une théorie du changement social. » Jean de Kervasdoué

« La prévention devient, entre les mains de l’État, un outil de gestion des déficits budgétaires générés par les soins curatifs. » Raymond Massé

La sortie de mon état antérieur de "zombie politique" vient de ce que j'ai été stupéfait et horrifié par la submersion rapide de nos hôpitaux, je dirai aujourd'hui plus largement de notre "système de santé", par la iatrogenèse néo-managériale, par sa maltraitance masquée des malades et des soignants, médecins bien sûr, mais sans doute surtout des paramédicaux. Ce qui m'est apparu presque encore plus effroyable, c'est le découplage ubuesque, parce qu'ayant atteint le niveau d'une véritable révolution du sens du soin à l'hôpital, entre d'une part les théories professées par la rhétorique managériale dont la fonction est d'enfumer l'évidence de soins dégradés par un exécrable management low cost, et d'autre part les théories d'usage et méthodes de travail réelles mises en oeuvre par les opérationnels des services ("service" veut dire unité opérationnelle "au service du public"). 
Je déplore qu'entre complaisance résignée et complicité soumise, nous n'en parlions pratiquement plus, entre nous autres "soignants", sur nos lieux de travail, car d'autres en parlent, qui poussent trop souvent à nous transformer en "employés" du faux dialogue social à la française. Je ne reviens pas sur les critiques si pertinentes de Michel Crozier sur le faux dialogue social à la française.

Nos nouvelles Commissions Médicales d'Etablissement (CME), conformément à la prophétie auto-réalisatrice des "réformateurs", en particulier au modèle d'homo economicus, sont devenues des assemblées d'idiots aussi rationnels qu'égoïstes (rational fool d'Amartya Sen), mais aux rationalités plus limitées que jamais, avalant, certes avec quelques effets d'estrade pour se donner un supplément d'âme, la pensée Powerpoint programmés par le "nouveau patron" de l'hôpital et ses succubes. Comme disent les golfeurs, "on est toujours à la merci d'un bon coup". Une CME ou n'importe quelle structure de la nouvelle gouvernance est toujours à la merci d'une bonne analyse ou d'une bonne décision, quand elle participe encore un peu à la décision. Entendons nous bien, c'est le comportement collectif induit par une gouvernance managérialiste et infantilisante qui est ici critiqué et non le comportement individuel des acteurs qui relève de l'impotentia judicandi.

C'est qu'au classique management by decibels et by lobbying il faut ajouter aujourd'hui le management by bullying ou management par l'intimidation. Qui n'a pas à sauver un projet d'activité qui lui tient à cœur et ne va pas se résigner à "la fermer" pour ne pas sacrifier tout à la fois les soins auxquels il croit pour ses malades, le sens de son travail et son équipe de soins? Servitude volontaire ou servitude induite et bien induite?

Je propose plus bas une brève définition du néo-libéralisme inspirée de Pierre Bourdieu et Frédéric Pierru, peut-être aussi de Michel Foucault si je l'ai jamais compris, pour en finir avec les gogos de l'intégration industrielle de l’usine à soins. Je pense hélas aux nouvelles CME issues de la loi HPST, et tous ceux qui se cachent derrière la critique de la seule composante entrepreneuriale du grand "bordel" pour mieux masquer le "jacobinisme planificateur" inhérent à l'élite néo-mandarinale qui se constitue. « Corriger la lecture jacobine et planificatrice qui a été faite » du service territorial de santé au public, c'est la formulation utilisée par Marisol Touraine pour repousser les critiques de sa loi. Mais qui va se oser se déclarer "jacobin et planificateur" dans un pays ou pourtant la logique "étatique-corporatiste" bien décrite dans la société de défiance peut définir le mal français?
Trop de nos nouveaux médecins gestionnaires se réclament de la stratégie du glaive et du bouclier, proclamant que leur proximité du management officiel va mieux nous protéger de la bureaucratie sanitaire. Mais que vaut le prétendu bouclier quand le glaive de la raison clinique n'est plus qu'un couteau sans lame auquel il manque le manche? Triste sort du prisonnier-fonctionnaire.

Le néo-libéralisme est une idéologie idéaliste "armée", promue par des organisations internationales, au service de certains groupes d'intérêt. Il sert avant tout à la "faisabilité politique de l'ajustement", politique qui induit des comportements "d'Etat prédateur" selon James K. Galbraith. Celui-ci nous explique bien que ce néolibéralisme n'est plus qu'un discours idéologique tenu aussi bien par la droite et la gauche américaine, tout comme chez nous, alors que les universitaires des reaganomics sont aujourd'hui enfermés et oubliés dans leurs universités. Les reaganomics étaient plutôt opposés à la "régulation", mais furent qualifiées par George H. W. Bush "d'économie vaudou".

La régulation néo-libérale au service de la santé-bonheur a donc de beaux jours devant elle.

Proposition: néolibéralisme, néomanagérialisme et santé publique -  Page complémentaire

Le néo-libéralisme peut être défini comme une technique de gouvernement, historiquement située, qui fonde l'intégration de la société sur le postulat d’efficacité économique de la compétition régulée, dès lors généralisée à toutes les sphères de la vie publique et privée.

La société apparaît comme principe d'auto-limitation de l'Etat, en interface paradoxale entre l'Etat et l'individu, gouvernement et population, au nom à la fois de la liberté qui exclut toute forme de dirigisme et de la promotion de la "santé bonheur". Autrement dit, ce nouveau "Biopouvoir" ou "Biopolitique" prend en charge non les individus afin de les assujettir par des techniques disciplinaires, mais la population afin de réguler ses processus biologiques.

Le néo-managérialisme assure la régulation de la compétition, le managérialisme étant défini comme l'extension des techniques du management à toutes les sphères de la vie publique et privée.

Le Nouveau Management Public est un patchwork idéologique qui intègre, de façon très variable selon les pays, l'ensemble de ces mythes rationnels dans l'action publique. L'action publique est aujourd'hui sous contrainte internationale de la "faisabilité politique de l'ajustement". Les systèmes de santé sont une des variables d'ajustement essentielle des déficit publics. Force est de constater avec Raymond Massé que « La prévention devient, entre les mains de l’État, un outil de gestion des déficits budgétaires générés par les soins curatifs ».

Le "service territorial de santé au public " est bien l'autre nom d'une politique de santé qui sert de variable d'ajustement aux dépenses publiques

Cette idéologie vérificationniste et infalsifiable, fondée sur de fausses sciences sociales au service de Machiavel, explique tout, justifie tout, légitime tout, avale tout, à commencer par l'esprit critique des médecins, des managers, des usagers et des élus.

Le reste est anthropologique, captant la médecine dans l'effroyable re-division néo-managériale du travail, décrite par le sociologue américain Eliot Freidson, qui reproduit le triangle mythique de Dumézil: les élites de prêtres "sachants" qui se sont recomposées avec les sciences sociales servent de support légitimateur du management public, les guerriers-gardiens, en intégrateurs et capitaines d'entreprise à leur service, et enfin les producteurs. A propos de ce modèle anthropologique qui ne se résout jamais complètement en "lutte de classes", n'en déplaise à Marx, il faut lire Aristote (contre Platon et les néo-platoniciens) , Dumézil, Veblen, d'iribarne et Galbraith Jr.

Merde! Je ne suis pas un producteur dont le sens de l'action serait défini d'en haut!

Je ne crois pas à la "vue d'hélicoptère", genre De Gaulle survolant l'Île-de-France avec Delouvrier et lui disant, "Delouvrier, mettez moi un peu d'ordre dans ce bordel".
"Tous les chercheurs travaillant sur l’histoire des villes nouvelles connaissent la légende du « Delouvrier, mettez moi de l’ordre dans ce bordel » qu’aurait prononcé le général de Gaulle, au début des années 1960 lors d’un survol de la région parisienne en hélicoptère. Cette « petite phrase » est justement célèbre parce qu’elle résume à elle seule l’imaginaire des villes nouvelles. "
Et l'imaginaire du jacobinisme entrepreneurial à la française?

Tentative d'exploration du néo-libéralisme


Voilà, je répugne toujours a utiliser le mot "néolibéralisme" tout en ayant bien le sentiment qu'il est le nom de quelque chose. J'observe au quotidien et dans un désarroi croissant la conjonction des défaillances d'un régime de compétition régulée par une bureaucratie de plus en plus contre-productive au regard de ses objectifs affichés. Résumons le mal du pont de vue "clinique" d'où je l'observe, celui de la médecine de réadaptation: le mythe de la rationalisation comptable s'est accouplé à celui de la concurrence comme forme générale des activités humaines. Il a alors fallu construire un modèle comptable de production des services de santé qui puisse mettre les acteurs dans ce régime de compétition régulée. C'est ainsi modèle de production comptable par construction purement "cure" de la Tarification à l'Activité dans nos hôpitaux (T2A), a servi de modèle d'allocation des ressources en détruisant systématiquement cette part du care qui y était intimement associée pour tous les soignants, cette part d''intégration des soins en vue du résultat final pour le malade, bien différents des outputs de sortie de système autant que des "impacts" socio-économiques attendus du modèle d'intégration de la "fonction de production" par les experts de l'action publique.

Ce modèle de production fragmenté a été naturalisé par la séparation du sanitaire et du social qui a induit l'évaporation en France de la réadaptation comme problématique de l'action publique au profit du modèle exclusif de la participation, de l'activation qui est aussi l'idéologie du workfare. Le nouveau modèle du cure déconcentré pour les "Français de l'Etat" et du care décentralisé pour les "Français du département" excluait la possibilité de promouvoir tout dispositif intégrant les deux logiques autrefois étroitement intriquées. Après la grade fragmentation issue des lois de 1970 et 1975, séparant soins et social, penser la réadaptation comme stratégie nationale ou régionale de santé publique devenait tout simplement impensable, quand tous le pays associent naturellement réadaptation et prévention des situations de handicap, quel que soit l'âge.

En termes d'économie industrielle la supply chain s'est transformée sous l'action de nouveaux business models artificiellement construits par la bureaucratie sanitaire et des faux marchés imaginés par ses pompiers pyromanes. Nous souhaitons tous l'intégration réelle des parcours de soins, tant attendue des incantations réformatrices. Nous la souhaitons comme "centrage patient", et non comme "orientation client" cet acteur rationnel informé, responsabilisé et bien empouvoiré pour mieux répondre à toutes les incitations du marché. Bref avant tout imputable. Nous voulons bien sûr viser le résultat qui compte au terme de la chaîne de soins, l'outcome. Mais le système a évolué vers toujours plus de fragmentation institutionnelle, financière et culturelle en contexte de rationnement, vers des parcours de plus en plus chaotiques transformés en jungle pour des patients toujours plus complexes, toujours moins habiles à s'y mouvoir, vers toujours plus de flux poussés de l'amont vers l'aval et  de restrictions verticales de filières, bien loin de tout choix possible du "client" dès lors captif, quand la personnalisation des parcours impliquerait au contraire l'équilibre entre "flux tirés" et "flux poussés", entre standardisation et individualisation de la réponse la demande, entre "sur-mesure" et "prêt à porter". Comment pouvait-il en être autrement en organisant une guerre économique de survie ou d'expansion de tous les "idiots rationnels" entre eux, à un même moment ou à différents moments de la chaîne de soins.

L'intégration des soins, telle qu'observée par les acteurs

Cette "innovation destructrice" est-elle portée par des mythologies rationnelles dont personne ne sait maîtriser les conséquences ou par des stratégies politiques d'ajustement visant à rationner les soins et la protection sociale sous enveloppes fermées? Il est bien difficile de trancher. Comment ce nouveau paradigme de gouvernance qualifié de "néo-libéral", nous prive-t-il, nous autres soignants, de toute autonomie permettant de relier le cure du "traitement industrialisé de la nouvelle usine à guérir au care du prendre soin, du souci de l'autre humaniste? Comment et pourquoi tente-t-il de réaliser l'alignement de cette compétition régulée à travers ses multiples niveaux? Pourquoi la future loi de santé nous apparaît-elle de plus en plus comme la loi HPST II quand on en attendait une remise en cause?

  1. Au niveau "macro": cela peut peut-être se résumer aux principes issus du consensus de Washington: "gouverner pour le marché" considéré comme seule source du progrès, de la paix et de la démocratie, dans le cadre contraint d'un idéalisme libéral trop souvent "armé".
    Les programmes d'ajustement structurels et les problèmes liés à leur faisabilité en découlent... en contexte de rationnement.

  2. Au niveau "méso": se déploient des armes de destruction massive de tous les "collectifs" assimilés à "l'esprit de corporation" décrit par le Chapelier, dont le "service hospitalier". Le service hospitalier par exemple, n'apparaît plus que comme un avatar corporatiste nuisible, un "libéralisme médical à l'hôpital". Voici que la rationalité managériale pure et son innovation destructrice émergent de la "théorie pure" (texte sur l'essence du néolibéralisme de Bourdieu). Galbraith et Mintzberg sont parmi les auteurs qui ont le mieux décrit l'autonomie et les défaillances tragiques de ces technostructures intermédiaires. Notons qu'elles sont aussi la cible de la corporate governance qui vise à redonner le pouvoir aux actionnaires. Cette logique se généralise à l'Etat entreprise où le management intermédiaire, soumis au "contrôle de gestion", est sommé de rationaliser une fonction de production définie par l'action publique de ce corporate state. Dès lors le niveau "méso" n'a de cesse d'auto-définir les besoins qu'il est censé servir. Le "business model", la fonction de production imposée d'en haut avec ses objectifs sous enveloppes fermées, précède la définition des produits (résultats myopes comme outputs de sortie de système) et de la re-division du travail. Dès lors naît un cercle vicieux de la perte de sens, qui nie le "travail réel", roue de la perte de sens par laquelle le management n'a de cesse de tailler la réglementation à sa main (planification, définition des "activités de soins", gouvernance, ré-ingénierie des professions). Voilà la triste histoire de la loi HPST et des notes de bas de page que la future loi de santé va y inscrire.

  3. Au niveau "micro": il ne s'agit pas de "gouverner par le marché" mais plus exactement de "gouverner par les incitations", de généraliser une forme entrepreneuriale purement compétitive, dès lors nécessairement soutenue par un "business model" (un modèle rationalisé de profit, ne serait-ce que pour la survie d'une activité "non lucrative", dans une règle du jeu tarifaire imposée par un faux marché), dans les mécanismes les plus intimes de toute activité humaine. Il s'agit de la "transformation de la concurrence en forme générale des activités de production". Je ne reviens pas sur la "biopolitique" de Foucault ni sur le workfare ou "Etat social actif", où le travailleur devient entrepreneur de soi, dans l'idéal de devenir si possible un prédateur des autres. Voilà quel Brave new world  nos grands ingénieurs de la santé bonheur ont pensé pour nous!

Mais quel est le sens de la liberté individuelle dans ce paradigme, cette théorie pure du "divin marché"? La liberté individuelle et d'organisation d'activités collectives, qui ne sont pas toujours for profit, comme Adam Smith lui-même le savait, n'y est plus la condition de l'émergence de bonnes solutions pour la cité, elle devient l'objet d'un jeu d'incitations savantes qui doit permettre de ne laisser émerger dans la conscience individuelle et collective que des objectifs bien calibrés dans un cadre prédéfini par les théoriciens purs de l'Etat, leur "dictature du projet" et leurs "contrats" dont leurs agences pilotent les objectifs.

Poussant à l'extrême le pessimisme libéral sur la nature humaine, bien au delà d'Adam Smith et de la plupart des penseurs du libéralisme, la politique néo-libérale se réduit à cette quête de procédures et de principes objectifs, indépendants des motivations des hommes. Mais derrière cette apparente coalition moderne du droit et du marché, il s'agit bien d'une dépossession démocratique et d'un déni de citoyenneté qui n'ont vraiment rien de "libéral" au sens classique du terme. Chaque citoyen producteur y perd toute dignité humaine, n'étant plus convoqué que comme "idiot rationnel" réagissant aux incitations mécaniques prévues par la théorie pure.

Webographie


1. Le consensus de Washington (d'après wikipedia)

Le consensus de Washington, selon John Williamson, résume en 10 points les propositions qu'on qualifie de « néolibérales ».IL est ainsi nommé parce partagé que partagé par les organisations économiques basées dans cette ville (le FMI, la Banque mondiale…(Williamson, John (1990), « What Washington Means by Policy Reform » in John Williamson, ed. Latin American Adjustment: How Much Has Happened? (Washington : Institute for International Economics

  • Politique budgétaire : les déficits n'ont d'effets positifs qu'à court terme sur l'activité et le chômage, alors qu'ils seront à la charge des générations futures. À long terme, ils produisent inflation, baisse de productivité et d'activité. Il faut donc les proscrire, et n'y recourir qu'exceptionnellement lorsqu'une stabilisation l'exige ;
  • Les dépenses publiques doivent se limiter à des actions d'ampleur sur des éléments clefs pour la croissance et le soutien aux plus pauvres : éducation, santé publique, infrastructures… Les autres subventions(spécialement celles dans une logique de guichet) sont nuisibles ;
  • Politique fiscale : les impôts doivent avoir une assiette large et des taux marginaux faibles de manière à ne pas pénaliser l'innovation et l'efficacité ;
  • Politique monétaire : les taux d'intérêts doivent être fixés par le marché ; ils doivent être positifs mais modérés ;
  • Pas de taux de change fixe entre les monnaies ;
  • Promotion de la libéralisation du commerce national et international : cela encourage la compétition et la croissance à long terme. Il faut supprimer les quotas d'import ou export, abaisser et uniformiser les droits de douanes…
  • Libre circulation des capitaux pour favoriser l'investissement ;
  • Privatisation des entreprises publiques, démantèlement des monopoles publics pour améliorer l'efficacité du marché et les possibilités de choix offertes aux agents économiques ;
  • Déréglementation; à l'exception des règles de sécurité, de protection de l'environnement, de protection du consommateur ou de l'investisseur, toutes les règles qui entravent la concurrence, et empêchent les nouveaux compétiteurs d'entrer sur un marché doivent être éliminées ;
  • La propriété doit être légalement sécurisée ;
  • Financiarisation.

2. L’essence du néolibéralisme par Pierre Bourdieu, mars 1998
“Au nom de ce programme scientifique de connaissance, converti en programme politique d’action, s’accomplit un immense travail politique (dénié puisque, en apparence, purement négatif) qui vise à créer les conditions de réalisation et de fonctionnement de la « théorie » ; un programme de destruction méthodique des collectifs.” Pierre Bourdieu

3 . De quoi le libéralisme est-il le nom? Jean-Claude Michéa
Résumé dans la revue du Mauss:
Avec cet article, l’auteur prolonge et clarifie quelques-uns des points essentiels de son dernier ouvrage, L’Empire du moindre mal. Il rappelle notamment combien la conception pessimiste de la nature humaine au fondement du libéralisme l’a conduit à plaider pour une morale neutre en valeurs et pauvre en vertus. Et c’est là peut-être l’une des raisons pour laquelle la politique libérale se réduit à cette quête de procédures et de principes objectifs, indépendants des motivations, bonnes ou mauvaises, des hommes. Et l’une des raisons également de l’émergence de cet empire moderne du droit et du marché qui tend aujourd’hui à régner sur nos sociétés contemporaines.


4. Pierre Dardot et Christian Laval « Néolibéralisme et subjectivation capitaliste »

Ce texte me paraît expliquer pourquoi la liberté d'action des "professions libérales à l'hôpital" se trouve directement anéantie par la normalisation de la concurrence, qui vise à naturaliser la "transformation de la concurrence en forme générale des activités de production".
Le nouveau paradigme est présenté comme hybridation de deux modèle de création de valeur: la rationalisation managériale du profit de type taylorien et l'innovation destructrice de Schumpeter qui ne cesse de mettre cul par dessus tête les marchés soi-disant purs et parfaits des néoclassiques.


On comprend bien ici pourquoi l'action publique n'a pas besoin d'aller jusqu'à la "marchandisation" vraie pour répondre à ces exigences. Ce n'est pas une volonté consciente qui conduit le processus. Cependant de nouvelles coalitions émergent pour sur-légitimer cette nouvelle raison du monde, qui ont "intérêt" à ce nouvel universel néo-libéral, comme les juristes ont, en leur temps, légitimé l'Etat légal rationnel, rendant ainsi inutile et Dieu et le Roi.
L'effet est nécessairement différent entre pays qu ont développé la mythologie de l'autonomie par le "self" contre le vieux continent et le catholicisme et ceux qui avec Rousseau ont laissé l'individu seul face à l'Etat garant de l'autonomie des citoyens en les protégeant de tous les collectifs intermédiaires. le Veau d'or de l'entreprise de soi et des autres affronte toujours déjà la putain du diable, la Déesse Raison. L'individu, pris entre César et Mammon, n'a plus qu'à aller voir son psychothérapeute qui le protégera de la souffrance au travail en développant ses "habiletés sociales". Mais à quoi? A l'extension opérationnelle de la manipulation de soi et des autres?

Comme le dit Patrick Gibert, dans le Nouveau Management Public ce n'est plus tant le droit et les juristes que les sciences sociales qui dominent la technologie de gouvernement.
Ainsi faut-il voir l'invasion des "agences" par les professionnels patentés de cette nouvelle ingénierie sociale de marché, chargés de la création de l'homme nouveau, ce produit de la biopolitique, la plus parfaite des "ressources humaines", celle dont on se plait à croire qu'elle est née pour la compétition régulée.

Ainsi se déploie le triangle mythologique de Dumézil, explication possible de la transformation de "l'Etat social" en "Etat prédateur" (modèle anthropologique utilisé par Thornstein Veblen, d'Iribarne, Galbraith junior...). Ce triangle s'applique à la reconfiguration de la médecine dans le schéma n°3

Schéma n°1: les trois fonctions mythologiques face à "l'Etat prédateur"


5. La loi Le Chapelier et le rejet des corps intermédiaire. Aux sources du jacobinisme entrepreneurial à la française

Dans l’exposé des motifs de sa célèbre loi (14-17 juin 1791), Le Chapelier, rejetant les corps intermédiaires chers à Montesquieu affirme:
« Il n’y a plus de corporations dans l’Etat; il n’y a plus que l’intérêt particulier de chaque individu et l’intérêt général. Il n’est permis à personne d’inspirer aux citoyens un intérêt intermédiaire, de les séparer de la chose publique par un esprit de corporation »

Dans son discours du 29 septembre 1791:

"Il n’y a de pouvoir que ceux constitués par la volonté du peuple exprimée par les représentants ; il n’y a d’autorités que celles déléguées par lui ; il ne peut y avoir d’action que celle de ses mandataires revêtus de fonctions publiques."

C’est pour conserver ce principe dans toute sa pureté, que, d’un bout de l’empire
à l’autre, la Constitution a fait disparaître toutes les corporations, et qu’elle n’a plus reconnu que le corps social et des individus. […]

ARTICLE PREMIER

"L'anéantissement de toutes les espèces de Corporations d'un même état et profession étant une des bases fondamentales de la Constitution Française, il est défendu de les rétablir sous quelque prétexe et quelque forme que ce soit."

ARTICLE SECOND

"Les citoyens d'un même état ou profession, les entrepreneurs, ceux qui ont boutique ouverte ne pourront, lorsqu'ils se trouveront ensemble, se nommer ni présidents, ni secrétaires, ni syndics, tenir des registres, prendre des arrêtés ou délibération, former des règlements SUR LEURS PRÉTENDUS INTERÊTS COMMUNS."

« La Loi Le Chapelier, promulguée en France le 14 juin 1791, est une loi proscrivant les organisations ouvrières, notamment les corporations des métiers, mais également les rassemblements paysans et ouvriers ainsi que le compagnonnage.

La loi contribue, avec le décret du 18 août 1792, à la dissolution de l'Université et des facultés de médecine, au nom du libre exercice de la médecine, sans qu'il soit nécessaire d'avoir fait des études médicales ou d'avoir un diplôme, jusqu'à la création des écoles de santé de Paris, Montpellier et Strasbourg le 4 décembre 1794.

La Loi Le Chapelier a été abrogée en deux temps le 25 mai 1864 par la loi Ollivier, qui abolit le délit de coalition, et le 21 mars 1884 par la loi Waldeck-Rousseau, qui légalise les syndicats.

6. Huard P., Imbault-Huart Marie-José. Concepts et réalités de l'éducation et de la profession médico-chirurgicales pendant la Révolution. In: Journal des savants. 1973, N° pp. 126-150 .
« II vaut mieux manquer de praticiens que d'en avoir de mauvais ». Cabanis (rapport du 29 brumaire en VIII) (21 novembre 1799)

Voir l'opposition entre La Rochefoucauld-Liancourt ("physiocrate méconnu") et Guillotin, preuve que le débat entre la santé publique des "physiocrates" et la clinique, entre ces amoureux des modèles abstraits, ces théoriciens du Bien-être, fondateurs du premier modèle économique scientifique, et la médecine n'est pas nouveau :

7. Portrait de médecin: Joseph-Ignace GUILLOTIN - 1738-1814
"Il y a des hommes malheureux. Christophe Colomb ne peut attacher son nom à sa découverte; Guillotin ne peut détacher le sien de son invention". Victor Hugo

8. La Loi du 30 novembre 1892 par Bernard HŒRNI (suppression des officiers de santé)

9. La santé au régime néo-libéral par Frédéric Pierru.

10. Renouveau managérial dans le contexte des réformes des services de santé : mirage ou réalité ?


Figure 2: le pire ennemi du médecin, c'est le médecin




Inspiré de: Frédéric Pierru. Les mandarins à l’assaut de l’usine à soins. Bureaucratisation néolibérale de l’hôpital français et mobilisation de l’élite hospitalo-universitaire (dans la bureaucratisation néolibérale de Béatrice Hibou)

Figure 3: pour ceux qui croient encore à la grande intégration gestionnaire



Inspiré de: Frédéric Pierru LE MANDARIN, LE GESTIONNAIRE ET LE CONSULTANT Le tournant néolibéral de la politique hospitalière Le Seuil - Actes de la recherche en sciences sociales 2012/4 - n° 194

L'éthique de l'imputabilité ou le nouvel esprit de l'action publique - La santé publique comme business model de soi et des autres- L'imputabilité comme nouvelle raison du monde

A mon sens, une des sources de l'incompréhension mutuelle des libéraux et républicains face au Nouveau Management Public appliqué à la santé est lié à la place de "l'imputabilité" comme nouvelle religion du monde, et sa façon de détruire tout collectif intermédiaire entre l'individu imputable et la rationalité managériale publique. Bourdieu avait perçu le néolibéralisme avant tout comme une arme de destruction massive des "collectifs".

1. Reddition des comptes et santé mentale en France - L’impossible et irrésistible évaluation

2. Résister à l’emprise de la gestion : ce que l’armée du salut nous apprend
Resisting the domination of managerialism: lessons from the Salvation Army. Vassili Joannides et Stéphane Jaumier

3. Renouveau managérial dans le contexte des réformes des services de santé : mirage ou réalité ? (on copie le Canada pour la bureaucratisation et les USA pour la marchandisation des assurances)

4. La société du malaise


"La neurasthénie fait apparaître un nouveau type d'expertise que le sociologue Andrew Abbott a appelé "la juridiction des problèmes personnels". (...) ...au cours des années 1920, deux nouveaux personnages apparaissent de façon concomitante: le psychothérapeute et le manager." Ce dernier émerge de la nouvelle organisation du travail rationalisée, taylorienne puis fordienne (...). Le thérapeute, lui développe le type de capacité dont l'entreprise bureaucratique a besoin (...). les cures consistent à augmenter les capacités relationnelles permettant de répondre aux demandes multiples pouvant s'exercer sur le self sans qu'il soit débordé par elles." Alain Ehrenberg


On sait que le management public de nos systèmes de santé est tout sauf "performant", même dans un sens acceptable du terme. Allant à l'encontre de son projet affiché, de mauvaises lois en mauvaises lois, l'action publique détruit les compétences clés, paralyse la véritable création de valeur, l'accountability transforme la liberté d'entreprendre (individualisme politique) en obligation morale de compétition (individualisme moral), et réduit tragiquement le service rendu au public. La question que se posent sans cesse les soignants désenchantés est de savoir si cette destruction est volontaire et procède d'un volonté cachée de "marchandisation" ou si elle est le fruit d'un système de croyance, un ensemble de mythes rationnels ou rationalisant a posteriori des choix démunis de preuves, en pratique contre-productifs, et qui auraient pu être différents. Avec l'imputabilité, L'Ethos du profit de Max Weber, ou la conception moderne du self américain selon Alain Erhenberg ("la société du malaise") ne reviennent-ils pas à la charge dans nos vieux pays européens sous la forme terriblement insignifiante, pour nous autres latins, de civilisation méditerranéenne, d'un Ethos du business model, de la recherche laïcisée du salut par l'entreprise de soi et des autres?

Le salut par la santé Bien-être imposée par la biopolitique et par les modèles médico-économiques  qu'elle impose, sont alors pour nous autres médecins les deux visages de l'horreur d'une démédicalisation qui apparaît synergique de la dé-protection sociale.

Ce tableau ci-dessous, établi par Pierre Fraser, sociologue canadien qui a analysé l'ouvrage d'Ehrenberg, est intéressant pour guider "l'imputable" qui refuse d'être "neurasthénique".


"Le débat n’est pas : ou la protection ou l’opportunité, mais l’intégration des deux modèles en France. Ce qui suppose une réflexion sur leurs limites réciproques."
"Alain Erhenberg en réponse à Robert Castel (il fait référence au 2 modèles d'autonomie présentés dans cette page).


« L'économie est la science du raisonnement en termes de modèles et l'art de de choisir les modèles les plus pertinents pour le monde contemporain. » John Maynard Keynes

Esculape vous tienne en joie