dimanche 19 janvier 2014

La T2A: rationalité marchande ou rationalité managériale?


"Les réformes managériales dans le secteur de la santé ont en elles deux potentialités qui correspondent aux deux grandes interprétations qui en ont été faits jusqu'à présent: la maîtrise des dépenses et l'optimisation de la production des soins d'un coté, la réduction de la couverture sociale de l'autre." 
Nicolas Belorgey - L'hôpital sous pression: enquête sur le Nouveau Management Public


«...le néo-libéralisme ne saurait en aucune façon être assimilé au moins d'Etat. Il est au contraire une rationalité politique originale qui confère à l'Etat la mission de généraliser les relations concurrentielles et la forme entrepreneuriale y compris et surtout au sein de la sphère publique.» Frédéric Pierru


"L’alliance entre des entreprises qui pensent avoir le droit moral de faire ce qu’elles veulent et une théorie économique qui les conforte en érigeant en dogme le mythe du marché efficient nous a conduits à la catastrophe" Henry Mintzberg 


"L'opposition entre le libéralisme et l'étatisme qui occupe tant les essayistes, ne résiste pas une seconde à l'observation." Pierre Bourdieu


Je suis partagé entre d'une part la critique des effets profondément délétères des "leurres marchands" introduits par la T2A, critique dans laquelle excelle André Grimaldi notamment dans son dernier texte cosigné avec Bernard Granger, Anne Gervais et Nathalie de Castro en réaction à des propos de Gérard Vincent sur les effets vertueux de la T2A, et d'autre part l'opinion que je partage avec la FHF qu'il faut rapidement une part de financement à l'activité en SSR dont la dotation globale tue l'activité à très grande vitesse.
C'est que la T2A est l'objet d'instrumentations, d'interprétations et de fantasmes multiples, macro, méso ou micro-économiques ou systémiques.

  • Pour les uns c'est une sorte de paiement au mérite, une "carotte" incitative qui récompense les bons travailleurs, c'est ici une théorie des motivations au travail qui est mobilisée, en l'occurrence des motivations "extrinsèques". Ceux-ci opposeraient même ses vertus à une loi HPST trop managérialiste et "soviétique". Vieille théorie X de Mc Gregor à laquelle il oppose la théorie Y.
  • D'autres la considère comme un outil de transparence qui protège l'activité, c'est ici une volonté de défense contre l'opacité de la bureaucratie allocative et le lissage de coûts réels non captés.
  • Pour les autres c'est la vérité des coûts dans un bon management basé sur l'activité, avec une juste allocation des ressources, c'est une théorie de la rationalisation managériale qui est mobilisée
  • Pour d'autres c'est un outil d'optimisation de l'efficience et des restructurations par la concurrence, c'est une théorie micro-économique sur le comportement des acteurs (théorie de l'idiots rationnel, homo economicus de l'économie mainstream selon Amartya Sen").
  • Pour d'autres c'est un paiement séquentiel entraînant une guerre de tous contre tous et incitant avant tout les acteurs à ne pas coopérer, à rebours de toute logique de parcours intégré. Cela conduit les pompiers pyromanes à superposer des "coordinations" toujours plus bureaucratiques.
  • Pour d'autres c'est une application à la santé de la gestion néo-libérale, c'est une théorie d'économie politique, voir un moyen de domination par les programmes d'ajustement structurels
  • Pour d'autres c'est un moyen de prise de pouvoir des managers sur les professionnels
  • Pour d'autres enfin, c 'est une technique générale de rationnement fondée sur une direction par objectifs et la gestion axée sur les résultats (LOLF) qui maximise la fonction d'utilité des politiques.
Dans les dernières interprétations il y a plutôt une continuité et une remarquable cohérence du rationnement et de la déconstruction de la solidarité nationale entre numerus clausus apparu dans les années soixante dix, loi de 1991, planification sanitaire, logiques des" contrats" (d'objectifs sans moyens garantis pour les centres de responsabilité), pseudo-marchés de la T2A, pôles d'activités et loi HPST, et l'intégration industrielle verticale opérée par la création des "grandes assistances publiques régionales" que sont les ARS.

Un modèle de coûts sert à trois choses fort différentes, contrôler la gestion au niveau de centres de responsabilités, améliorer l'efficience d'allocation des ressources et enfin optimiser la prise des décisions. Chaque finalité impose un modèle différent, nous disent les experts.

Mais quelle finalité donne-t-on à la T2A? Quel est aujourd'hui le niveau du centre de responsabilité pertinent? Quel niveau de gouvernance répartit les ressources? Lequel décide des créations et restructurations répondant aux besoins de soins?
Au delà de l'idéologie, la T2A semble surtout être une clé de répartition budgétaire très mal ficelée et inutilement complexe d'une enveloppe contrainte. Elle aurait du avant tout être simple, en considérant qu'elle serait inéluctablement fausse, comme tout modèle de coûts couplé à une allocation budgétaire. Il aurait fallu ne pas l'introduire sous la forme de ce veau d'or managérial vénéré par la propagande officielle, afin de ne pas générer trop de coûts de transaction et lui permettre d'être mieux associée à de véritables mécanismes complémentaires ou hybrides.

Il est clair que la T2A ne prend son sens ou ne produit tout ses contresens que par son mode d'intrication avec les autres piliers du Nouveau Management Public:
  • la planification rationnelle au stade de la conception des "besoins" et des "produits", dès lors dissociée de l'exécution
  • l'allocation basée sur l'activité, (au risque de construire les activités sur les modèles de coûts, qui dépendent des modèles de résultats et non sur les compétences clés de l'organisation)
  • la gestion des nouveaux exécutants, devenus techniciens de santé, par les résultats et la comparaison d'indicateurs dans le cadre d'une gouvernance industrielle / entrepreneuriale qui dirige d'en haut la ré-ingénierie des "compétences",
  • enfin un contrôle de gestion à croissance exponentielle, fondé sur le numérique, qui prend le nom de qualité (rôle de la "certification" dans la théorie de l'agence pour pallier l'asymétrie d'information, en prenant l'exemple du marché des voitures d'occasion) et de gestion des risques.
En se focalisant trop sur la T2A, l'affrontement récent MDHP vs FHF occulte peut-être l'essentiel de la "bureaucratisation du monde" sanitaire et de ses interprétations possibles.

« Le pouvoir étatique n'est jamais aussi habile à resserrer son étreinte sur la société civile que lorsque qu'il feint de l'émanciper des autorités qui font de l'ombre à la sienne.» Bertrand de Jouvenel - « Du pouvoir » 

"La rhétorique managériale finit même par adopter des formulations à ce point vide de contenu qu'elles n'ont pas de contraire. Avoir l'ambition d'être un leader est engageant, mais qui souhaite adopter la posture du suiveur? Être le champion de l'excellence est sans doute motivant mais qui rêve d'être celui de la médiocité? Non seulement les mots mais aussi la parole perdent leur sens, générant chez ceux qui écoutent cynisme et désarroi." François Dupuy "La fatigue des élites.


"Tout ce qui est simple est faux, tout ce qui est compliqué est inutilisable." Paul Valéry

Webographie

  1. Gérard Vincent : « La tarification à l'activité a sauvé le service public en lui donnant un intérêt à agir » - voir aussi Rapport FHF sur la T2A
  2. Une réaction du Mouvement de Défense de l'Hôpital Public aux propos de Gérard Vincent
  3. DREES: réforme du financement des hôpitaux quel impact sur leur niveau d'activités?
  4. Evaluation de la tarification des soins hospitaliers et des actes médicaux, IGF (avril 2012)
    "... la T2A et la CCAM tendent progressivement, et sous l'effet de corrections techniques répétées, à perdre leur logique médico-économique. (...)
    La T2A s'oriente vers une simple clé de répartition budgétaire de plus en plus éloignée de toutes références économiques."
    "L'objectif d'efficience productive ne peut être rempli du fait de la mauvaise qualité du signal-prix."
    En d'autres termes le rapport reproche à la T2A de ne pas avoir respecté le modèle américain de concurrence par comparaison (yardstick competition) dont il postule, sans aucune preuve, l'efficacité. Les auteurs du rapport proposent sans surprise de "revenir aux fondamentaux" des outils que sont la T2A et la CCAM.
  5. Position de la FHF sur le financement à l'activité des SSR
    "La FHF défend l’idée d’un changement à court terme du modèle de financement du SSR. Le système actuel, fondé sur la dotation annuelle de fonctionnement pour les établissements publics, pénalise le secteur des soins de suite et de réadaptation depuis trop longtemps. Il devient urgent de le faire évoluer. Le recours à un modèle de financement intégrant une part d’activité est indispensable mais la classification actuelle, décrivant les séjours, n’est pas assez robuste."
  6. T2A ou financement à l'activité en SSR? Un habillage cosmétique selon le blog T2A Conseil
    Ne dîtes plus T2A SSR mais réforme du financement en SSR !
    La FHF demande la T2A SSR dès 2015
  7. La bureaucratisation du monde à l’ère néolibérale, ou la managérialisation des sociétés industrielles au XXe siècle ? - (site de Thibaut Le Texier)

    A propos du livre "La bureaucratisation du monde à l'ère néo-libérale" de Béatrice Hibou. Paris. La Découverte, 2012,