jeudi 22 mai 2014

Quand l'art de la médecine se perd dans l'art de subsister



Les documents


1. Tarifs journaliers des hôpitaux : des écarts considérables « inadmissibles », dénonce une enquête

2. A l'hôpital, des frais opaques et inégaux facturés aux patients

3. Arrêté n °2013137-0005 signé par Directeur général de l'agence régionale de santé de l’île de France le 17 Mai 2013 Agence régionale de santé Tarifs journaliers de prestation 2013 APHP

4. L'hospitalisation d'un émir relance le débat sur l'accueil de riches patients étrangers LE MONDE - 19.05.2014 à 10h37

5.Tarifs journaliers pour 2013, établissements publics et privés non lucratifs en Île-de-France. Le fichier existe en format Excel, vous pouvez essayer de le demander à l'ARS- Île-de-France ou aux Fédérations d'établissements.


6. T2Amours, mon pays et Paris




Le commentaire



Pour les malades non pris en charge par l'assurance maladie, les tarifs sont négociés entre établissements et Agences Régionales de Santé (ARS), comme l'indique l'arrêté concernant l'AP-HP. 
Professionnels et usagers devraient avoir accès aux données du tableau des tarifs franciliens comme des autres régions, réalisé par les ARS, accessible aux directions d'établissements. Cet accès doit être favorisé dans le cadre plus général de l'accessibilité aux données de santé, clé d'une véritable démocratie.
Pour les étrangers payants, qu'ils soient émirs ou non, ces tarifs journaliers peuvent aboutir à des montants supérieurs à trois fois le tarif "sécu", si l'on considère les tarifs en T2A pour les soins aigus. 
Ils servent aussi de base au calcul du ticket modérateur de 20 % (article du QdM)
Il en est de même pour les SSR si l'on considère le prix de journée recalculé à partir de la DAF, malgré son opacité totale, et notamment pour les hôpitaux de jour.
Les émirs et autres patients payants, y compris ceux réglant seulement le "tiers payant", sont donc bien rentables. Ils permettent de compenser partiellement l'asphyxie financière programmée des établissements publics et privés non lucratifs que ces tarifs journaliers concernent. 
Ce qui serait inacceptable pour les soignants, ce serait de voir cohabiter des soins de luxe pour les malades payants et des soins low cost pour les malades relevant de la solidarité nationale.

Il y a déjà trop de renoncement aux soins, alors que les éthiconomes nous rebattent les oreilles de la surmédicalisation et des gains d’efficience attendus de la réduction des soins, prescriptions et examens inutiles.
La réalité tangible qui émerge de nos constats quotidiens au contact de nos patients, c'est que si l'on réduisait la sous consommation (underuse) avec autant de vigueur qu'on dénonce la surconsommation, les dépenses de santé augmenteraient, même en s'organisant mieux, ce qui supposerait ce stopper le processus de "déconcentralisation" actuel et d'associer les médecins à la gestion dès le niveau "micro". Il faut alors mieux définir les contours de la solidarité nationale et le niveau des recettes nécessaires en se libérant des fausses expertises asservies aux lois des marchés politiques. Science et politique sont deux choses différentes. L'oublier conduit au déni de citoyenneté et de la dépossession démocratique. L'oublier conduit à une hyper-bureaucratie débridée, légitimée par une EBM dévoyée de ses objectifs par les modèles d'économie industrielle qui nous accablent depuis les années soixante-dix, bien cachés derrière une prétendue "démocratie sanitaire" sous contrôle des agences et de l'Etat régulateur.

Nier la demande en ne considérant que la demande induite par l'offre n'a jamais été la solution.
Des agences? Peut-être, mais au service des parties prenantes (stakeholders), usagers, professionnels et payeurs et non au service des seuls payeurs (shareholders), priorité réelle du beau modèle de pertinence de l'OCDE: "Mesure selon laquelle les objectifs de l’action de développement correspondent aux attentes des bénéficiaires, aux besoins du pays, aux priorités globales, aux politiques des partenaires et des bailleurs de fonds."

Esculape vous tienne en joie,

Quelques textes de Frédéric Pierru pour comprendre les paradoxes de la loi HPST


Frédéric Pierru - Réforme du financement de la santé: la raison politique prime sur la raison économique
La réforme du système de santé vise avant tout à préserver des équilibres politiques qui s'inscrivent dans la longue durée


LE MANDARIN, LE GESTIONNAIRE ET LE CONSULTANT (enfin en ligne!)
Le tournant néolibéral de la politique hospitalière Frédéric Pierru - Le Seuil; Actes de la recherche en sciences sociales 2012/4 - n° 194 pages 32 à 51


L'«hôpital-entreprise» Une self-fulfilling prophecy avortée


Hospital Inc. Le secteur hospitalier à l’épreuve de la gouvernance d’entreprise - Frédéric Pierru


Napoléon au pays du Nouveau Management Public. Frédéric Pierru. L'exemple de la "déconcentralisation" de la politique de santé

dimanche 11 mai 2014

Abrégé de décomposition sanitaire: les paradoxes de la loi HPST


"La rhétorique managériale finit même par adopter des formulations à ce point vide de contenu qu'elles n'ont pas de contraire. Avoir l'ambition d'être un leader est engageant, mais qui souhaite adopter la posture du suiveur? Etre le champion de l'excellence est sans doute motivant mais qui rêve d'être celui de la médiocité? Non seulement les mots mais aussi la parole perdent leur sens, générant chez ceux qui écoutent cynisme et désarroi." François Dupuy "La fatigue des élites

« Ne confondons pas «patient centred» avec «client oriented». Etre centré sur le malade, pour la médecine, n’est pas une stratégie. C’est la condition de son existence, la démarche d’où elle émerge : son origine.» Bertrand Kiefer, revue médicale suisse.


Entre la main invisible du marché et la main trop visible de l'Etat, il y a "ce que sait la main", qu'on a trop longtemps ignoré

Nous débutons ce florilège par deux texte de Jean de Kervasdoué. Ils permettent de comprendre pourquoi personne n'est vraiment prêt à toucher à la loi HPST, les libéraux y voyant la promotion de la main invisible du marché et les républicains celle bien trop visible de l'Etat. Nous poursuivons avec quelques autres textes qui illustrent pourquoi cet immobilisme provoque une fuite en avant dans le management public le plus destructeur qui soit. Les politiques publiques "macro" sous forte contrainte d'ajustement retentissent inévitablement sur le méso-management des établissements et sur les micro-systèmes fragiles que sont les équipes de soins. La destruction des savoirs professionnels qu'ils soient individuels ou collectifs est en marche (figure 1). Les pertes de chances pour les patients sont l'effet de choix tragiques  rationalisés par les politiques publiques que l'on demande aux médecins et au delà à tous les soignants d'assumer (figure 2).


3.L'ennemi interne de Jean Claude Desforges  ou le blues du directeur d'hôpital: Texte paru dans " Hôpital et Territoires" écrit par un ancien directeur.

4. HÔPITAL: La réorganisation des soins viendra de l'intérieur – NEJM
Comment un tel prêchi-prêcha de comptoir pour MBA de la santé  a-t-il pu s'insinuer au plus haut sommet de l'Etat? Les sophistes et les énarques savaient au moins nous enfumer dans les règles.
(...)"la coopération se construit dans l’amont de la rencontre avec le patient".
"Il s’agit de mettre au travail des soignants rompus à l’exercice singulier, sur un amont de cet exercice qui est de niveau organisationnel et de les amener à questionner leurs pratiques en se confrontant à d’autres modes d’exercice que le leur et à d’autres façons de répondre que la leur"

6. "A Doctor's Declaration of Independence"
It's time to defy health-care mandates issued by bureaucrats not in the healing profession." (Une tribune du Wall street journal du 28/04/14)

7. Chine: comment produire des statistiques fiables (la question des Etats quantophréniques)
Rappelons à cet égard la loi de Goodhart qui s'applique à chaque niveau de gouvernance (macro, méso et micro).
"As soon as the government attempts to regulate any particular set of financial assets, these become unreliable as indicators of economic trends." 
Ou plus simplement "Quand une mesure devient un indicateur, elle cesse d'être une mesure".

8. Une profession de l'Etat providence: le directeur d'hôpital.  François-Xavier Schweyer

9. Loi HPST: l'entrée dans le paradigme du tout incitatif en question. Elsa Boubert
Pour comprendre 



13. L’avènement de la gestion par pôle Dernier avatar de la lutte de pouvoir à l’hôpital? Robert Holcman

14. Le mandarin, le gestionnaire et le consultant Frédéric Pierru.  

Une explication sociologique de la "trahison des clercs"- Retour sur une mobilisation improbable : l’action collective des hospitalo-universitaires contre la réforme de l’hôpital public



jeudi 8 mai 2014

Des défaillances du méso-management ou vers l'irresponsabilité sociale de l'entreprise hôpital


Servitude 2.0: quand le constructivisme social rencontre la responsabilité sociale des entreprises


« Je ne cesse de le répéter depuis deux ans : nous les Entrepreneurs, nous pouvons être à ce siècle encore tout jeune, ce que les instituteurs ont été à notre IIIè République. L’école était chargée de former le citoyen, c’est à l’entreprise aujourd’hui de lui apprendre le nouveau monde. Les instituteurs étaient les messagers de l’universel républicain, les entrepreneurs sont aujourd’hui les porteurs de la diversité de la mondialisation. Les instituteurs détenaient la clé de la promotion populaire. Nous, les entrepreneurs, nous sommes les moteurs de l’ascension sociale. Comme eux, nous devons contribuer à rendre le monde lisible. » Laurence Parisot. (L’entreprise comme nouveau modèle éducatif : quels enjeux, quelles conséquences ?)


Les documents :


1. Le manager intermédiaire ou la GRH mise en scène. Anne Dietrich

2. Gestion par les compétences et nouvelles formes d’organisation du temps et de l’espace. Valérie Devos Laurent Taskin.


Le commentaire :


Cet article bien documenté décrit la cadre du management intermédiaire et comporte une analyse critique intéressante de la gestion des ressources humaines. Il nous laisse aussi sur notre faim et nous amène à nouveau au constat que ces concepts s'appliquent toujours très mal aux organisations hybrides, «professionnelles», par nature très décentralisées horizontalement et verticalement comme l'hôpital ou l'université. Il s’agit de celles où, au sens de Mintzberg, les professionnels sont les experts.

Pour juger du bon usage des outils du management dans les systèmes de soins, il faut distinguer les finalités de rationnement «d'en haut» de l'habillage rhétorique manipulé par les «professionnels de l'Etat-providence», en quelque sorte « de droit divin ». 
  • La Gestion des Ressources Humaines (GRH) défend les objectifs du top management en prétendant défendre les employés. Elle vise à internaliser le contrôle de la notion de «compétence» en l'asservissant à la notion de performance interne (outputs myopes) et en la faisant échapper à toute régulation extérieure (aux organisations professionnelles entre autres). 
  • Le contrôle de gestion défend les objectifs du top management en prétendant défendre les « payeurs » et/ou les contribuables qui sont éventuellement en amont. Le modèle, toujours arbitraire, des « objets de coûts » détermine le découpage des « activités » consommées par la « production » et ce découpage détermine la réingénierie des compétences. En comptabilité "il n’y a pas de faits, il n’y a que des interprétations", selon le mot célèbre de Nietzsche. 
  • La bureaucratie de la qualité top down défend les objectifs du top management en prétendant défendre les usagers, d'où «l'effondrement tranquille de la qualité» (Daniel Lozeau). 

Nous avons vu que le management intermédiaire est une des cibles principales du Nouveau Management Public. Les comportements des managers intermédiaires, je pense ici à nos directeurs d'hôpitaux, était prévisible dès lors qu'on en a fait les seuls patrons de l'hôpital mais sous les incitatifs d'agence doublé d’un système hiérarchique.

Le mal qui accable le système de soins, qui détruit aujourd'hui les compétences, la qualité qui compte souvent très éloignée de celle qu’on compte, les motivations et partant l'attractivité, ne vient donc pas uniquement du management, ensemble d'outils qui peuvent être bien ou mal utilisés, mais des politiques macro-économiques et de la «régulation» macro. Elles mettent les managers sous «incitatifs» (HPST a été décrite comme une loi du «tout incitatif») et écartent comme des gêneurs les médecins de la gestion, de la conception même des «activités», en ignorant au risque de les détruire toutes les habiletés organisationnelles, les vraies compétences clés, à la fois collectives mais aussi très largement liées aux disciplines d'exercice, concept dont je concède qu’il reste à préciser. Peut-on nous accable davantage de ce counter-evidence management? Nul ne peut être contre la performance, mais c'est le modèle de performance publique et son mode de contrôle qu'il nous faut interroger.


Il s'agit dans la corporate governance ou gouvernance d'entreprise de protéger les payeurs contre un management jugé irresponsable d'un argent qui n'est pas le sien, idée ancienne déjà présente dans l'œuvre d'Adam Smith. Appliqué à l'action publique ce paradigme impose de construire un «modèle de production». Celui-ci est double, composé du modèle de Fetter de « l'usine à soins », intégré à un modèle «d'impacts» économique et sociaux construit par les sciences sociales à partir du modèle de santé «tout politique» de l'OMS. Celui-ci ne peut conduire qu'à une explosion de l'utilitarisme et à ses inférences politiques. Rien ne permet d'affirmer qu'elle peut être conduite par petite une caste de clercs aristocratiques qui échapperaient miraculeusement aux lois des marchés politiques et s'arrogeraient le monopole du Bien commun. C'est ainsi que le service public de droit divin, dont le principe théocratique d'infaillibilité est issue de l'ancien régime et du droit canon, s'autodétruit à grande vitesse, se fait prédateur de lui-même, certes aidé par le vrai marché qui se régale de ses dépouilles.


Les modèles orthodoxes "macro" étant ce qu'ils sont, guidés par une raison instrumentale hautement limitée, c'est alors que le méso-management ajoute ses propres défaillances en créant des faux besoins, de la sous- qualité fumigène, de la contre-efficience et du non-sens, comme Drucker, Galbraith, Mintzberg et bien d'autres l'ont dénoncé. Mintzberg a toujours suggéré qu'on associe les «professionnels» qui connaissent intimement les «méthodes», les habiletés procédurales, à la gestion. Nulle autorité omnisciente, même soutenue par un reporting 2.0 maquillé en démocratie horizontale et en innovation disruptive, ne garantit celle des experts d'en haut conte des parties prenantes bonnes à asservir, à surveiller et à punir. Je suis plutôt partisan d’un payeur unique et contre la vente par appartements de la protection sociale aux assureurs mais s’il est sans doute souhaitable de réduire le bicéphalisme entre « sécu » et DGOS, n’oublions pas que ce n’est qu’une toute petite partie du problème. On ne peut guère améliorer l'efficience , elle qui serait supportée par un modèle pluraliste, sans en remettre en cause ni les modèles mécanistes descendants ni la gestion macro-économique.


Le problème du méso-management est soit complètement ignoré, soit trop considéré comme la source exclusive du mal quand il faudrait incriminer l'Etat-machine de droit divin à la française et le mythe des pseudo-marchés régulés qu'il utilise actuellement comme arme de destruction massive des microsystèmes cliniques, mais... au profit ou par l'intermédiaire du libre marché? Rappelons-nous l'Evangile selon Sainte-Laurence cité en préambule. Dans la «guerre des dieux» de Max Weber, quel est celui qui se cache derrière la «sainte» et parle par sa bouche? Certainement pas Esculape.


La T2A, a fortiori en laissant libre, voire en encourageant si ce n'est en rendant «obligatoire» (dernières propositions de la FHF) la constitution de collusions et trusts de survie qui limitent d'emblée les effets théoriques de «compétition régulée», a montré qu’elle n'était qu'un moyen de mettre la gestion des hôpitaux «à portée des caniches», pour mieux rationner les soins, en écrasant toute résistance du sens de l'action de la part des professionnels, mais certainement pas un triomphe du marché. Le mythe du marché efficient n'était qu'un prétexte.


La solution? Interdire l'opium aux intellectuels, arrêter de croire au père Noël de la République de Platon, aplatir le Mille-feuille et tenter de se mettre à l'intelligence territoriale en y incluant par exemple et entre autres les professionnels de l'hôpital, les vrais, pas les MBA!

Webographie sur la GRH et la fabrication des compétences


1. Quelques définitions et citations à propos des compétences


2. De la fabrication des compétences


3. A. DIETRICH (2002) «Les paradoxes de la notion de compétence en gestion des ressources humaines», Economie et Sociétés, série Sciences de Gestion, n° 31 (nécessite un compte SCRIBD; sinon voir référence 9: Didier Cazal et Anne Dietrich)

4. Où en est le paradigme corporatiste ?


5. La logique de compétence. Stéphane Haefliger


6. Les enjeux de la logique de compétence. Jean-Pierre Durand


7. Incitations comportementales et environnement - centre d'analyse stratégique


8. Connaissances et compétences - Education le chantier en ruine


9. COMPETENCES ET SAVOIRS : ENTRE GRH ET STRATÉGIE ?


10. La performance comme dispositif de gestion ou la construction sociale de l’insignifiance. Jean-Luc Metzger. en pdf: http://www.cairn.info/load_pdf.php?ID_ARTICLE=RES_134_0263
et
http://www.cairn.info/revue-reseaux-2005-6-page-263.htm


11. L’ensorcelante ambiguïté de « savoir, savoir-être et savoir-faire «. Jean-Jacques Guilbert


12. LES APPROCHES CRITIQUES DE LA « RESPONSABILITE SOCIALE DE L’ENTREPRISE » ET LEURS RETOMBEES OU « RESPONSABILITE SOCIALE DES ENTREPRISES ? »

13. Savoir, Savoir-faire et savoir-être : repenser les compétences de l'entreprise. Thomas Durand


14. Exigences de qualité et nouvelles formes d'aliénation. Sami dassa, Dominique Maillard


15. Savoir-être et compétences (1/2 et 2/2) mercredi 16 janvier 2008, Charlène Durand

jeudi 1 mai 2014

Critique de la bureaucratie compétitive


Prendre soin du travail*: contre le flicage, le fichage et les indicateurs myopes


« L'administration par objectif est efficace si vous connaissez les objectifs. Mais 90% du temps vous ne les connaissez pas. » Peter Drucker

« Une organisation bureaucratique serait une organisation qui n’arrive pas à se corriger en fonction de ses erreurs et dont les dysfonctions sont devenues un des éléments essentiels de l’équilibre. » Michel Crozier

Les documents


1. "A Doctor's Declaration of Independence"

It's time to defy health-care mandates issued by bureaucrats not in the healing profession." (Une tribune du Wall street journal du 28/04/14, transmise par Anne Gervais)

2. Plafonner les dépenses de santé n'a plus de sens (Le Monde, accès limité)
Comment financer la croissance des dépenses de santé ? Brigitte Dormont


3. L'hôpital Robert Debré fichait ses agents

Mais «on peut conformément à la loi suivre l’activité de chaque salarié», plaide Martin Hirsch «pour assurer aux Français que l’argent mis à l’hôpital est bien utilis黫On est comptable de l’activité des personnes qui travaillent à l’AP-HP, vis-à-vis des patients» qui s’y font soigner, dit-il.

Il y a quelques jours, sortait l'affaire des médecins, fichés comme "corrects" en bleu ou "faiblards" en jaune, à l'hôpital Georges Pompidou. Cette fois, ce sont 43 aides-soignants et puéricultrices de la maternité de Robert-Debré qui sont fichés selon leur comportement, révèle Le Canard Enchaîné.

Du côté des médecins hospitaliers, le Pr Bernard Granger juge ce fichier« illégal », « scandaleux » et « diffamatoire ». Selon le psychiatre de l’hôpital Cochin (Paris), d’autres fichiers de ce type suscitent « préoccupations et interrogations » de la communauté médicale. L’hôpital de Brest et les hôpitaux parisiens de Cochin et Sainte-Anne sont cités. Et le praticien de conclure, fataliste : « en réalité, il y en a partout ».
"Que fait l'ARS (Agence régionale de santé), que fait la ministre devant ce flicage aussi illégal que diffamatoire de l'administration hospitalière de l'AP-HP? Auront-elles le front de couvrir ces "outils de management" comme le fait la direction générale de l'AP-HP?", s'interroge-t-il.

5. What managers really do? Henry Mintzberg. Wall Street Journal. 2009

(le "deeming": le management "à portée des caniches")
"Today I think we have much too much managing through information—what I call "deeming." People sit in their offices and think they're very clever because they deem that you will increase sales by 10%, or out the door you go. Well, I can do that. My granddaughter could do that; she's four. It doesn't take genius to say: Increase sales or out you go. That's the worst of managing through information."

6. La surveillance et le people processing (Blog de Pierre Fraser)


7. Hôpital : l’évaluation des médecins par les directeurs est un abus de pouvoir potentiellement dangereux pour les patients et que dénonce le SNAM-HP


8. EVALUER LES MEDECINS SUR DES QUANTITES D’ACTES: CONTRE DES PRATIQUES MANAGERIALES INADAPTEES A L’HOPITAL PUBLIC


9. La déontologie médicale face aux impératifs de marché

"Le contexte normatif marchand, créé par la politique publique, influence la conception d’une activité médicale adéquate. Elle peut donc produire des effets non désirés : augmenter les dépenses et accroître les problèmes d’accès aux soins."

10. Marchandiser les soins nuit gravement à la santé - Revue du Mauss



Le commentaire


La médecine face au cercle vicieux bureaucratique


La déclaration d'indépendance du Dr Craviotto doit être considérée comme une alerte de plus dans un système bloqué et devenu incapable de s'écouter. Mais que faire sans une théorie de l'action, sans une critique radicale du phénomène bureaucratique qui frappe aujourd'hui nos systèmes de santé?

Henry Mintzberg, dans "What managers really do", en bon médecin des organisations, décrit une maladie du management actuel, peut-être une maladie infantile des Big Data, autrement dit de la collecte démesurée de données interconnectées permise par les NTIC et les nouveaux systèmes d'information, qu'il nomme "deeming". On peut traduire ce terme par management à l'évaluation. De nombreux sociologues des organisations dont François Dupuy insistent sur ces maladies du reporting et les méfaits de ce qu'il nomme le  "couple infernal intégration-processus" ("Lost in management")

Rappelons ci-dessous le schéma du cercle vicieux bureaucratique de Crozier - Vous trouverez un schéma plus complexe du cercle vicieux bureaucratique sous ce lien

« Une organisation bureaucratique serait une organisation qui n’arrive pas à se corriger en fonction de ses erreurs et dont les dysfonctions sont devenues un des éléments essentiels de l’équilibre » (Michel Crozier)




Typologie des zones d’incertitudes

Il y a quatre types de sources d’incertitude (et donc quatre grandes sources de pouvoirs) pertinents pour une organisation :

1) celle découlant de la maîtrise d’une compétence particulière et de la spécialisation fonctionnelle
2) celle qui sont liées aux relations entre une organisation et ses environnements
3) celles qui naissent de la maîtrise de la communication et des informations
4) celles qui découlent de l’existence de règles organisationnelles générales


Une variante intéressante





La guerre des dieux et "l'extension du domaine de la manipulation"


«Le médecin n'est pas au service de la science, de la race ou de la vie. C'est un individu au service d'un autre individu, le patient. Ses décisions se fondent toujours sur l'intérêt individuel.» Théodore Fox, ancien rédacteur en chef du Lancet

La raison instrumentale a par nature la capacité d'ingérer ou plutôt d'intégrer tous les concepts: dans le schéma suivant, les "objectifs" peuvent être définis d'en haut et planifiés par le management stratégique, les règles peuvent être définies par les "experts" sans les parties prenantes concernées, les compétences peuvent être définies par et pour le contrôle de gestion comptable et les valeurs peuvent être définies comme valeurs "instrumentales", au service de l'entreprise dont la promotion est pilotée par le management stratégique.
A l'inverse, les compétences peuvent être approchées comme compétences distinctives de l'organisation, source des véritables processus clés et d'apprentissage de nature procédurale et largement implicite, et les valeurs peuvent renvoyer à la "rationalité en valeur" de Max Weber. La rationalité en valeur doit être rapprochée de la rationalité "procédurale", non déclarative. Elle s'oppose à la rationalité substantielle d'un acteur ou d'une organisation supposé capable d'une calcul et d'une prédiction qui pourrait tout programmer à partir des finalités ultimes, transformant ainsi en moyens une succession de finalités intermédiaires. Les résultats de ces micro-processus sont alors transformés en indicateurs dépourvus de sens pour les professionnels. 
La rationalité procédurale (implicite, sous-tendue par des schémas perceptifs et d'action appris "en faisant") est à la fois norme déontologique qui contraint, faute de procédures déclaratives applicables et appropriées à chaque situation, et en même temps "manière de faire" qu'on désire, selon l'état de l'art et "ce que sait la main". Faute d'un chemin prédéfini pour nos décisions et nos malades dans un contexte par nature incertain et contingent, le chemin ne peut se construire qu'en marchant.
Concevoir les hôpitaux comme des chaînes de montage de produits définis par des ingénieurs dans le cadre d'une planification industrielle et se représenter les acteurs du soin comme des idiots rationnels et égoïstes mis en concurrence par des indicateurs myopes, tout cela appartient à un modèle cohérent où tout se tient mais qui ne pouvait conduire qu'à des résultats médiocres, à une gestion contre-performante, qu'il s'agisse de pertinence des soins, d'efficacité ou d'efficience. Elle ne pouvait aboutir qu'à la baisse simultanée du taux de motivation et de la qualité des soins.

Dans le langage de la "guerre des dieux" de Weber, il faut concilier la rationalité de l'action publique, prompte aux dérives utilitaristes et comptables au nom du Bien-être collectif, les rationalité du marché, prompte à ignorer les externalités négatives dans la dynamique du profit et la rationalité prudentielle des médecins et des professions soignantes promptes à ignorer des dérives catégorielles au nom de l'humanisme et du résultat individuel pour le patient qu'ils servent.

On peut dire aussi qu'il faut concilier trois marchés ayant des logiques radicalement différentes: celui des payeurs, celui des talents et celui des bénéficiaires.





Attention les logiciels de la rationalisation managériale mangent tout. Tout concept est un outil qui peut être transformé en buzzword.


La société bloquée. Comment sortir de ces querelles de fous?



Jamais le constat de Marcel Gauchet d'une "querelle de fous" entre "libéraux et républicains" n'a été aussi éclairant. Le cafouillage managérial et marchand qui nous accable dans la version française du Nouveau Management Public est désastreux pour le système de sons, pour les malades et pour tous les acteurs du soin. Face à l'absence persistante d'evidence based policy, face aussi aux défaillances que nous constatons dans l'organisation et la qualité des soins, force est de constater que la compétition régulée repose sur un système aussi artificiel que délétère de "produits" et de catégories du reporting. Ces modèles ont été définis pour servir l'illusion d'une rationalisation instrumentale "d'en haut", dont l'autre nom est cette bonne vieille "direction par objectifs". Elle peut dès lors se gérer par les "résultats"  à courte vue de "processus" dont ont peut économiser les "ressources", autrement dit "faire du chiffre" au moindre coût. Cette rationalisation, qui est en même temps une série d'inférences causales de nature politique servie par les sciences sociales, ne peut descendre que sous la forme d'un managérialisme calculant et comptable. L'alliance avec le marché, le vrai, celui des cabinets de conseil, des gestionnaires de données, des offreurs de soins, des assurances et de l'industrie pharmaceutique n'est que de circonstance. Le marché, mal régulé dans ses externalités, ajoute ses propres défaillances à celles du modèle de production de l'action publique.


  • Aujourd'hui les "républicains" proposent une bureaucratie dé-marchandisée et respectueuse des injonctions et modèles internationaux des programmes d'ajustement structurels
  • Les "libéraux" proposent fidèles à eux-même un marché libre et débureaucratisé sous la régulation d'un Etat qu'ils voudraient minimal mais dont ils n'ont jamais pu penser les limites.
  • Le problème non réglé, le paradigme perdu, c'est que font, savent, apprennent en faisant collectivement et organisent les médecins et professionnels de santé au contact du public. 


Hors des modèles simplistes, Céline dirait "à portée des caniches", de management "bisounours" pour MBA*, cette réalité encore tangible qu'est la relation médecin patient, celle qui donne sens à l'action, ne se réduit à une chaîne de montage des parcours de soins. Elle exclut toute possibilité de tout gérer à partir d'une rationalité instrumentale "d'en haut", même quand la rhétorique envahissante de l'intégration des soins tente de s'approprier la "performance", les "valeurs", la "responsabilité sociale" et "l'éthique". Cette raison descendante de droit divin ne peut être qu'une raison politique masquée et nécessite des contre-pouvoirs. 
Elle exclut aussi toute possibilité maintes fois avérée que transformer les médecins, plus généralement les soignants, en "idiots rationnels", incitables à la carotte et au bâton selon les croyances du micro-management leurs nouveaux vices privés à produire des vertus publiques.

La médecine devrait bénéficier d'un droit d'ingérence humanitaire dans cette épouvantable "guerre des Dieux" qui oppose Déesse Raison hyper-numérisée et Divin Marché hyper-mondialisé.

Management décomplexé et dialogue social à l'hôpital



S'agissant des fichiers de Georges Pompidou, de Robert Debré ou de Brest, ils ne sont que la partie émergée de cette forme de "baloney management" ou management par les balivernes que MIntzberg nomme "deeming".

La classification faite à Robert Debré selon notre bon vieux "Canard" distingue les leaders négatifs, les comportements négatifs, les sociables, la minorité silencieuse et les experts.
Après l'affaire du fichage des chirurgiens "faiblards" de l'HEGP et de Brest, on peut dire que "ça la fiche mal".
Sans parler de l'indépendance menacée des médecins DIM qui s'organisent.
Un peu de "rééducation" sera sans doute bientôt proposée aux mauvais sujets.




L'indispensable apport de Dilbert: deeming et performance review





"Tout système est une entreprise de l'esprit contre lui-même. Une oeuvre exprime non l'être d'un auteur, mais sa volonté de paraître, qui choisit, ordonne, accorde, masque, exagère. " Paul Valéry


Social cafouillage (selon l'expression de Thomas Picketty): dessin paru dans le monde du 27 avril

Plus encore ...

*Des managers, des vrais, pas des "MBA" (ouvrage en ligne)






Esculape vous tienne en joie, et prenons bien soin du travail.
Le 1er mai 2014