dimanche 23 février 2014

L'art d'ignorer les besoins de soins ou le blues de l'idiot rationnel


Jean-Pascal Devailly, praticien réflexif et qui entend le rester.

« Tous les systèmes sont vrais dans ce qu’ils affirment ; il ne sont faux que dans ce qu’ils nient. » Leibnitz

«L'homme purement économique est à vrai dire un vrai demeuré social. La théorie économique s'est beaucoup occupée de cet idiot rationnel, drapé dans la gloire de son classement unique et multifonctionnel de préférences. » Amartya Sen

Voici que le site COMPAQ-HPST affiche fièrement son projet de "paiement à la qualité". Sommes nous résignés à nous déprendre de notre autonomie de jugement clinique et du sens de notre action pour entrer ainsi dans l'ère des motivations par la carotte et le bâton selon Bertrand Kiefer ("difficile motivation")?

Le premier sentiment qui nous envahit est qu'on nous prend encore une fois, nous autres médecins, pour des imbéciles ou des boucs émissaires. Bouc émissaires oui, nous ne sommes pas les seuls, mais "imbéciles", ce n'est pas exactement cela. La querelle de fous qu'évoque Marcel Gauchet entre "libéraux" et "républicains" fait hésiter les politiques publiques de santé entre deux théories de la motivation: celle de "l'idiot rationnel" calculateur et égoïste dont les vices privés bien "incités" produiraient les vertus publiques et d'autre part le crétin paresseux et démotivé bon à "contrôler" de la théorie "X" de Mc Gregor. Incitation ou contrôle? Reste néanmoins à explorer en santé la théorie "Y", l'état d'esprit au travail en synergie avec les compétences comme clé de la performance.

Plutôt que de tenter une nouvelle "généalogie de l'amoral", déjà largement écrite par les médecins, sociologues économistes et théoriciens des organisations, plutôt que de reprendre la critique des mauvais indicateurs bien résumée par Dominique Dupagne sur son blog, sortons un moment de France pour mieux y revenir avec quelques articles médico-économiques pour y chercher veulent masquer ces fumigènes des semi-habiles de la "qualité d'en haut". C'est bien entendu le fait que les "incitatifs" incitent à tout, sauf à la qualité des soins, surtout lorsqu'ils ont avant tout été conçus pour les rationner. Le fee-for-service et les paiements prospectifs séquentiels sont accusés d'effets pervers, mais les paiements au parcours (bundling) n'ont pas fait leurs preuves (1). Certains économistes prédisent tout autant d'effets pervers de ces "paiements au parcours", avec de nouvelles rentes informationnelles, de nouvelles formes d'intégration verticale, de nouveaux business models s'y adaptant avec des coûts de transaction / contrôle potentiellement démesurés. Au sein des technocraties pseudo-marchandes qui s'installent un peu partout avec le New Public Management, le secteur des soins post-aigu, au carrefour des soins et du social, est dans tous les pays où il a explosé du fait de la pression croissante sur les lits aigus, un des plus fidèles indicateurs de la gidouille induite par la mauvaise gestion des parcours de soins. Il témoigne parfaitement des effets pervers et anti-coopératifs de mécanismes incitatifs pervers, à rebours de ce que serait une logique "centrée patient", c'est à dire centrée sur l'objectif final au terme d'un "épisode de soin" véritablement signifiant pour le patient proactif et la chaîne de professionnels qui le servent (2,3,4).


La T2A à la française n'est pas un vrai marché mais une clé de répartition à l'activité d'une enveloppe fermée, perpétuellement perturbée par des logiques de régulation régionale et d'intégration verticale (Pouvourville). Cela donne à nos politiques publiques de santé un talent d'incompétence tout particulier par la synergie négative à nulle autre pareille entre défaillances du marché et de la bureaucratie. Le paiement prospectif par "cas", notre "T2A" qu'il faut traduire en anglais par prospective payment system, n'est qu'une forme particulière du fee-for-service. Les médecins hospitaliers, les autres soignants, les directeurs, "profession de l'Etat-providence" devenant Etat-prédateur par ses programmes d'ajustement, sont soumis à une logique de valeur ajoutée à laquelle ils prétendaient échapper. Mais cette valeur est pour eux dépourvue de sens. Ils n'y reconnaissent pas leur propre vision de la qualité, centrée sur l'outcome pour le patient, non sur l'output myope de sortie de système, ni seulement "l'impact" économique et social inféré par les experts des politiques publiques, même si tout médecin doit le prendre en considération. Je renvoie ici à la définition de la qualité de l'IOM*. C'est la rhétorique managériale qui met sans cesse en avant le mythe du marché efficient, un discours obligé mais déconnecté des croyances réelles des décideurs comme l'a souligné James K. Galbraith ("l'Etat prédateur"). la T2A n'est donc en réalité qu'un modèle comptable d'allocation de ressource à l'activité, qui a bien un effet restructurant sur les activités et sur leur conception même, et qui entraîne nécessairement des comportements de concurrence de tous contre tous (une "guerre hobbesienne" dit Frédéric Pierru). Le modèle sous-jacent n'est pas la yardstick competition voulue par les croyants du marché efficient mais l'activity based costing (ABC) ou l'activity based management (ABM) porté par la révolution numérique. A l'usage, ces systèmes incitent avant tout les acteurs à ne pas coopérer dans l'intérêt du patient, bien loin de ce que prédisait l'économie orthodoxe. Comment faire pour ne pas sombrer dans une nouvelle erreur issue d'un nouveau modèle?


En fait, il y a aujourd'hui dans chaque région une "grande assistance publique régionale" (expression prophétique du rapport Couanau) mais il en a deux en Île-de-France!) chargée du rationnement le moins transparent qui soit, le mot étant tabou en France. Cette agence, selon la théorie éponyme, transforme non seulement chaque hôpital mais encore le système de soins régional en "arène politique", la forme la plus inefficace de l'organisation selon Mintzberg. La communauté médico-soignante se dissout en guerre de tous contre tous pour survivre à la T2A et attraper le premier la queue du Mickey des enveloppes complémentaires. La théorie de "l'idiot rationnel" qui résume l'économie mainstream selon Amartya Sen et qui sert de postulat idéologique à l'économie de la santé dominante, joue comme une machine infernale. C'est bien une prophétie auto-réalisatrice, on ne naît ni "marchand" ni "idiot utile" mais on le devient, c'est bien ce qui a dramatiquement disqualifié les disciplines médicales dans le triste exemple de la décomposition actuelle de l'AP-HP (disqualification des collégiales), comme dans celui de la domination actuelle du discours managérial intermédiaire par les fédérations hospitalières et conférences de présidents de CME au détriment de la place indispensable des logiques des connaissances disciplinaires dans l'organisation, que le nouveau management peut aujourd'hui balayer sans aucun scrupule. En ignorant les "pratiques prudentielles" (Champy) ou "réflexives" (Schön) du fait d'une conception erronée des "résultats" et donc de sa performance, la nouvelle organisation des soins ignore au moins 80% de ses processus réels, et plus grave détruit ses processus et ses compétences clés (Hamel et Prahalad).


Comme on se rend bien compte qu'on ne peut plus, malgré les appareils idéologiques de santé, masquer aux gens que cette ré-ingénierie des activités selon les coûts et non selon les résultats cliniques s'avère ubuesque, il faut développer une théorie des incitations non plus seulement au "profit" à l'activité, profit qui est en en fait, pour un directeur ou un chef de pôle salarié, la survie de l'activité l'expansion ou la gloire, mais aussi aujourd'hui au profit à la "qualité" (pay for performance).
La sophistique de rationnement n'a cessé de dresser le portrait du petit praticien de santé du malade, du directeur et même de l'élu local en idiots rationnels, et juste "bon à inciter" par des motivations extrinsèques conçues par les bureaux des méthodes et la bonne vieille organisation scientifique du travail. Le praticien n'étant plus considéré comme "réflexif", n'a plus officiellement aucune responsabilité managériale d'organisation des soins et des équipes de soins au contact du public, ni aucun discours légitime sur la réponse aux besoins de soins territoriaux, voilà bien le cœur idéologique de la guerre technocratique contre les "services", il ne lui restera sans doute que le bon vieux "paiement à la pièce".


Le paiement à la fausse qualité, sans indicateur ni de structure, ni de résultat sans lesquels on ne peut parler de performance, ni même de "processus clé", n'est que le complément indispensable à l’enfumage vantant les fausses vertus d'un paiement à l'activité mal conçu, coûteux et engraissant les nouveaux marchés de l’exégèse, du conseil et du trafic de données hors de prix ou très difficilement accessibles, mal régulé et trop souvent mal analysé tant par ses partisans que par ses détracteurs.


L'article sur le Québec de Marc Renaud (5) montre que l'action publique n'a pas besoin de la "pensée de marché" pour construire une bureaucratie sanitaire, mais qu'on en a un besoin idéologique pressant dès qu'on veut rationaliser le rationnement.


Pour conclure, rappelons aux pompiers pyromanes que le Diable est autant dans les cloisons que dans les détails. Soulignons avec Jean-Pierre Escaffre (6) et Didier Castiel qu'on ne pourra envisager d'organiser de véritables parcours "centrés patients" que lorsqu'on acceptera de les construire à partir des déterminants réels de l'hospitalisation, fondant un modèle renouvelé de la fonction de production de l'hôpital. Le modèle fetterien de "l'usine à soins" ou "machine à guérir" remonte aux années soixante et il a vécu. Il ne faut pas confondre "centré patient" et "orienté client" (Bertrand Kiefer) ni confondre filière centrée patient et filière industrielle inversée (John K. Galbraith). Loin de l'actuel bed management en flux poussé depuis l'aigu , loin de la délétère tentation de transformer les Soins de Suite et de Réadaptation, le secteur post-aigu hospitalier français, en unités tampons (buffer management) pour y déstocker des malades devenus les vecteurs encombrants après production des "groupes homogènes de malades", ces produit hospitaliers dont ils ont été l'intrant, loin de la pathétique gestion des malades qu'on nomme "bed blockers" dans certaines régions comme l’Île-de-France qui du fait de leur équation particulière sont frappées de quasi-cécité socio-sanitaire, nous pouvons affirmer avec force que la juste articulation entre prévention, traitement de la maladie, réadaptation et inclusion sociale ne fera pas l'économie d'un changement de paradigme.

« L’initiative de décider ce qui devra être produit n’appartient pas au consommateur souverain […] les ordres ne vont pas seulement du consommateur au producteur ; ils vont aussi du producteur au consommateur conformément aux besoins de la technostructure. C’est ce que nous appelons la filière inversée. » J.-K. Galbraith, Le Nouvel État industriel.


« Les libéraux formulent une critique juste en disant que les agents se sont appropriés les services publics aux dépens des citoyens. Ils en tirent une conclusion hâtive en prônant leur liquidation. De l'autre côté, les « républicains », au nom d'une défense juste du principe du service public, justifient tous les abus. Pour avancer, il faut sortir de ces querelles de fous. S'agissant de l'éducation, c'est la même chose, le blocage intellectuel est complet. » Marcel Gauchet, in Le Point, 17/08/06


1. US Approaches to Physician Payment: The Deconstruction of Primary Care Robert A. Berenson, MD1 and Eugene C. Rich, MD The Urban Institute, Washington, DC, USA; 2 Creighton University, Omaha, NE, USA; 3 Mathematica Policy Research, Washington, DC, USA.


2. Perspective Post-Acute Care Reform — Beyond the ACA D. Clay Ackerly, M.D., and David C. Grabowski, Ph.D. N Engl J Med 2014; 370:689-691 February 20


3. Medicare’s Post-Acute Care Payment: A Review of the Issues and Policy Proposals. December 7, 2012


4. Modèle de détermination du coût de revient des usagers référés dans une programme de réadaptation en déficiences physiques. Michèle Coulmont Chantal Roy, Patrick Fougeyrollas (Université de sherbrooke et Laval)


5. Marc RENAUD Sociologue, département de sociologie, Université de Montréal (1995) “Les réformes québécoises de la santé ou les aventures d'un État «narcissique»”
A lire absolument!

6. Escaffre Jean-Pierre. Analyse de clientèle à l'hôpital public : la sociabilité est-elle un facteur essentiel de l'hospitalisation ?. In: Politiques et management public, vol. 12 n° 3, 1994. pp. 37-63.

Counter-evidence based policy

Projet de paiement à la qualité - COMPAQ-HPST
http://www.compaqhpst.fr/fr/paiement-a-la-qualite

La sophistique du rationnement aux USA
Blumenthal D et al. Health care spending- a giant slain or sleeping ? N Engl J Med 2013; 26:2551-7

Pour aller plus loin dans le dé-niaisement organisationnel

Les paradoxes des démarches qualité dans les hôpitaux publics: modélisation de formes d'ancrage rivales (Daniel Lozeau) - Lire Lozeau mais aussi Magali Robelet
...............................................................................

*Crossing the quality chiasm: the IOM Healthcare Quality Initiative
The Institute of Medicine has defined quality as « the degree to which health services for individuals and populations increase the likelihood of desired health outcomes and are consistent with current professional knowledge. »
Qu'on peut traduire par: « la mesure dans laquelle les services de santé pour les individus et les populations augmentent la probabilité des résultats souhaités en santé et sont conformes aux connaissance professionnelles actuelles ». Point important: le modèle de l'IOM ne fait pas entrer de considérations d'efficience dans la définition de la qualité, l'efficience étant une autre dimension, distincte, de la mesure de la "performance".


dimanche 16 février 2014

Le praticien réflexif face à l'innovation de rupture


"Imprimer au Devenir le caractère de l'Etre, voilà la suprême volonté de puissance." Nietzsche

Je dédie ce message au Pr. Gérard Reach qui m'a initié par son excellent ouvrage intitulé "l'inertie clinique: une critique de la raison médicale" au concept de praticien réflexif. Cette notion développée par Schön (Le praticien réflexif : à la recherche du savoir caché dans l’agir professionnel) montre s'il en était besoin pourquoi la médecine ne saurait être seulement une "science appliquée" à partir d'une Evidence Based Medicine dévoyée et standardisée par des ingénieurs de soins sous forme procédures technocratiques. L'EBM ne se conçoit que comme l'un des fondements d'une décision qui intègre l'expérience du ou des praticien(s) et les préférences du patient.


Voici quelques variations autour du blues du praticien réflexif quand il entend le rester
Télécharger en pdf avec liens bibliographiques fonctionnels



L'innovation de rupture: nouveau buzzword de la rhétorique managériale ou concept opérationnel?


Si l'on l'applique à l'économie la phrase de Nietzsche citée en introduction, on évoque immédiatement la "destruction créatrice" de Schumpeter et ceux qui rêvent de pouvoir anticiper les "innovations de rupture", pour la survie ou l'expansion de leur organisation. Clayton Christensen est considéré comme un penseur clé de la disruptive innovation. Il a proposé de l'appliquer au systèmes de santé avec la notion de "réseaux facilitateurs" émergeant des nouvelles technologies. Il faut le lire en démêlant ce qui peut aider nos organisation "not for profit" à sortir de l'actuelle iatrogenèse managériale de ce qui sert de nouvelle arme idéologique à des "réformateurs" avant tout préoccupés de masquer le rationnement.

"L'innovation de rupture" est un buzzword. La force d'un buzzword est qu'on ne peut guère se déclarer opposé aux principes flous qu'il insinue en nous comme autant de nouvelles enceintes mentales (ou "paradigmes"). En général les buzzwords, en rhétorique managériale, n'ont pas de contraire défendable, encore qu'ici "l'innovation incrémentale (Marcel JB Tardif)" puisse y être opposée. Le buzzword est en général issu de disciplines où il est utile et a un sens bien précis, comme "produit", "réseau" ou "filière", mais il en est extrait pour intégrer la novlangue d'une ou plusieurs coalitions hégémoniques. Celui qui le prononce ne sait pas toujours le définir et l'auditoire n'ose jamais manifester son ignorance devant le sens de ces mantras qu'il faut alors répéter jusqu'à la nausée. Un buzzword, quand il en vient à être identifié comme tel, est toujours devenu un outil manipulé par une rhétorique sous tendue par une idéologie. Il faut savoir ce que celui qui le tient dit vouloir en faire, ce qu'il veut en faire réellement et au service de qui il le fera.

Ne pas confondre "patient centred" et "client oriented"


Cela ne va pas sans dire, ainsi que nous le rappelle Bertrand Kiefer dans "Les dessous de la révolution du patient Rev Med Suisse 2013;9:1656".
Il faut se défendre avec la plus grande fermeté contre la iatrogenèse managériale, contre son entreprise de formatage intellectuel de petits "techniciens de santé" guidés par les nouveaux ingénieurs des soins au service du rationnement. Comment? Par la bonne littérature managériale elle-même qui nous livre quelques liens utiles pour les "praticiens réflexifs", qu'ils ou elles soient médecins ou non.

J'énonce ici trois postulats pour la survie des praticiens réflexifs et pour une médecine à visage humain.

  • Le premier est qu'il existe un bon management contre le bullshit management qui nous accable.
  • Le second est que ce bullshit management est imposé par les politique publiques de santé à des managers intermédiaires, autrefois "profession de l'Etat providence", aujourd'hui transformés en bras armés de l'asphyxie programmée, tout aussi déboussolés que les "médico-soignants". Ils sont aujourd'hui privés avec eux du droit de discourir sur les besoins territoriaux transférés aux agences.
  • Le troisième est qu'aujourd'hui l'idéologie du marché efficient est mise au service de l'idéologie de la rationalisation managériale et non l'inverse. C'est le rationnement qui commande le bullshit management et non le profit, même si le marché guette les dépouilles du système non lucratif, offre de soins et assurances-maladies, aujourd'hui vendu par appartements.


Ainsi à l'AP-HP, le pouvoir de rationnement est tenu par les DRH qui contrôlent de main de fer le tableau des emplois rémunérés, tandis que les chefs de pôle font semblant de jouer aux petits capitaines d'entreprise.
Si "néo-libéralisme" il y a, comme le répètent beaucoup de ceux qui essayent de nommer la "bête", ce n'est pas tant dans la T2A ni même dans les partenariats publics-privés, ni encore dans l'ubuesque explosion non régulée des SSR privés en Seine Saint-Denis qu'il faut le chercher, ce ne sont que leurres marchands pour gogos dans ce qui n'est même pas une véritable compétition régulée. Notons toutefois que ce système de fous crée d'énormes "rentes informationnelles" avec des profits évidents pour qui sait les manier et/ou pour ceux qui attrapent la queue du Mickey des enveloppes complémentaires pour telle ou telle pathologie ou vulnérabilité après les avoir fait flécher d'en haut par un lobbying approprié. Cela permet aux Agences de Rationner les Soins (ARS!) et les services sociaux en toute quiétude en achetant en quelque sorte la paix sociale à coup d'enveloppes fléchées, mais ne sont là qu'effets parasites du rationnement qui aggrave la guerre de tous contre tous et la dégénérescence des organisations soignantes en "arène politique" de Mintzberg.
Le néo-libéralisme idéologique et armé du type ALENA, il faut plutôt le chercher d'une part du coté du nouveau droit européen qui impose une justification quasi impossible des "surcompensations" qu'un État verserait à ses services publics. Il faut le chercher d'autre part dans la redéfinition du champ de la protection sociale et dans la réduction de la solidarité à un simple "filet de sécurité", aboutissant inévitablement à un rationnement inégal en "pied de verre de champagne".

C'est l'incertitude et l'imprévisibilité qui rendent libres et fondent la sagesse pratique (phronesis selon Aristote) , les "pratiques prudentielles", tandis que le contrôle et l'obsession quantophrénique de la prédictibilité conduisent à stériliser la créativité et toute véritable performance. peut-on alors mieux définir la maladie néo-managériale?
"Imprimer à l'outcome le caractère de l'output, voilà la maladie mortelle de nos politiques publiques de santé". Autrement dit imprimer aux "résultats cliniques" le caractère du "produit" d'un "processus d'affaires", d'un business model.
Voici ce qu'un "Nietzsche manager" aurait pu dire aujourd'hui.
Mais ne nous vautrons pas dans le nominalisme. Approprions-nous les mots de cette novlangue managériale de marché au lieu de les combattre stérilement, ce qui ne fait que nous disqualifier face aux nouveaux sophistes.

Quelle volonté de puissance se cache donc derrière cette "fonction de production" de la santé-Bien-être telle que définie par l'OMS? Rappelons qu'il y a deux chaînes idéologiques:
  • input - process - output - outcome qui est une chaîne systémique, la "black box" qu'il faut ouvrir,
  • cause - effet - impact qui est une chaîne d'inférences causales manipulées par les experts lors des arbitrages entre "coûts d'opportunité" que font les politiques publiques.
N'est-ce qu'une résurgence du vieux fantasme de la République de Platon, porté par les NTIC et le reporting, avec ses experts-philosophes, ses gardiens qui guident le bon peuple des soignants-exécutants et des patients? Ou bien n'est-ce encore qu'une ruse de l'Ethos du profit qui se sert de l'économie pour se libérer de questions socialement pressantes (Galbraith)?
Grâce au "consumer empowerment" les patients ne se soigneront-ils pas eux-mêmes, et pour pas cher, à l'aide des nouveaux "réseaux facilitateurs" de Christensen. Prophétie visionnaire ou enfumage?

La disparition de la capacité créatrice des organisations

Cette question, que nous appliquerons aux organisations soignantes est explorée sur le blog de Philippe Silberzahn:


"Selon lui (Toynbee), une civilisation croît lorsque son élite suscite l’adhésion interne et externe grâce à sa capacité créative. Elle cesse de croître lorsqu’une cassure se produit et que cette élite cesse d’être créative et se transforme peu à peu en minorité dominante fonctionnant sur une logique de contrôle.""La capacité créative est étouffée par l’exigence – a priori rationnelle – de mesure et de prédictibilité."
"Un rapport de l’OCDE en 2005 notait un ‘déclin significatif’ dans l’intensité de la R&D américaine. L’Amérique a bâti son économie sur sa capacité à innover - à explorer. Les ingénieurs américains ont fait l’admiration du monde entier. En 2008, quand les MBA, les financiers et les juristes ont achevé de prendre le contrôle de l’industrie américaine, toute cette exploration s’est métamorphosée en exploitation."

Pourquoi il est si difficile de maîtrise la "destruction créatrice" de Schumpeter. Le "syndrome de Cassandre"
"Elles (les entités innovations) sont victimes du syndrome de Cassandre: elles ont conscience des difficultés à venir, notamment que le cœur de métier est vouée à la disparition, mais elles ne sont pas entendues. Souvent c’est parce que le cœur de métier produit encore des revenus importants et qu’aucun élément financier ne pointe de problème particulier."...

"Avoir un groupe qui se consacre à un horizon un peu plus long que le prochain trimestre est d’une évidente utilité. Mais ce groupe ne peut survivre et réussir que s’il est intimement lié à l’activité de l’entreprise."

Le cas des organisations sans but lucratif



Dans les organisations à but non lucratif, qui poursuivent des finalités externes à l'organisation, s'ajoute une difficulté non signalée par l'auteur.
Comment anticiper les ruptures dans les organisations "not fot profit" dès lors que les "résultats" ne sont pas ceux visés par le "cœur de métier" (l'outcome) mais ne sont que des outputs de sortie de système adossés à une tarification séquentielle et des pseudo-marchés (les groupes homogènes de malades)? Comment faire quand les "activités" et leur fonction de production sont définies, à rebours des compétences clés et des besoins du public auxquels elle répondent (attention, buzzword si on ne se réfère pas à l'article princeps de Hamel et Prahalad), à partir des modèles de coûts et de compatibilité de l'hôpital modélisé comme "usine à soins"?

"Quel besoin, dans ces conditions, de chercher à bricoler une nouvelle thématique, un projet, des propositions originales et crédibles ? Pour séduire qui ? Les gens d’avant ? Ceux qui auraient ricané à l’idée de se balader dans un concept soutenu par une idée, elle-même suspendue à une théorie ? Ils n’existent déjà presque plus. Le réaménagement abstrait du territoire est en train de forger son peuple." Philippe Muray (Paris-Plage)

Quelques liens sur l'innovation de rupture


1. L’INNOVATION DISRUPTIVE DANS LES SYSTEMES DE SANTE

2. Site de Clayton Christensen 


3. How Productivity Killed American Enterprise par Henry Mintzberg

4. The innovator’s prescription/ dont est tiré ce schéma:

samedi 8 février 2014

Ubu régulateur ou la rationalisation politique de la décomposition


"L'important pour notre concept ce qui détermine ici l'action économique de façon décisive, c'est la tendance effective à comparer un résultat exprimé en argent avec un investissement évalué en argent si primitive soit cette comparaison."
Max Weber - L'Ethique protestante et l'esprit du capitalisme

« L'opposition entre le libéralisme et l'étatisme qui occupe tant les essayistes, ne résiste pas une seconde à l'observation.» Pierre Bourdieu

« Manier savamment une langue, c’est pratiquer une espèce de sorcellerie évocatoire. » Baudelaire


Quelques modèles de décomposition


Alors que j'ai encore "la fabrique des imposteurs" à mon programme de lecture, Roland Gori vient de publier "Faut-il renoncer à la liberté pour être heureux?" voir aussi "insoumission accomplie"

Il y a plusieurs théories de la "décomposition" des systèmes de santé. Cette décomposition ne peut s'appuyer que sur la stupéfiante servitude volontaire qui l'accompagne. Dans une vision systémique, pour paraphraser Leibnitz, ces modèles ont souvent raison dans ce qu'ils décrivent mais se trompent toujours dans ce qu'ils ignorent.

1. La théorie économique: l'économie de marché aurait triomphé, s'imposant sans concession à l'Europe et à son droit etc. Le mot valise de néo-libéralisme est souvent utilisé, mais avec le risque lié à tous ses "faux amis". Son usage nuit souvent à une réflexion plus profonde sur les causes de la décomposition et l'on doit garder deux points à l'esprit. D'une part accordons à Frédéric Pierru que «...le néo-libéralisme ne saurait en aucune façon être assimilé au moins d'Etat. Il est au contraire une rationalité politique originale qui confère à l'Etat la mission de généraliser les relations concurrentielles et la forme entrepreneuriale y compris et surtout au sein de la sphère publique.» D'autre part, constatons avec Galbraith que les invocations à la "magie" des marchés ne sont plus que réflexes tant de ceux qui d'un coté s'auto-estampillent conservateurs pour piller le trésor public que de ceux qui à gauche répètent ces incantations au marché efficient de peur d'être démasqués comme hérétiques à l'économie orthodoxe. Les vrais conservateur "à principe" de l'ère Reagan sont pour lui depuis longtemps isolés dans leurs universités où plus personne ne leur accorde crédit. ("L'Etat prédateur" James K. Galbraith).

2. La théorie du marché politique: les élus promettent plus qu'il ne peuvent tenir et pour être réélus. Ils doivent avant tout masquer le rationnement des soins derrière la rationalisation et éventuellement la fameuse "marchandisation". Les mots clés qui guident les décisions politiques sont "faisabilité politique de l'ajustement", bénéfices concentrés et coûts diffus vs bénéfices diffus et coûts concentrés.

3. La théorie réaliste de Machiavel à Raymond Aron et ses disciples, dont Henry Kissinger etc. Les programmes d'ajustement structurels ne seraient qu'une expression du réalisme de la domination économique américaine déguisée en idéalisme libéral, qu'il soit pacifique ou armé.

4. La théorie sociologique: 
La rationalisation gestionnaire de calculabilité et de prévisibilité et le "désenchantement du monde" de Max Weber suivrait sa propre logique parallèlement au marché, soutenue par l'explosion du reporting permis par les NTIC. Le nouveau management public, avec sa "bureaucratie libérale", sa concurrence encadrée et ses indicateurs de benchmarking à courte vue,  ne serait autre que la "cage d'acier" de Max Weber plus les NTIC. Les mots clé sont coûts d'opportunité, gestion des risques, "fonction de production" de l'action publique qu'il faut dès lors intégrer, couple intégration - processus, confusion officielle de la "santé" et du "Bien-être" objet de la politique depuis Aristote qui opposait pourtant la prudence (phronesis ou sagesse pratique) au grand projet de République rationnelle de son maître Platon.

On sait que la "qualité" définie d'en haut avec la direction par objectifs et les résultats myopes de sortie de système sert, par l'imposture de la certification,  à justifier les pseudo-marchés et n'est qu'un autre nom du management. On se doute moins que "l'éthique clinique" et ses futurs commissaires risquent de marquer de triomphe des "gardiens" de Platon sur les pratiques prudentielles d'Aristote qui fonde l'autonomie professionnelle.

5. La théorie de "l'Etat prédateur" pour les amateurs de l'économiste Thorstein Veblen, inspirateur de D'Iribarne ("La logique de l'honneur") et de James K. Galbraith ("l'Etat prédateur")

Loin du messianisme marxiste, mais on peut être "marxien" avec Aron, alors qu'il n'est plus obligatoire d'avoir tort avec Sartre, cette théorie postule l'adaptation et la restructuration permanente des "classes prédatrices" pour dominer les "classes laborieuses", maintenir le développement inégal. Appliqué aux systèmes de santé sous pression de la mondialisation des marchés financiers, il s'agit de promouvoir avec le Nouveau Management Public le rationnement inégal des soins à rebours des principes de solidarité d'après guerre.
Au maximum on peut craindre la constitution des "zones vertes" et les "zones rouges" prédites par Naomi Klein. Attention toutefois à ne pas tomber dans la névrose du complot.

Il y a sans doute bien d'autres modèles, notamment anthropologiques, avec ce qu'ils incluent et ce qu'il nient.

Sommes-nous tous des consommateurs empouvoirés?


Il faut donc surtout se garder d'opposer libéralisme et étatisme, marché et hiérarchie, Ethos du profit et rationalisme scientiste. La novlangue de marché n'a rien à envier à la novlangue technocratique. La généalogie des réformes du système de santé québécois par Marc Renaud montre que le mal peut être d'abord bureaucratique, néo-managérial, puis après explosion des dépenses, faire appel au marché pour réduire en catastrophe les dépenses d'un secteur public que les pompiers pyromanes ont été incapables de "réguler" en créant toujours plus de gaps dans les parcours qu'ils prétendaient "intégrer".

Est-ce l’Ethos du profit qui instrumentalise le management ou est-ce la rationalisation managériale qui instrumentalise la pensée de marché?

Et que se passe-t-il quand l'action publique met le management non au service du profit, mais du rationnement? Ce dernier en vient alors à instrumentaliser la pensée de marché. Les managers publics maximisent aujourd'hui leur fonction d'utilité en servant un cost killing dont ils feignent de ne pas voir qu'il n'est destiné ni au profit, ni la productivité mais à un programme d'asphyxie masquée des dispositifs de solidarité.

Et la servitude volontaire vient de ce que directeurs, médecins, élus et usagers, les principaux "boucs émissaires" que désignent les experts en rationnement inégal, ont consenti au déni de citoyenneté et à la dépossession démocratique qui consiste à abandonner aux "agences" toute responsabilité dans la conception de la réponse aux besoins de soins. C'est la dissociation entre conception et exécution, propre à l'organisation scientifique du travail qui enjoint à chacun, notamment au travers du "consumer empowerment"  d'être un bon petit entrepreneur de soi-même et des autres au service du bien être utilitariste pensé par les experts de la République. Vous aviez dit démocratie sanitaire?

"Le « Consumer empowerment » est une stratégie, rendu notamment possible grâce aux technologies d'information et de communication (TIC) que les firmes utilisent pour donner aux consommateurs le contrôle sur le processus de conception des produits, afin qu'ils choisissent ceux qui devraient être vendus sur le marché. Ainsi, ce transfert de pouvoir contrôlé et collaboratif se traduit par des résultats positifs sous forme d'offres co-crées, reflétant les compétences des consommateurs et leur degré de pouvoir." Source

« Tous les systèmes sont vrais dans ce qu’ils affirment ; il ne sont faux que dans ce qu’ils nient. » Leibnitz

Webographie

Une incontournable généalogie des réformes du système de santé québécois: A lire absolument!

1. Marc RENAUD Sociologue, département de sociologie, Université de Montréal (1995) “Les réformes québécoises de la santé ou les aventures d'un État «narcissique»”

2. Réforme ou illusion: une analyse des intervention de l'Etat québécois dans le domaine de la santé. Marc Renaud

3. “De la sociologie médicale à la sociologie de la santé: trente ans de recherche sur le malade et la maladie.”(1985) (Texte en format Word)

Le mystère de la cage d'acier

4. Penser l’entreprise moderne, entre profit et efficacité. Thibault Le Texier XVIe Journées d’histoire de la comptabilité et du management Nantes, 23-25 mars 2011

5. La bureaucratisation du monde à l’ère néolibérale, ou la managérialisation des sociétés industrielles au XXe siècle ?
Note critique sur l’ouvrage de HIBOU Béatrice, La Bureaucratisation du monde à l’ère néolibérale, Paris : La Découverte, 2012, 223 p.

Les "déniaiseurs"

6. Une analyse de la novlangue technocratique importée du Québec


8. Les paradoxes des démarches qualité dans les hôpitaux publics : modélisation de formes d’ancrage rivales

9. Hôpital haute technicité peu d'humanité

" Nous nous trouvons devant une prolétarisation généralisée de l'existence dont les signes les plus patents sont les procédures de normalisation matérielles et symboliques des pratiques professionnelles [...] Technicisation, quantification, fragmentation, rationalisation, formalisation numérique, normes gestionnaires agissent alors de concert dans cette prolétarisation des savoirs et des métiers et assurent une hégémonie culturelle nécessaire au pouvoir. [...] Cette philosophie transforme l'hôpital en entreprise- on parle alors de "chaîne de production de soin". Avec R. Gori on peut se poser la question si la dimension artisanale du médical a encore le moindre intérêt dans cette médecine productiviste. "Il s'agit de faire du "vrai médecin" une "denrée rare" qui doit apporter une valeur ajoutée aux autres soignants auxquels il aura délégué ses compétences incorporées dans des protocoles standardisés. Chacun des professionnels censés remplacer le médecin dispose d'une liste de questions à poser, d'actes à accomplir en suivant le "protocole". [...] Cette rationalité technique est le caractère coercitif de la société aliénée. " ( Roland Gori: "La fabrique des imposteurs" )

10. Peut-on faire de l'hôpital une entreprise?
Si vous croyez qu'on peut confier aux agences la détermination des besoins de soins et la construction de la démocratie sanitaire,mettez en lien cet article avec:

a. "Les hôpitaux ne sont pas des chaînes de montage"

b. "Ces américains soignés par tirage au sort"

c. Le dialogue culte des "invasions barbares".
Voici sous ce lien le «monologue» de Pauline Joncas-Pelletier, directrice des hôpitaux alors que Rémy lui demande d'ouvrir un lit dans une aile fermée de l'hôpital, pour y admettre son père atteint d'un cancer.