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mardi 22 décembre 2015

Loi de santé: qui croit encore au Père-Noël?


« Le pouvoir étatique n'est jamais aussi habile à resserrer son étreinte sur la société civile que lorsque qu'il feint de l'émanciper des autorités qui font de l'ombre à la sienne.» Bertand de Jouvenel - « Du pouvoir »

Les 7 mythes de la loi de santé


Salut, heureux agents de promotion de la santé!

Cet article récent du Quotidien du Médecin fait état d’un malaise et d’une division des médecins hospitaliers.

"Parmi les représentants des médecins hospitaliers, l’analyse est nuancée, même si la satisfaction domine."

La  nouvelle gouvernance serait saluée par les PH? Leur impression serait seulement "mitigée" ?
Jusqu'où abusera-t-on de notre patience? Les Praticiens Hospitaliers croient-ils encore au Père-Noël?

En suivant Mintzberg et March qui ont beaucoup écrit sur les mythes du management, on peut identifier 7 mythes dans la loi de santé, en continuité parfaite avec les lois précédentes depuis maintenant quelques décennies.


1. L’existence d’un système de santé


L'existence d'un système de santé est le premier mythe interrogé par Henry Mintzberg. La fonction de production de l’action publique, qui a pour objet la production du bien-être économique et social, englobe depuis la LOLF toutes les autres fonctions qui lui sont asservies dans sa budgétisation, dont la fonction de production hospitalière de Fetter - les "groupes homogènes de malades" (GHM) - les soins de ville, l'action sociale, au delà tous les secteurs de l'action publique impactant la grande santé Bien-être. Le financement de l'action publique est dès lors soumis à des arbitrages budgétaires "experts" en termes de coûts d'opportunité, rien moins que transparents et démocratiques, objets de tous les lobbyings, rien moins que rationnels.  

Cette intégration des fonctions, où les soins sont séparés du social par une triple fragmentation institutionnelle, financière et culturelle, fait du système sanitaire une "usine à soins techniques produits à flux tendus". Cette industrialisation brouillonne, démunie de tout modèle de valeur signifiant pour l'usager et pour les professionnels de soins,  induit désenchantement et révolte d'être ainsi incité à pratiquer de mauvais soins, classés en unités d'oeuvre comptables à trop courte vue. Why Reforming the NHS Doesn’t Work The importance of understanding how good people offer bad care - Valerie Iles

Le principe de pertinence de soins en secteur sanitaire percute de plein fouet celui d'accès universel et égalitaire du secteur de l'action sociale, dans un cafouillage technocratique qui rend les parcours toujours plus chaotiques. En vérité, nous n'avons pas de système de santé cohérent, pas de modèle économique pour les biens et services de santé, juste un modèle de comptabilité de gestion.

Le système: l'intégration des fonctions de l'action publique d'après Patrick Gibert



2. La crise du système: marché mondial - démocratie locale


C'est le second mythe dénoncé par Mintzberg. Le système clinique est-il en crise ou bien réussit-il mais à un certain prix? Ici se discute le phénomène de la globalisation asymétrique face à une mondialisation bien réelle, et la pertinence des stratégies politiques d’ajustement portées par les organisations internationales.

Le marché, qui gère la liberté individuelle dans les biens privés, est mondial, mais la démocratie qui gère la liberté individuelle dans les biens publics, est locale, tout au moins quand elle existe. Le marché, sans état de droit, conduit au chaos et la liberté individuelle ne peut y conduire qu'au "droit d'être déloyal". Comment faire pour que les entreprises, au delà toutes les organisations sommées de mettre leur comportement en conformité avec ce qu'attend la théorie économique des "firmes" ne deviennent pas "des collections de mercenaires déloyaux" selon la formule de Jacques Attali? Comment, nous autres soignants, pouvons nous retrouver le droit d'être loyaux envers nous-mêmes et les patients que nous servons?

Le discours de la crise est à rapprocher de la classique "stratégie du choc" et de l'innovation de rupture. Mais qui peut lire l'avenir  et anticiper les résultats de la destruction créatrice de Schumpeter? Attali et Stiglitz se rient à la lecture de ce que les oracles prédisaient à l'aube du XXème siècle.  La crise du système, c'est avant tout celle du Nouveau Management Public de la santé et celle induite par l'effroyable iatrogenèse gestionnaire qu'il impose à nos organisations cliniques en confondant management et compétition par comparaison d'indicateurs myopes.

3. L’ingénierie sociale centralisée


La technologie des sciences sociales est aujourd'hui au centre du management public d'après Patrick Gibert. C'est le niveau "macro" de la régulation. Les sciences biomédicales y sont désormais asservies à cette réingénierie générale de la santé-bonheur, à ce grand chef d'œuvre industriel que seule notre énarchie de santé publique pouvait concevoir sous une forme aussi délétère.

Projet de société, d'entreprise, de sortie, de vie, de soins, de service, d'établissement, d'insertion, professionnel,  de développement personnel etc. Sans projet point de salut. La tyrannie du projet s'impose à tous les niveaux de gouvernance du sommet de l'état jusqu'à l'enfant scolarisé ou jusqu'au plus malheureux des plus malheureux de la Terre. Il convient de la soumettre à une anthropologie critique avec Jean-Pierre Boutinet.

4. La rationalisation gestionnaire


Les NTIC et l'interconnexion des données permettent la généralisation de la comptabilité de gestion et l'expansion du managérialisme, défini comme généralisation des sciences de gestion à toutes les sphères de la vie.

Au niveau "méso" de l'organisation de la santé, elle régule la gouvernance des managers intermédiaires, notamment par le biais du contrôle croissant des directeurs d'hôpitaux par les agences régionales. Les organisations de "managers de santé", notamment celles des managers publics, sont dès lors poussées à réclamer toujours plus de contrôle sur de grands trusts verticaux de survie à la T2A, aujourd'hui les Groupements Hospitaliers de Territoire (GHT) et toujours plus d'intégration des cliniciens au prix d'une précarisation des statuts permettant de réduire leur autonomie, de les rendre plus dociles aux incitations perverses. Ces incitations, les managers ne font que les transmettre d'en haut, souvent à rebours de leurs propres convictions. Mais la fonction publique, autrefois "grande bavarde" au service de l'état providence, se rapproche de plus en plus de la "grande muette" par la loi martiale qu'impose la caporalisation des chaînes de commandement gestionnaires.
Il s'agit partout de rationaliser la production de résultats de sortie de système à court terme (outputs). Dès lors le cost-killing imposé d'en haut  ne sait qu'assurer la réduction de coûts au détriment du résultat clinique qui compte vraiment (outcome). Nul économiste de santé sérieux ne peut prétendre savoir, sous un financement destiné à rationner les soins, assurer la péréquation des coûts et des revenus le long d'une chaîne de soins ou des professionnels libéraux, des centres de santé et des établissements de soins encaissent le remboursement accordé par l'assurance-maladie pour le segment de la chaîne de soins /de valeur dont il ont assuré le fonctionnement. Nul ne peut créer et innover pour mieux rendre un service dès lors que des financements pseudo-marchands déconnectés de l'utilité des biens paralysent toute initiative locale ou d'établissement, et tout investissement.

Une activité centrée patient (outcome oriented) nécessiterait que les équipes de soins soient encore autorisées - et non incitées comme des idiots rationnels qu'on gouverne à distance -  à une approche humaniste, qu'elles puissent encore se mobiliser pour le résultat qui compte pour le patient, après la sortie ou en prévenant son hospitalisation, dans son environnement propre. C'est bien là le droit d'être loyal envers le patient par une action qui a du sens, au delà de la production d'un acte ou d'un groupe homogène de malade (GHM), même modulé par je ne sais quel "machin" de paiement à la performance. Mais quelle logique comptable peut fixer sérieusement la fin d'un épisode de soins, fin qui marquerait le point où l'on peut définir une unité d'oeuvre comptable qui fait sens? Certainement pas celle des "financements au parcours" qui couvriraient un épisode s'arrêtant devant l'abîme qu'on a créé entre soins et social. Elle imposerait encore davantage aux Soins de Suite et de Réadaptation une fonction de déstockage dans une logistique poussée depuis la production d'amont et une mission impossible de "dernière station avant le désert" soumise à l'injonction du virage ambulatoire, alors que le modèle "d'usine à soins" a réduit toute possibilité de coordination médico-sociale précoce pour les équipes de soins en sanitaire! En réalité la promotion actuelle des "financements au parcours", au nom de l'intégration des soins, personne ne pouvant être contre, est un bon moyen de laisser le contrôle des offreurs aux mains des payeurs qui en l'occurrence sont de plus en plus les assureurs privés.

Les spécialistes du management, les vrais, savent que pour certaines organisations, notamment cliniques,  la standardisation des processus ou des résultats, dès lors qu'on ne parvient pas à les définir assez bien pour capter le sens de ses activités fondamentales, ne peut conduire qu'à des résultats économiques médiocres. Cette transformation du système clinique en organisation divisionnelle est pourtant ce qui a guidé la restructuration des établissements en pôles, le plus souvent sans cohérence médicale, sans autre réelle logique que de casser l'autonomie d'organisation des équipes, les couper de l'information et des processus de décision pour mieux réduire leurs ressources. Efficience n'est pas performance, c'en est seulement une composante.

De la vieille "rationalisation des choix budgétaires" il reste bien les choix budgétaires et la fermeture de l'ONDAM. En découle une direction descendante des nouvelles chaînes de commandement pilotées par un contrôle de gestion de plus en plus déconnecté des réalités du terrain, des pratiques et des besoins de soins. Tuer les coûts pour rester dans l'enveloppe est le seul objectif.

La principale mission assignée aux nouveaux gestionnaires n'est plus de bien rendre le service attendu mais de réduire les coûts, coûte que coûte en quelque sorte. Ces extrait des débats du 18 septembre 2015 au Sénat explicitent bien ces mécanismes de prise de contrôle par les Groupements Hospitaliers de Territoires, ces nouvelles grandes verticalités de territoires chargées d'accélérer  le cost-killing. 

Dès lors se déploient les  plus grossières méthodes d'économies d'échelle, de mutualisation, de flexibilité, de destruction des compétences et processus clés au nom de la polycompétence, sans aucun garde-fou consistant au regard de la dégradation d'un service rendu que chacun peut constater au quotidien en ville, dans les établissements de soins et dans le secteur médico-social.

L'autonomie des professionnels et la participation réelles des usagers ne sont plus considérés comme une source de performance des soins mais deviennent contre-efficients pour les indicateurs ubuesques d'une gestion qui a inversé les fins et les moyens, qui prend les ressources humaines, soignants et patients non comme une fin, mais comme les intrants de sa fonction de production.


5. Le mythe du « leader héroïque »


C'est la figure du visionnaire qui promeut l’innovation de rupture en lisant l'avenir (March, Mintzberg). Ce capitaine d'entreprise, charismatique, parfois qualifié de génialissime dans un culte quasi soviétique de la personnalité, voit à travers les murs et guide le troupeau.

Joint au mythe de la rationalité gestionnaire il justifie une régulation hiérarchique, mécaniste, top down, celle du couple intégration / processus décrite comme plaie du management par François Dupuy ("Lost in management").

6. Le mythe de l’optimum historique ou la compétition efficiente


C'est la théorie "micro" des motivations et de la décision. Elle est indispensable pour légitimer les politiques "macro".

La compétition, pour être efficiente, doit y être régulée par les incitations selon les théories économiques de la « firme », elle justifie la commercialisation de l’offre de soins et des assurances maladies.

L'utilisation systématisée de la forme "firme" (ou entreprise) comme support d’une compétition généralisée à toutes les sphères de la vie publique et privée que l’état a pour mission de réguler; est parfois qualifiée de "néo-libéralisme". Elle est donc indissociable du managérialisme d'un état régulateur puissant. C'est tout le contraire de "l'état minimal", certes introuvable, des libéraux classiques.

Ce mythe représente l'acteur économique "micro", usager, médecin, directeur, élu local etc. comme un idiot rationnel, ou plutôt aux "rationalités limitées", que les régulateurs éclairés par les sciences sociales et les Big Data pilotent vers le bon sens de l'histoire économique et sociale.

Ce pilotage est possible grâce aux NTIC et à l'asymétrie d'information qui permet l'intégration des divers niveaux de gouvernance.

Hélas, dans un système de médecine administrée, planifiée et rationnée par des enveloppes budgétaires fermées il ne peut y avoir de réel modèle économique. La "commercialisation" entraîne bien des profits pour des entreprises privées en cas de privatisation de l’offre de soins ou des assurances complémentaires , mais il s'agit de faux marchés, sans modèle de valeur/ utilité au sens économique, quelle que soient les part respectives des secteurs publics et privés.

Les modèles de revenus y sont artificiellement créés, pour des unités d'œuvre comptables trop souvent insignifiantes en termes de résultats cliniques (exemple de la production de groupes homogènes de malades dans la T2A).

Ces faux business models sans résultats signifiants pour les parties prenantes, loin de constituer un vrai marché, placent les acteurs dans « une guerre hobbesienne de tous contre tous » (Frédéric Pierru) quand il faudrait qu'ils soient libres de collaborer en vue d'un résultat clinique partagé, celui qui compte pour l'usager au terme d'un parcours de soin. Une super-T2A par épisode, mettant en compétition des « groupes homogènes de parcours » gérés par les assureurs n’y changerait rien, au contraire.

7. Le mythe du développement inclusif et l’orthodoxie des soins de santé primaires


C'est le mythe qui légitime les réformes au nom de la défense de l'égalité et de l'autonomie à base communautaire.

La « santé » y est définie comme processus régulé de développement social et d'émancipation des communautés, dans la plus parfaite orthodoxie des Soins de Santé Primaires, à l’heure où le techno-cafouillage socio-sanitaire n’a jamais autant affaibli les soins de premier recours. La loi de santé cherche à appliquer aujourd'hui les modèles postcoloniaux inopérants aux pays en voie d'ajustement des dépenses de santé (Bernard Hours). Cela justifie la promotion des médecines alternatives, l’action de nouveaux acteurs de développement communautaire se rapprochant de plus en plus des logiques d’action sociale. Cela légitime l’ajustement des dépenses et le rationnement des soins remboursés par l’assurance maladie par l’inversion du triangle d’allocation des ressource, des soins secondaires et tertiaires hospitaliers ou ambulatoires vers des soins de santé primaires qu’on promeut comme la panacée. Au nom de l’égalité et de la liberté, mais au service des stratégies politiques d’ajustement, cette révolution culturelle de la promotion de la santé, avec ses comités territoriaux, ses tradipraticiens, ses nouveaux cliniciens conçus par des ingénieurs, connectés et ubérisés qui remplaceront les médecins, après avoir tout fait pour asphyxier et rendre inattractifs les soins de premier recours, est en mesure de détruire un système de protection solidaire contre la maladie qui avait fait ses preuves

Dans ce nouveau monde de la santé bien-être, comme le suggérait Canguilhem « la santé a remplacé le salut ». Entre biopolitique et bio-ascèse, le sujet activé, empouvoiré par les agents de promotion de la santé, se sentira libre d'adhérer à des normes dont il espérera qu'elles lui permettent d'optimiser son capital de ressources humaines au sein d'un système de firmes régulées rationnellement, en vue du bien-être économique et social. L’autonomie n’est souvent qu’un soleil trompeur.

Brave new world!

Joyeux Noël

Webographie : Kit de dé-niaisement accéléré


James March: « Les 4 mythes du Pr. March »

Henry Mintzberg: « Mythologie du management de la santé »

Jean-Pierre Boutinet: « Anthropologie du projet »

Maya Beauvallet: « Les stratégies absurdes »

Christian Morel: « Les décisions absurdes 1 et 2 »

François Dupuy: « la fatigue des élites », « Lost in management »

Frédéric Pierru: « Hippocrate malade des ses réformes »

Florent Champy: « sociologie des professions »

Nicolas Belorgey: « l’hôpital sous pression, enquête sur le Nouveau Management Public»

Didier Fassin: « L’espace politique de la santé», « Enjeux politiques de la santé »

Bernard Hours: « l'orthodoxie des Soins de Santé Primaires »

Michèle Marzano: « Extension du domaine de la manipulation »

Dany Robert Dufour: « le divin marché »

Valérie Iles « Comment d’honnêtes gens peuvent dispenser de mauvais soins? »

Why Reforming the NHS Doesn’t Work The importance of understanding how good people offer bad care - Valerie Iles

•Retrouvez ces auteurs et d’autres sur le florilège des ubulogues

Sénat: Séance du 18 septembre 2015 (compte rendu intégral des débats) à propos des Groupements Hospitaliers de territoires

Loi Santé: la Ministre comptable de sa politique! Par Frédéric Bizard
"L'état accroît son emprise tout en privatisant la gestion du risque."

Jacques Attali & Joseph E Stiglitz, LHFORUM 2013 (FR)

Une dernière référence s'impose dans ce contexte:

Discours de la servitude volontaire Étienne de La Boétie


samedi 12 décembre 2015

Loi de santé - L'assurance-maladie solidaire est-elle soluble dans la promotion de la santé?


La santé publique, entre soins primaires et Nouveau Management Public


« Les meilleurs livres sont ceux qui racontent ce que l'on sait déjà​ » George Orwell

« La mondialisation de l’économie implique-t-elle inévitablement une baisse de nos protections sociales ? Le croire, c’est comme le montre Jean-Fabien Spitz, considérer qu’elles ne sont qu’un luxe auquel il faudrait renoncer en période de crise, alors qu’elles sont plus profondément ce qui permet à une société démocratique de fonder sa propre légitimité.​ » (...) « Il y a donc deux issues à la mondialisation : par le bas et par le haut​ »  L’État social et la mondialisation Jean-Fabien SPITZ"

Deux textes à confronter



La protection solidaire contre la maladie est-elle soluble dans la promotion de la santé?


On ne peut comprendre la loi de santé sans tenter une généalogie de l'orthodoxie des soins primaires et sans analyser l'impact de cette promotion sur la destruction d'une assurance-maladie solidaire. Nous avons a plusieurs reprises attiré l'attention sur la généralisation du "calcul d'utilité" utilitariste appliqué à la "santé bonheur" telle que définie par l'OMS. Nous proposons simultanément un livre en français qui décrit l'apparition de l'orthodoxie des soins primaires et une thèse en anglais sur les rapport entre comptabilité de gestion et Nouveau Management Public dans l'évolution des politiques internationales de santé. Cette vision utilitariste de la santé, définie comme bien-être économique et social et relevant dès lors entièrement des politiques publiques, a permis l'absorption de la médecine dans le "social". La "société" est selon Michel Foucault cette invention qui, entre l'individu et l'état, permet à la gouvernementalité moderne de s'imposer à l'économie sociale de marché (dire aujourd'hui "gouvernance"). Cette absorption se fait au nom de l'équité et justifie l'intégration complète de la médecine à la fonction de production de l'action publique. 

Nul ne peut être contre le développement des soins de proximité, étroitement intégrés à des réseaux polyvalents et spécialisés (où sont ces derniers dans la loi de santé?). Chacun peut admettre que la rareté des ressources justifie une une graduation géo-démographique adaptée à la technicité requise et à la fréquence des cas traités, mais cette évidence partagée en termes de politique publique a-t-elle quelque chose à voir avec l'orthodoxie des Soins de Santé Primaires ainsi présentée comme l'alpha et l'oméga de l'émancipation communautaire et du développement social?

La force qui, voulant toujours faire le bien, accomplit le mal


C'est par cette formule inspirée du Faust de Goethe que Sigmund Freud analysait la politique du président Thomas Woodrow Wilson. Tel un ange descendu sur la Maison Blanche, il se voyait en anti-Méphistophélès imposant l'idéalisme libéral américain au monde entier. Mais qui veut faire l'ange fait la bête. Au lieu de promouvoir l'extension d'une protection sociale solidaire contre la maladie incluant prévention, traitement curatif, réadaptation et soutien social, on impose l'application universelle des principes du Nouveau Management Public dominé par la comptabilité de gestion, soutenue par l'idéologie des soins primaires et les théories économiques de la firme. Le risque immense de cette régulation ubuesque, c'est la destruction des activités et les compétences clés de notre système de soins. Je le constate hélas au quotidien tant à l'hôpital que dans le territoire qu'il dessert. L'inégalité d'accès aux soins ne cesse de croître. Cloisonnements en tuyaux d'orgue, fragmentation des étapes du parcours et stratification en mille-feuille bureaucratique du management ne cessent d'accabler patients et soignants. Au lieu de favoriser une organisation créatrice de connaissances collectives capable de les capitaliser on ne promeut que les talents d'incompétence et l'amnésie organisationnelles.

Cette grande gidouille est mutualisée au sein de gigantesques groupes Titanic de survie au financement où plus personne ne se connaît et où nul ne peut plus expliquer à son directeur qu'il est enfumé au quotidien par ses experts des bureaux des méthodes. Elle détruit chaque jour davantage les collectifs de soins  et les procédés de travail qui en font la spécificité. Comme l'ont dit aussi bien Mintzberg que l'école de Harvard, les psychologues du travail et autres spécialistes de l'apprentissage organisationnel, ces procédés sont invisibles pour les Trissotins de l'ingénierie des soins. On nous les a mis dans les pattes, arrogants et dominateurs grâce à un MBA qui aurait fait hurler de rire Mintzberg, pour nous sidérer, nous autres soignants. Ces modèles qu'ils soient néo-tayloriens ou toyotiens auraient leur intérêt s'ils étaient appliqués intelligemment à des processus de soins complexes par des gens capables de comprendre de l'intérieur l'organisation clinique et aptes à distinguer ce qui est standardisable et ce qui doit rester personnalisé. Mais l'incoordination et la contre-performance s'imposent avant tout, faute d'un modèle d'utilité / de valeur / de biens et de services  décrivant ce que l'on nous demande de produire. Répétons-le, pour "gérer aux résultats", il faut d'abord un modèle de résultats! C'est pourquoi les maîtres en théorie des organisations n'ont jamais présenté ce mode de gestion comme universel en particulier en santé. Ainsi, à rebours des objectifs affichés, les agences nous déploient, pour cacher la misère dénoncée par les acteurs et les usagers, de nouveaux machins gestionnaires de coordination externe conçus pour promouvoir sous d'autres noms ce que nous savions faire quand nos équipes en avaient les moyens. Je rappelle que les enveloppes pour ces machins viennent en déduction du compartiment à l'activité. Inutile de dessiner le cercle vicieux que tout le monde a compris.

La reconstruction de la médecine après la catastrophique poussée d'anti-médecine de la Convention qui a culminé en 1793 a demandé des décennies. L'histoire repasse parfois les plats, mais le service est aujourd'hui beaucoup plus cher! Finissons en avec l'amateurisme criminel des faux experts à qui l'on a donné la santé comme terrain de jeu.

Le mal français et la crise de l'intelligence : la fin du paradigme de solidarité


Nous avons expliqué aussi à plusieurs reprises que ces suppressions de moyens sont inévitables dans un modèle français qui ne parvient à concevoir le secteur sanitaire que sous l'aspect d'une usine à soins techniques, produits à flux tendus, qu'il convient de rationaliser pour la rendre efficiente. Cette conception vicieuse faute de définition de la finalité de la production se traduit dans le système d'information, le PMSI et les groupes médico-économiques censés regrouper des profils de cas et de coûts homogènes. 
Un enfant de cinq ans comprendrait ça. Qu'on amène un enfant de cinq ans comme disait Groucho Marx! Ce qu'il ne comprendrait peut-être pas, c'est la fragmentation entre le "français de l'état" déconcentré qu'on traite pour sa maladie (cure of disease) et le "français du département" décentralisé dont on soigne la santé au rabais (care of health). Chacun est donc selon l'étape de son parcours tantôt français de l'état et tantôt du département. Et aucun camp ne veut payer pour l'autre!

Comme me le disait un ami directeur de centre de réadaptation, le système français lit l'entrée du patient dans un parcours de soins comme purement sanitaire, cette lecture conditionnant la vision gestionnaire de la production des soins, alors que la sortie d'un épisode de soins qui correspond au résultat clinique porteur de sens est en réalité "médico-sociale". Le système français interdit toute intégration des soins outcome driven c'est à dire centrée sur le résultat qui compte à la fois pour le patient/usager et pour les professionnels. C'est bien sûr cet outcome qui pourrait sous-tendre une logique économique signifiante mais à condition de ne pas tomber dans la super-T2A dite "paiement au parcours" importée des USA sur le modèle de la value based competition gérée par les assureurs.
Attention, c'est le prochain piège pour gogos que nous vendront les experts patentés du financement des soins parce qu'on ne l'a pas encore essayé, maintenant que la tarification par cas au séjour commence à être grillée. C'est une compétition régulée qui permet l'intégration de l'offre par les payeurs - entendre les réseaux intégrés de soins ou "mutualistes" - mais sur un segment purement sanitaire du parcours (exemple aigu + SSR en France en y collant un peu d'ambulatoire pour faire sérieux). On reste sur un modèle de "filière inversée" de Galbraith, dirigée et poussée par la production de l'amont et non tiré par le résultat attendu au terme de ce que serait la véritable chaîne de valeur. Même un titulaire de MBA qui n'a jamais mis les pieds dans la santé comprendrait cela.

L'orthodoxie des soins primaires s'apparente à une dérive sectaire. On peut aisément la rapprocher de la théologie de la libération ou "d'une nouvelle religion salvatrice". (Bernard Hours, 1989). Citons l'introduction du livre de Roberson et Clément, accessible en ligne.
"Selon Bernard Hours (1992), la médecine coloniale serait l’ancêtre des soins de santé primaires. Même si elle est née du traitement d’un monde « peu salubre », peuplé d’étranges maladies, même si elle a pris originellement la forme d’une médecine de masse, caractérisée par sa mobilité et fournie par des auxiliaires de santé plutôt que des médecins à la collectivité et non à l’individu, et même si elle est a priori dirigée seulement contre un petit nombre de maladies bien spécifiques; la médecine coloniale a certainement pesé de tout son poids dans le développement d’une santé publique fondée sur des traitements de masse, des macroanalyses de pathologies, la décentralisation de l’action sanitaire, la prévention et l’assistance gratuite (Hours, 1992, p. 125).

De la destruction de la solidarité à la fin du paradigme de réadaptation

"La réadaptation est un humanisme." Howard Rusk

Je rédigerai prochainement un article regroupant l'apport des principaux auteurs qui ont montré comment les lois sur le handicap ont provoqué la destruction du principe de solidarité: Jean-Paul Domin, Guy Baillon, Didier Castiel entre autres. L'état ne sait plus comment recomposer ce qu'il ne fallait surtout pas désintégrer à l'heure de l'explosion des maladies chroniques et des limitations fonctionnelles durables. En faisant du handicap un problème purement social, séparé du sanitaire, on en a organisé l'incurie politique. Certaines associations y ont certes constitué un solide capital économique en gérant des établissements médico-sociaux et les élus locaux un capital politique (vieux, handicapés et diverses vulnérabilités sociales) qu'ils ne sont pas près de lâcher. Pensons aussi, à l'heure où l'état tente de réduire la dette publique, à la maîtrise d'un périmètre de contrôle des emplois qui confine parfois au clientélisme. Les maisons départementales des personnes handicapées (MDHP), qui étaient censées être un "guichet unique" dans les discours bisounours masquant l'incapacité des pouvoirs publics à défragmenter, sont devenues un goulot d'étranglement inhumain. Dans cette incroyable jungle, nul numéro de dossier, nul correspondant identifié ne permet d'aider les usagers qui attendent désespérément après la sortie d'hôpital qu'on leur donne les moyens qui auraient été nécessaires pour en sortir de façon pérenne et surtout de ne pas y revenir inutilement. 
Avec un peu de chance, sollicitée à partir de nos consultations, une assistante sociale hospitalière transgressera l'interdit de s'occuper d'autres malades que de ceux qu'il faut faire sortir de l'hôpital. Avec un peu de chance une secrétaire médicale, une infirmière, un cadre, un médecin transgressera quelques instants son rôle d'agent médico-économique posté pour prendre le temps de chercher quelques relais en soins de ville ou dans le secteur de l'action sociale. Il y a longtemps que nous autres soignants du sanitaire rendons un "service territorial de santé au public" dépassant les simples soins curatifs.

Encore une fois les injonctions à la fragmentation des actions visant l'efficience et à la guerre compétitive de tous contre tous par la poursuite de résultats insignifiants et myopes vont à rebours des finalités de la médecine. Le paradoxe est l'intégration par le "chef de guerre", le capitaine d'industrie qu'est devenu le chef du grand trust d'intégration gestionnaire favorisé par les réformes, aujourd'hui le groupe hospitalier de territoire (GHT). Alors, concurrence créatrice de modèle économiques performants, ou bureaucratisation caporalisée et non régulée, favorisant même les trusts et supprimant les vertus de la liberté de créer? Ne se moquerait-on pas un peu de nous? Le seul but est de rationner par la comptabilité de gestion. Le reste n'est que propagande, bien entendu au nom de l'équité et de la liberté de l'idiot utile, soignant, usager, élu ou directeur, trop irrationnel pour avoir l'accès effectif aux informations. L'asymétrie d'information, qu'on a tant reproché aux médecins, est aujourd'hui la grande affaire des agences, des manipulateurs d'incitations et des trafiquants de données qui en tirent un profit parasite.

Notons que la fin du paradigme de solidarité et la conception purement sociale du handicap ont provoqué la disparition spécifiquement française d'une fonction universellement reconnue comme un pilier prioritaire des systèmes de santé nécessitant une stratégie organisationnelle propre: la réadaptation (rehabilitation).
La réadaptation, dans la classification internationale des comptes de la santé apparaît à la fois dans la classification des "prestataires" avec des "hôpitaux de réadaptation" et dans la classification des "fonctions" de la santé. En France, ce concept international de réadaptation a été totalement déconnecté des politiques publiques de lutte contre le handicap comme en témoigne toute recherche d'occurrence dans les textes relatifs aux politiques publiques du handicap, à l'exception notable du rapport Jacob. On peut être stupéfait de l'absence de toute stratégie nationale, régionale ou territoriale de réadaptation dans la loi de santé. Contrairement aux politiques internationales, le terme s'est évaporé, sans jamais être défini, dans un secteur fourre-tout de soins de suite et de réadaptation (SSR), conçu comme un lieu de déstockage logistique des soins aigus. Ce secteur est aujourd'hui pris en étau entre une tarification incapable par construction de reconnaître la finalité spécifique de réadaptation et d'autre part un virage ambulatoire qui par nature se fonde sur la distinction entre soins spécifiques, encore eût-il fallu les identifier, et ce qui relève de l'hébergement.

La protection sociale solidaire et humaniste dont la réadaptation est issue est plus que jamais menacée par une dissolution rapide dans l'utilitarisme des politiques de la grande santé bien-être. Les politiques publiques de réadaptation n'opposent pas de façon radicale un humanisme centré sur l'intérêt du malade et un utilitarisme entré sur le Bien commun. A seulement moyen ou bien à long terme, nul ne doute qu'elles produisent de la richesse utile à tous et aux nations. Elles sont à n'en pas douter une mesure de notre degré de civilisation. 

Mais alors? Comment en est-on arrivé là? Il faut avant tout la protéger des indicateurs myopes et des cost killers à courte vue à qui l'on a donné le pouvoir dans la nouvelle hiérachie médico-soignante, que ce soit du cure ou du care,  en ville, à l'hôpital et dans le secteur médico-social. Réagissons!

Vrais et faux marchés

Nous avons déjà longuement expliqué comment les théories économiques de la "firme" souvent contradictoires, ne servent qu'à masquer la comptabilité de gestion et à sidérer les acteurs en les divisant, notamment avec le systèmes de tarification pseudo-marchands qui ne sont que des clés de répartition à l'activité d'enveloppes fermées. 

Il n'y a aucun modèle économique consistant puisqu'il sont artificiellement construits au nom de principes utilitaristes qu'on nomme calculs de coûts d'opportunité au nom de la prétendue rationalité des choix budgétaires. Mais il y a bien un marché des offreurs, des assurances-santé, du traitement des données, des conseilleurs en performance, des traitement médicaux et 'patamédicaux, des gstionanires de risque et formateurs d'agents de prévention...

Partout l'agent de promotion de la santé remplace le thérapeute. L'enseignant en APA remplace le kinésithérapeute quand il devrait apporter un complément à la thérapeutique et non s'y substituer. Remplacera-t-on bientôt l'orthophoniste par un professeur de français?

Santé et charlatans - La responsabilité d'un état irresponsable

Il est consternant que l'état bricoleur de régulation de la santé ait officialisé l'enseignement de cette dérive sectaire née de l'illumination mystique d'Andrew Taylor Still, le fondateur de l'ostéopathie, qui se prenait pour le nouvel Hippocrate. A cet égard il nous faut saluer la signature le 10 décembre 2015 d'une convention entre l'ordre des masseurs-kinésithérapeutes et la Mission Interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires. La Miviludes est une mission interministérielle instituée auprès du Premier ministre par décret présidentiel du 28 novembre 2002.

Qu'attendent les politiques publiques de la promotion de la 'patamédecine, terme si bien promu par Marcel-Francis Kahn, critique talentueux des pratiques charlatanesques en rhumatologie et bien au-delà ? Bien entendu des économies, puisque la 'patamédecine n'est pas remboursée. Pas remboursée? Sauf par des mutuelles qui jouent sur la crédulité ainsi promue par l'état en faisant de ce remboursement un argument commercial. Ubuesque! Est-ce là une bonne promotion de la santé? Ces "calculs d'utilité" soutenus par les oracles et dataminers de Big Data doivent être ramenés à ce qu'ils sont: une dérive utilitariste sans précédent des organisations internationales dont il reste à bien comprendre pourquoi et comment elles en sont arrivées là, en lien avec le nouvel ordre économique international.
L'alliance avec le marché n'est donc que de circonstance, à condition de ne pas oublier de questionner les mécanismes à l'oeuvre dans la transformation internationale des "états providence" en "états prédateurs". Mais c'est une autre histoire.

Critique de l'orthodoxie du rationnement - Généalogie de la dé-protection sociale contre la maladie


Si nous avons aujourd'hui mis l'accent sur la place centrale du mythe des soins de santé primaires (SSP) et celle de la comptabilité de gestion dans l'orthodoxie réformatrice, il convient de les resituer dans la critique du patchwork idéologique complexe qui supporte la loi de santé:

  • Critique de l'orthodoxie qui fonde le rationnement sur la comptabilité de gestion
  • Critique d'une globalisation asymétrique
  • Critique de l'alternative illusoire entre les soins de santé primaires et le néo-libéralisme
  • Mythe de la value based competition
  • Mythe de l'innovation de rupture
  • Mythe de la santé comme processus de développement social
  • Mythe du filet de sécurité et de la protection sociale graduée

Cet ensemble de 3 modèles et 4 mythes est décrit dans le diaporama sous le lien qui offre de nombreux liens de webographie et qui méritera l'écriture un texte d'accompagnement.

Webographie


​Les soins de santé primaires - Critiques d'une orthodoxie Edouard Roberson, Michèle Clément

Introduction: http://excerpts.numilog.com/books/9782760524743.pdf


Depuis la Conférence d’Alma Ata, en 1978, les soins de santé primaires (SSP) ont changé de nature. On en a fait la pierre angulaire de toute réforme des systèmes de santé. Aussi est-ce quasiment un problème moral aujourd’hui d’en questionner l’omniprésence. Comment en sommes-nous arrivés là ? Qu’est-ce qui fait que les SSP ont pu nous apparaître si nécessaires qu’on en ait fait une orthodoxie ? Mais, en fait, de quoi s’agit-il ? Qui sont les acteurs de cette transformation de vocation ? Au nom de quelles promesses ? Pour quels résultats ?
Cet ouvrage questionne les aboutissements, la pertinence et les finalités latentes de l’orthodoxie des SSP, c’est-à-dire leur généralisation. Les auteurs mettent en évidence certains risques de dérive inhérents à la promesse de santé pour tous ainsi que la propension, paradoxale, que le principe d’équité promu par cette orthodoxie (re)produise les inégalités qu’elle prétend pourtant combattre.
Édouard et Clément dévoilent ici, outre ses mécanismes de fonctionnement, certaines des limites jusque-là insurmontables de l’orthodoxie des SSP. Ils expliquent du même coup pourquoi elle est bien plus efficace en termes de production idéologique qu’en termes de résultats probants.


La santé publique entre soins de santé primaires et management. Bernard Hours

Cah. Sci. Hum. 28 (1) 1992 : 123-140 


The Role of Management Accounting in New Public Management Reforms: Implications in a Socio-Political Health Care Context


As one hospital manager states, “The thing about activity and economics is that the goal becomes the goal. We don’t discuss what the goal itself really is and whether it is useful”, which illustrates a decoupling between activity registration and understanding. ​ Riding the waves of NPM – from New Zealand to Denmark. Margit Malmmose

​​La thèse de Margit Malmmose porte sur la place centrale de la comptabilité de gestion (Management Accounting) dans le Nouveau Management Public. Elle permet d'éclairer les liens entre Loi de santé, Nouveau Management Public, mondialisation et Management Accounting (comptabilité de gestion). Cette lecture est indispensable à la compréhension de la continuité logique des réformes françaises de la santé.

Why Reforming the NHS Doesn’t Work The importance of understanding how good people offer bad care. Valerie Iles

Il est important de comprendre comment les réformes néo-managériales, pilotées au niveau "macro" en suivant des théories du fonctionnement "micro", entraînent découragement et désarroi chez les professionnels de santé, qui ne supportent plus les injonctions à transformer de bons professionnels en producteurs de mauvais soins. Une partie du problème tient aux stratégies "méso" développées au niveau du management intermédiaire. Le livre de Valérie Iles mériterait d'avoir son équivalent français.

Voir aussi Les inégalités sociales de santé : sortir de la fatalité . Rapport du HCSP 2009


Rapport de Pascal Jacob sur l’accès aux soins et à la santé des personnes handicapées. 6 juin 2013


La fondation de l'ostéopathie par andrew Taylor Still par Claude Hamonet


Voir la page santé, globalisation et rationnement des soins.



Esculape vous tienne en joie,

dimanche 6 décembre 2015

Les deux mamelles de la comptabilité de gestion - De l'ingénierie sociale des leurres marchands


"S'il n'y a pas de solution, il n'y a pas de problème." Devise shadok (Jacques Rouxel)

Machiavel régulateur


Il est aujourd'hui assez clair en France que la tarification à l'activité (T2A), ce système qui rémunère au forfait des séjours hospitaliers selon un recueil de caractéristiques des patients (PMSI) et de marqueurs d'activité, loin d'être une marchandisation de la santé n'est qu'une forme de la comptabilité de gestion déclinée sous forme de leurres marchands. Ces leurres sont issus de la révolution technologique de l'information qui a fait de la comptabilité basée sur l'activité un des piliers de la nouvelle comptabilité de gestion. Ils sont à l'évidence instrumentalisés pour sidérer les logiques professionnelles, médicales, paramédicales mais aussi celles des managers qui se prenaient avant HPST et la tutelle des ARS pour une profession de l'état providence. Machiavel est bien trop intelligent pour avoir cru à l'application de la théorie de l'agence pour les soins de santé. On savait depuis le début qu'elle échouerait d'abord par l'incapacité à trouver un modèle de résultat robuste. Les modèles économiques sous protection sociale sont tous artificiellement construits à partir des systèmes d'information et dès lors soumis à des cercles vicieux constitutionnels. Mais en quelques décennies de tentatives de maîtrise des coûts de santé, le conseiller du Prince a laissé le champ libre aux théoriciens de l'économie de la santé, du management public et de la santé publique, qui en ont fait leur terrain d'expérimentation avec une seule contrainte, le cost killing. Il serait temps d'en faire le bilan.

Les ultra-jacobins restent persuadés par leurs chers axiomes que les disciplines médicales ne portent pas de savoir-faire spécifiques, ils rejettent toute logique de pratiques prudentielles qu'ils qualifient d'emblée de corporatistes. Pour eux, il faut juste laisser faire l'industrialisation managériale en gueulant simplement qu'on ne veut pas du "marché" en santé. C'est le meilleur moyen de laisser passer le néo-libéralisme, cette formidable régulation généralisée des pseudo-marchés par l'état, au profit des vrais "prédateurs" ("L'état prédateur" de James K. Galbraith).

Je ne reviens pas sur le diagnostic partagé avec André Grimaldi des risques européens. Il faut à tout prix éviter de prendre de faux marchés "tarifés" pour de vrais systèmes commerciaux en législation européenne de la protection sociale.

Seulement voilà: si l'on veut bien s'intéresser à la comptabilité de gestion (management accounting) qui domine aujourd'hui les réflexions de toutes les organisations internationales en s'abritant derrière l'idéologie d'émancipation sociale par la grande santé portée par Alma-Ata et Ottawa, on verra qu'elle a deux bras, la compétition par comparaison d'indicateurs (benchmarking) et l'ingénierie sociale. On peut ajouter "ingénierie sociale de marché" comme dans la formule d'André Grimaldi dénonçant la "pensée managériale de marché", à condition de ne pas oublier que ce n'est pas un vrai marché selon les libéraux classiques. Il s'agit ici d'une compétition régulée entre producteurs de leurres marchands créés par le régulateur où l'on prétend appliquer les principes d'ailleurs contradictoires des diverses théories de la firme, dont celle de l'agence (l'agent - le soignant, le malade, le manager, l'élu même - y apparaît comme un idiot irrationnel - entendre aux rationalités limitées - qu'il faut manipuler par les incitations et l'asymétrie d'information). Que soignants et patients soient souvent désespérés et en quête de sens n'est donc guère étonnant. Blues des blouses blanches.

Les deux mamelles de la comptabilité de gestion 


1. Le benchmarking, nous en connaissons les effets pervers et les limites, notamment si les résultats sont myopes au regard du sens des activités, il devrait se confondre avec le modèle économique,  et si l'on intègre pas l'état d'esprit au travail dans les balanced scorecards.


2. L'ingénierie des activités, et là, pas grand monde n'a vu arriver ce constructivisme pédagogique à pilotage international par les organisations mondiales, digne des pires moments de l'idéalisme intrusif que certains iraient jusqu'à qualifier de néo-colonialiste (FMI, banque mondiale, Organisation mondiale du commerce, bureau international du travail, OCDE, OMS...). Après l'échec de l'idéologie d'Alma-Ata et d'Ottawa dans les pays en voie de développement, la loi de santé, suivant les injonctions de l'OCDE et de l'OMS, les importe dans un pays qui avait des soins de santé et une protection sociale avancés.
La trouvaille, le coup de force idéologique? Le mythe de "l'innovation de rupture" de la Harvard Business School grâce à la promotion de "soins primaires" portés par la médecine numérique et connectée où le médecin passera la main aux pratiques cliniques avancées, bien moins coûteuses. Ou bien on passera la main à la 'Patamédecine qui ne sera remboursée que par certaines mutuelles qui en font un argument commercial. Où sont les preuves, pendant que l'on détruit au nom des lendemains qui chantent la médecine de ville et hospitalière qu'elle soit généraliste ou spécialisée? Favorisons encore quelques années les déserts médicaux en décourageant les professionnels et l'on pourra alors décréter l'état d'urgence, la "stratégie du choc", le changement disruptif d'en haut. Parmi les plus aveugles figurent les gogos libéraux qui croient que la libéralisation de la créativité est advenue et les gogos jacobins qui croient toujours à l'échelle de Jacob accédant par la science aux mondes des Idées, que les catégories des Healthcare data permettent enfin de tracer les cieux de la santé d'alignements et de catégories éternelles. Patient, malade, usager, client, consommateur, nomme-toi comme tu le souhaites mais fais gaffe, ta médecine fout le camp!

Mais voilà, les nouveaux systèmes d'information créent les activités à partir de catégories dont il suffit de lire les rapports internationaux, notamment sur les comptes de santé, pour se rendre compte que ce sont des constructions artificielles, très hétérogènes d'un pays à l'autre, des réalités hypostasiées comme disent les philosophes, dans "l'ontologie" des systèmes d'information. Les catégories naissent et meurent au gré des modes, des paradigmes, des lobbyings des chemins de dépendance propres à chaque pays, mais trop rarement en fonction de données probantes ou comparables d'un pays à l'autre. 

Ma pensée sur le sujet vaut ce qu'elle vaut, mais elle vient directement de ce que j'ai vu advenir pour la réingénierie des Soins de Suite et de Réadaptation, laissée à la main des fédérations hospitalières et d'une vision économique industrielle d'état excluant les professionnels. Chacun devrait en dresser le bilan dans le domaine qu'il connait bien, pourvu que l'expertise qu'il en tirera ne le réduise pas promptement au silence systémique contre lequel son expertise sera sollicitée. La "grande muette" n'est plus depuis longtemps le synonyme de la seule armée.
L'inducteur de coût n'est pas une "commande" du patient qui induit un service rendu (outcome driven), mais c'est l'arrivée du malade en "stock", qui induit des coûts et qui conditionne l'ingénierie des activités par les "management accountables". 
Le système d'information est construit selon un modèle fragmenté des soins et de l'accompagnement social qui épouse la fragmentation institutionnelle et qui valorise par construction une "usine à soins techniques produits à flux tendus". 
On comprend aisément comment la construction des catégories de la comptabilité à l'activité, sans l'apport des compétences clés structurantes des activités réelles, peut conduire à une déstructuration ubuesque des programmes de soin réels, aux pertes de chances et de sens du soin, à l'insuffisance des soins qu'ils soient préventifs, curatifs, de réadaptation ou de soutien social. 

Machiavel et Faust: la faisabilité politique de l'ajustement par la division


Entre les prisonniers hospitalo-universitaires du pacte faustien ("à nous, scientifiques, la recherche, à vous managers professionnels la gestion") qui les contraint aux respect collectif des règles du champ et donc au silence coupable sur la dégradation des soins et les éternels disciples de Le Chapelier qui attendent des "Healhcare data miners" le triomphe tant attendu du rationalisme scientiste et de ses ingénieurs sur les corporations, l'avenir est sombre. La route est belle pour les nouveaux directeurs de soins et cadres experts que la doxa du management hospitalier nous présente comme les nouveaux ingénieurs de process, et pour l'effondrement tranquille du management de cette part de la médecine qui était liée à la protection sociale contre la maladie.

Ceux qui réclament l'autonomie des médecins, plus généralement des cliniciens, des équipes ou collectifs de soins, devraient bien pouvoir sortir de ce mal français en s'unissant au lieu de se laisser diviser à l'infini. Ne pas en sortir conduirait à soutenir encore et encore le même système bureaucratique qui s'aggrave, s'épaissit, se fragmente, se cloisonne et qui est en échec.
Vous trouverez dans la webographie jointe quelques articles clés si jamais certains sentent en eux s'insinuer le venin du doute. Vous y comprendrez les mécanismes de construction comptable des "activités" qui sont tout sauf des évidences ainsi que les modèles de base qui ont guidé l'équipe de Robert Fetter. Le problème fondamental reste la définition du concept d'activité en soins.

"En politique, le désespoir est une sottise absolue." Jacques Bainville

Tarification, benchmarking, pilotage et ingénierie des activités



Extrait de: Le concept de comptabilité de gestion à base d’activités Richard Milkoff

Webographie: comptabilité de gestion

Peut-on gérer le couple coût-Valeur? Malleret

Les fondements conceptuels de l'ABC à la française. Alcouffe Malleret

Le balanced scorecard revisité. Philippe Lorino

Un coût? Quels coûts? Robert Launois

A la recherche de la valeur perdue : construire les processus créateurs de valeur dans le secteur public Philippe Lorino

Le "carré magique". Philippe Lorino
Synthèse du groupe de travail sur« Le pilotage de la performance globale »

Le concept de comptabilité de gestion à base d’activités Richard Milkoff

La mise en œuvre de la comptabilité par activités dans les entreprises françaises : caractéristiques et facteurs d’adoption et de succès Ahmed Rahmouni



ABC/ABM en santé

La pensée de la CAH résumée par l'ARS Ile-De-France

"A l’inverse de la comptabilité générale qui affecte les charges par nature, la comptabilité analytique affecte les charges par destination. Ainsi, la CAH permet aux établissements de santé de connaître l’affectation interne de leurs ressources afin d’identifier leurs activités sur coûtantes ou encore leurs gisements de performance."
Hélas, hélas, hélas, cela supposerait d'avoir un modèle robuste de définition des activités de soins et des résultats, ce qui n'est évidemment pas le cas. Le mal administratif français met la charrue avant les bœufs.