samedi 23 avril 2016

Activités réelles et crise de l’intelligence comptable


« s’il est une idée hautement ridicule, c’est bien celle de nos littérateurs persuadés que le travail intellectuel dans un bureau privé se distingue en quoi que ce soit de celui qui s’effectue dans un bureau d’État. Bien au contraire, l’un et l’autre sont essentiellement de la même espèce. Pour les sciences sociales, l’État moderne est une “entreprise” au même titre que l’usine ; c’est précisément ce qu’il a historiquement de spécifique. » Max Weber

En route vers la servitude volontaire?


Je crois à trois choses fondamentalement difficiles à concilier:

1. Une démocratie pluraliste qui repose sur des corps intermédiaires dotés d'un rôle représentatif et participatif, et des réseaux de confiance, entre marché et bureaucratie.

2. Les activités économiques et sociales réelles ne peuvent être décrites par une fonction globale de production de l'action publique, même si une rationalisation et une comptabilité pertinente sont une nécessité tangible sans être obligatoirement une cage d'acier de Max Weber. On peut remonter aux débats entre Platon et Aristote ce que je vous épargnerai.

3. Les activités économiques et sociales nécessitent une régulation publique du fait des défaillances et externalités négatives du libre marché et toute la richesse (biens et services) ne peut être produite dans le cadre du marché, même dans un système de concurrence encadrée par les incitatifs.

Dès lors il apparaît aujourd'hui qu'une grande partie du mal qui accable nos institutions publiques vient de ce que la révolution numérique permet à la modélisation comptable. Nous voyons déferler sur le monde des systèmes de classification des patients à visée tarifaire dont certains sont manifestement moins pertinents que d'autres. Le paiement à la performance (P4P) ou à la qualité le plus souvent centrée sur des indicateurs de processus non signifiants qu'on soigne à la place des malades (Christian Morel, Maya Beauvallet...),  ne semblent pas être la solution pour réduire le gap entre les activités réelles et processus comptables représentés et prescrits. Ils semblent au contraire faire partie du problème de l'autodestruction bureaucratique des institutions publiques (Claude Rochet).

Ajouter des motivations extrinsèques pour corriger d'autres incitations extrinsèques dont la perversité est avérée ne peut conduire qu'à des résultats médiocres, détruisant le moteur fondamental des activités sociales, les motivations intrinsèques et leur combinaison en activités collectives. La capitulation comptable des médecins dont découle l'abandon de toute responsabilité sur l'organisation des soins est une réalité qui m'afflige au quotidien mais qui s'explique parfaitement (Freidson, Pierru, Belorgey, Champy). 

Un pacte aussi tacite que faustien a conduit l'élite de la médecine scientifique issue de 1958* à renoncer à l'organisation des soins pour reconfigurer son pouvoir sur l'enseignement et la recherche. Cette capitulation comptable, laissant le champ totalement libre au business process management a été soutenue par une partie des "cliniciens de base" (Freidson), s'estimant à tort ou à raison être les outsiders du système et qui ont dès lors soutenu la logique comptable du Nouveau Management Public en occupant des positions de médecins gestionnaires (Pierru: "les mandarins à l'assaut de l'usine à soins"). Gardant jalousement l'accès aux données de santé et constituant de nouvelles strates inexpugnables dans les pyramides socio-sanitaires (Kervasdoué), le nouveau clergé de l'information et des risques financiers aggrave alors inéluctablement la perte de participation des soignants aux processus de décision qui les concernent, alimentant le cercle vicieux qui cantonne ces derniers à la position néo-taylorienne régulée par l'état de petit technicien de santé ou de "promotion de la santé".

La santé émerge aujourd'hui comme nouvelle religion du monde, qui a remplacé le "salut", et dont les politiques de santé façonnent le nouveau clergé. Nous comprenons ici pourquoi la nouvelle gouvernance limite chaque jour davantage la circulation transversale et descendante de l'information, à rebours complet de ce qu'elle dit, voire de ce qu'elle dit qu'elle veut, en principe. Le discours ésotérique réservé à l'élite des "initiés" se coupe toujours plus du discours exotérique pour les producteurs. Ceux-ci, de plus  en plus coupés de la maîtrise de la novlangue, sont incités au contraire à se battre et à se perdre contre de faux démons incarnés dans des mots diabolisés: part de marché, entreprise, profit, modèle économique, business plan, efficience, tarification à l'activité, concurrence... Pendant ce temps les experts glosent d'un air entendu sur la relation d'agence, le contrôle de l'asymétrie d'information, l'intégration de la fonction de production, la réingénierie des compétences et des comportements, la substituabilité des orientations, les subventions croisées, les coûts de transaction, les droits de propriété etc. Dors bien petit soignant, petit usager, ou petit manager, la théorie de l'agence veille sur toi, elle t'a mis en équations dans des pages de mathématiques économiques qui suivent, pour les masquer, des postulats inconsistants sur les motivations des acteurs.

Le public et les associations subventionnées par l'état et ou trop sensibles aux campagnes politico-médiatiques des appareils idéologiques favorables au New Public Management, comme le montre bien Maya Beauvallet et Béatrice Hibou, demandent toujours plus de contrôle et de reporting des professionnels sans pour autant les soutenir dans leurs demandes d'accès aux données de santé et d'autonomie professionnelle face aux réformes gestionnaires. Ce cercle vicieux contribue à transformer la "démocratie sanitaire" imposée par les agences de santé en simulacre de démocratie voire en une démocrature sanitaire qui fait irrésistiblement penser au discours de la servitude volontaire de La Boétie.

C'est ainsi que le système de soins ou doit-on dire de santé est devenu maltraitant autant pour les patients que pour les soignants. Comme le souligne Valérie Iles pour le NHS britannique, on parvient à faire faire du mauvais travail à des gens biens et qui y croyaient. On mesure mal le gâchis humain en termes de résultats cliniques et de désenchantement des soignants. Aucun garde-fou sur les ressources minimales des activités ne vient contrecarrer la doxa gestionnaire en contexte de rationnement des soins, aucune évaluation sérieuse ni des processus clés faute de savoir les identifier, ni des résultats cliniques qui comptent vraiment (outcome), faute d'un définition partagée avec les partie prenantes, ne vient soutenir ce qui pourrait être une véritable évaluation de la performance publique.

L'organisation et le financement des "soins de suite et de réadaptation", de la "santé mentale" et des politiques publiques du "handicap" sont aujourd'hui parfaitement exemplaires de cette crise de l'intelligence comptable qui a le don d'introduire une confusion typiquement française dans les concepts internationaux les mieux partagés. La gestion des "risques psychosociaux" a réussi à personnaliser le risque sur la victime, finalement responsable du fait de son idiosyncrasie psychique, dédouanant ainsi le management tout en feignant de s'intéresser aux facteurs systémiques et organisationnels de la souffrance au travail. Albert Einstein aimait à dire qu'on ne résout pas un problème avec les modes de pensée qui les ont créés et que la folie était recommencer toujours les mêmes erreurs en attendant des résultats différents.

Quelle est la hantise des bons comptables et des bons ingénieurs, bref du management accounting, bien différent selon qu'l est un contrôle d gestion interne ou externe tel que promu par les organisations internationales de santé?  Leur objectif est de servir les activités publiques ou privées et non de les couler, leur hantise, l'erreur fondamentale qu'ils redoutent, c'est de construire une représentation des processus donnant une image erronée de l'activité réelle, aboutissant alors à une réingénierie destructrice qui manquerait les activités et compétences fondamentales de la création de valeur. 

Les économistes néoclassiques de la "firme" et les politiques qui les suivent ne les aident pas, bien au contraire. Sont-ils tous au service d'un Machiavel régulateur qui aurait une vision claire de ce qu'il veut, ou est-ce une crise de l’intelligence comptable et de l’intelligence du bien public? Les sociologues de l'action publique, les vrais managers publics et les vrais comptables, ainsi que certains économistes hétérodoxes peuvent nous aider à comprendre le chemin de dépendance français à cette grande gidouille (ou bidouille?) internationale des politiques publiques de santé.

L'article cité ci-dessous de Lucien Véran résume assez bien le problème, qu'il faut situer en contexte d'ajustement et de révolution numérique des systèmes de santé.

Esculape vous tienne en joie,

*La réforme de 1958 est une grande réforme, promue comme souvent en France par quelques personnes éclairées dans une situation de type providentielle. Hélas, elle a un peu échappé aux objectifs de ses promoteurs dont Robert Debré. Source de l'hospitalo-centrisme et de l'exclusion des paramédicaux de ce qui aurait pu être de véritables universités de santé ouvertes sur les territoires, elle n'a pas été adaptée aux changements disruptifs survenus depuis, avec notamment la transformation ubuesque de l'hôpital en "usine à soins" où le cure devrait se défaire du care, laissé au secteur de l'action sociale et médico-sociale, transformant en "français du département" les personnes âgées et handicapées dès lors qu'elles ne relevaient plus d'un hôpital réduit aux soins techniques payés par la sécurité sociale. En France la médecine reste en permanence tiraillée entre les principes de 1958 et ceux de la médecine libérale de 1927. Cette situation s'étend sans doute aux autres professions soignantes et c'est une particularité française comme l'a bien analysé Patrick Hassenteufel.

Sources

Activités et processus, modélisation gestionnaire et comportements des acteurs. Lucien Véran Dans Comptabilité - Contrôle - Audit 2006/1 (Tome 12)

Et bien sûr le célèbre article d'Hamel et Prahalad sur les cœurs de compétences qui suffirait à lui seul à remettre la santé sur ses deux pieds et que tout soignant devrait lire pour se déniaiser du bullshit management.

La Thèse de Margit Malmmose établit le lien entre la Comptabilité de gestion et le Nouveau Management Public notamment au regard des politiques de santé promues par les organisations internationales

The Role of Management Accounting in New Public Management Reforms: Implications in a Socio-Political Health Care Context

vendredi 1 avril 2016

Du jacobinisme 2.0


Commentaire à propos de l'article du Quotidien du médecin intitulé : 

"Trump supprime l'Obamacare, Clinton plafonne le coût des médicaments" du 1er avril 2016.


Au commencement il y avait l'état, les malades et les médecins.

Puis il y a eu l'assurance maladie, sous diverses formes propres à la culture de chaque pays et l'on vit que la protection sociale solidaire était une bonne chose.

Puis il y a eu la révolution numérique, l'hyper-régulation étatique par le reporting et la comparaison d'indicateurs qu'ils permettent, la mise en concurrence des payeurs et des offreurs par les ingénieurs d'incitation de la nouvelle neuro-économie. 

Enfin il y a eu les stratégies de contention des coûts de la santé selon un paradigme de comptabilité de gestion globalisé par les organismes internationaux.

Alors apparurent les nouvelles strates de managers, de data miners, de clercs de l’information, de gestionnaires de risques et de lobbys industriels de toute nature.

Ainsi put commencer la création de systèmes de classification des patients à visée tarifaire, trop souvent en boucles auto-référentielles entre gestionnaires d’entrepôts de données et statisticiens sous influence des divers groupes de pression.

Alors on dissocia les "modèles économiques" de production de biens et de service, ce qui constitue le lien fragile entre activités, connaissances et organisation des soins de santé, de leur "performance". La performance publique - pertinence, efficacité et efficience - dépendait dès lors essentiellement de la définition de la « pertinence » des politiques publiques, qui est la rationalisation toujours limitée par la technologie des sciences sociales du rapport entre moyens et objectifs de la fonction de production générale de l'action publique (Patrick Gibert), par exemple de la "santé". Une fonction générale englobe ou plutôt "intègre" toutes les sous-fonctions de production, par exemple les différentes activités différenciées de prévention, les soins curatifs, la réadaptation, le soutien social. C'est une brève histoire du Nouveau Management Public, avant tout permis par la révolution numérique dont le management accounting n'est qu'une des composantes, hélas non régulée.

Tous les systèmes décrits dans l’article du Quotidien du médecin y compris celui de Sanders associent une régulation étatique exubérante à la mise en concurrence effrénée soit des offreurs, soit des payeurs, soit des deux.

Le problème est donc le milieu du système, le niveau "méso" en novlangue, celui des technostructures, fondamental pour Galbraith comme pour Mintzberg mais aussi pour les sociologues qui y analysent le jeu des représentations et comment s'y influencent mutuellement structures et comportements face à la destruction créatrice induite par les nouvelles technologies.

Payeur unique ou payeurs multiples? Offre unique du type grand GHT généralisé en grandes assistances publiques régionales, ou offre laissant la place à l'émergence des modèles de solution "d'en bas"?

Let happen ou make happen? L’économie est d’en haut et d’en bas. Comment gérer ce paradoxe sans tomber dans l'écueil de ne voir que des choix politiques ou au contraire la détermination de tout par l'économie?

Chacun verra comme dans la loi HPST et la nouvelle loi de santé soit les excès de la régulation étatique soit les défaillances du marché, alors que la vraie question, en France notamment, se situe au niveau des corps intermédiaires et de leur place dans une société qui laisse seul le client "activé" face à l'état. Société que certains nomment jacobinisme 2.0, soit en l'appelant de leurs vœux soit en y voyant une trahison des valeurs républicaines et démocratiques, au sens français de ces termes. Cette nouvelle trahison des clercs consiste en un asservissement des politiques publiques à l'économie néoclassique, qualifiée de néolibéralisme sous l'angle économique - au sens de Bourdieu et Pierru d’une généralisation planifiée par un état fort à toutes les sphères de la société de la concurrence entre « firmes »-, ou de bureaucratie libérale sous l'angle managérial (David Giauque).

Je suis favorable à un payeur unique, pour les motifs donnés par Krugman, Grimaldi et Tabuteau, à de forts contre-pouvoirs à la régulation étatique et aux défaillances du marché, selon les principes de Montesquieu, et à l'autonomie des corps intermédiaires qui organisent les activités de soins et de services sociaux respectant des pratiques prudentielles. Cela suppose un système fondé sur la confiance et l'accès libre aux données des santé, seul moyen d'une participation effective aux processus de décisions qui concernent les parties prenantes, mais doublé de garde-fous d'autant plus efficaces que l’hyper-concurrence et ses prophéties auto-réalisatrices tendent à remplacer les motivations intrinsèques des soignants, enseignants et travailleurs sociaux par des motivations extrinsèques.

La crise de l'intelligence collective qui bloque notre société selon Michel Crozier a frappé chaque pays de façon différente. C'est sans doute de cette maladie infantile de la révolution numérique et des Big Data qu'il nous faut d’abord guérir.

"On ne naît pas marchand on le devient." Philippe Batifoulier