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jeudi 24 décembre 2009

Sauver la clinique? Questions de méthode..

Sauver la clinique? Questions de méthode..

"Les meilleurs livres sont ceux qui racontent ce que l'on sait déjà" Georges Orwell

Les cliniciens ont une vision intuitive, vécue au quotidien, des modèles mentaux qui font dysfonctionner le système mais:
- la vision est différente selon les disciplines (médecine aigue, chirurgie, gériatrie, réadaptation médicale). Cela Mintzberg l'a bien analysé; les spécialistes d'analyse systémique des risques, du type aviation, aussi.
- il ne savent pas le dire et quand un sociologue ou un théoricien des organisation qui n'est pas un semi-habile le dit bien, qu'il "explique" en l'ayant aussi "compris", ils leur ont le sentiment de lire, comme dit Orwell, ce qu'ils savent déjà, mais avec un grand bonheur car ils ne savaient pas bien le formuler,
- il souffrent alors de ne pas avoir les méthodes pour le mettre en évidence, en disséquant jusqu'au fond des processus cliniques, en quoi certaines approches gestionnaires engendrent des risques cliniques majeurs pour les patients, même s'il tentent de le décrire avec souvent un grand talent dans de nombreux ouvrages qui hélas ne suffisent pas à alerter l'opinion, les associations et les élus.

Ce qui est facile c'est de faire de l'approche processus d'un parcours de soin hospitalier, d'y inscrire précisément les étapes critiques en terme de scénarios de risques (fréquence, gravité, évitabilité)
Ce qui est difficile est de montrer ensuite qu'une approche essentiellement financière du risque n'est pas appropriée et que ce sont les équipes cliniques (stables motivées et apprenantes) au contact du patient/usager qui inventent les solutions pour gérer simultanément et de façon autonome (mais imputable) les différentes contraintes y compris de coût et de qualité à la fois, pourvu qu'on les y incite intelligemment.

Enfin il y a sans doute la question essentielle de la théorie de la motivation des acteurs médico-soignants qui est peut-être comme le décrit Frédéric Pierru un des points clés de l'absurdité des modèles économiques aujourd'hui appliqués en santé, dans la RGPP et ses récents avatars.
Il y a quelque chose de difficile à nommer de l'ordre de l'altruisme, du don, du "care", ou de la charité comme dans le formidable texte de Pascal sur les 3 ordres, terme devenu péjoratif si opposé à assistance, mais qui est sans doute important, expérience quotidienne d'un secrétaire d'association qui voit évoluer les collègues à la fois dans les établissements publics, privés à but lucratif et non lucratif, secteurs hétérogènes qui manifestement n'ont pas les mêmes "valeurs du soin", c'est à dire un sens partagé des finalités des activités déployées au sein de l'organisation, par des parties prenantes qui ne sont pas seulement des "producteurs de soins", mais des acteurs qui ne peuvent dissocier l'intervention de soin du sens de leur action.

Pseudo-marché et constructivisme jacobin

Qu'il soit bien précisé ici que ce que nous constatons comme limite entre l'acceptable et l'inacceptable sur le plan éthique ne se situe pas sur la ligne de séparation entre lucratif et non lucratif car les logiques des chaînes d'établissements y sont très hétérogènes. Les effets pervers de la combinaison des défaillances du pseudo-marché et du constructivisme jacobin sont beaucoup plus complexes. D'un coté, l'on risque d'être trop préoccupé par la rémunération des actionnaires, et de l'autre, on risque une politique du chien crevé au fil de l'eau pour la gestion des déterminants bio-psycho-sociaux complexes que l'on ne peut plus guère analyser depuis le Grand Rift des lois de 1970 et 1975 séparant sanitaire et social.
Et comment expliquer l'extraordinaire déconnection de l'application particulière en France de la régulation par la concurrence et de la gestion administrative des résultats de tout modèle concerté de résultat clinique? Si ce n'est par l'arrogance extrême d'une bureaucratie toute puissante qui exclut progressivement de son modèle toute possibilité d'auto-régulation professionnelle?
Hélas cela aboutit par exemple à ce dramatique effondrement du système de soins de réadaptation et de prévention du handicap en France, le cantonnant aux SSR dans cet abracadabrantesque mélange de biopolitique (car il ne faut plus parler ici de santé publique) et de justifications statistiques inconsistantes qui tient lieu aujourd'hui d'organisation et de financement des soins de réadaptation?

Qu'il soit donc rappelé aussi l'impact catastrophique d'un financement à l'activité qui ne permet aucune pérérequation des coûts et profits sur des "épisodes de soins", ou programmes, suffisamment longs, ce qui est pourtant contraire à la notion de filière intégrée (selon le concept économique de Michaël Porter), où il faudrait au contraire limiter la concurrence entre acteurs du réseau et favoriser une intégration tant horizontale que verticale (permettant une diminution des coûts de transaction selon Williamson), et insister encore, dans le secteur des SSR, sur l'absence totale de modélisation de la rémunération du service rendu, si toutefois on considère qu'elle existe en soins aigu.
Mais soyons lucide, l'explication par les paradigmes et les modèles mentaux a sans doute aussi ses limites et, au plus haut niveau, on n'a sans doute pas trouvé d'autre moyen de masquer une régulation par le rationnement qui ne dit pas son nom.
Au risque de l'effondremment tranquille de tout le dispositif de prévention et de réduction du handicap (prévention, soins, réadaptation et services d'appui compris).

Et là, nous avons sacrément besoin d'un travail conjoint avec les sociologues, les économistes et les théoriciens des organisations.

« Le monde juge bien des choses, car il est dans l’ignorance naturelle, qui est le vrai siège de l’homme. Les sciences ont deux extrémités qui se touchent. La première est la pure ignorance naturelle où se trouvent tous les hommes en naissant. L’autre extrémité est celle où arrivent les grandes âmes, qui, ayant parcouru tout ce que les hommes peuvent savoir, trouvent qu’ils ne savent rien, et se rencontrent en cette même ignorance d’où ils étaient partis ; mais c’est une ignorance savante qui se connaît. Ceux d’entre deux, qui sont sortis de l’ignorance naturelle, et n’ont pu arriver à l’autre, ont quelque teinture de cette science suffisante, et font les entendus. Ceux-là troublent le monde, et jugent mal de tout. Le peuple et les habiles composent le train du monde ; ceux-là le méprisent et sont méprisés. Ils jugent mal de toute chose, et le monde en juge bien. » Pascal

>> Textes de Frédéric Pierru un sociologue qui comprend remarquablement bien le système de soins, au sein d'un petit florilège. <<

Raymond Boudon. La "rationalité axiologique" : une notion essentielle pour l’analyse des phénomènes normatifs. Sociologie et sociétés, vol. 31, n° 1, 1999, p. 103-117. Cliquer ici

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