"Toute activité orientée selon l'éthique peut être subordonnée à deux maximes totalement différentes et irréductiblement opposées : l'éthique de responsabilité ou l'éthique de conviction." Max Weber
L'hôpital français sombre chaque jour un peu plus dans une barbarie tranquille. Les soins de ville, l'accompagnement et les soins dans le secteur de l'action sociale suivent ce même mouvement. L'incoordination et les effets de la fragmentation s'accroissent quand tous les rapports les dénoncent, sous les effets paradoxalement conjugués des défaillances du pseudo-marché introduit artificiellement par le financement à l'activité et de l'omniprésence de la bureaucratie étatique et tentaculaire qui s'étend sur le système de soins.
De façon incompréhensible les acteurs et les usagers tolèrent des réductions d'effectifs et des perturbations de l'organisation clinique qui produisent au quotidien et pour une population de plus en plus touchée par les maladies chroniques, de plus en plus âgée et handicapée, iatrogénie, précarisation fonctionnelle, sur complications, sorties sauvages non préparées, institutionnalisation inappropriée, et un désenchantement croissant doublé d'une souffrance incrédule pour les professionnels. Les soignants dont sommés de passer sans broncher de l'agir au faire, et de l'œuvre qui a du sens dans la durée, au travail séquentiel qui n'en a plus (Hannah Arendt: "La condition de l'homme moderne").
" Que s'est-il passé? Comment cela s'est-il passé? Comment cela a-t-il été possible?"
Telles sont les questions sur la généalogie du mal et la banalité de son acceptation qu'Hannah Arendt ne cesse de poser. Le plus curieux est que, nous dit Hannah Arendt, la plupart de acteurs sont au courant de ce qui se passe et ne sont pas réellement victimes d'un lavage de cerveau. Les erreurs persistantes et les décisions absurdes ne sont pas réservées aux systèmes totalitaires. Une fois la décision prise d'en haut, divers mécanismes individuels et collectifs vont la faire inexorablement descendre dans l'organisation du système de santé. L'intolérance à l'ambiguïté, l'évitement des "dissonances cognitives" et les routines défensives sont alors des mécanismes bien connus qui conduisent à rationnaliser les dysfonctionnements les plus invraisemblables et à l'acceptation croissante et résignée de la normalisation de la déviance dans les organisations.
Le secteur des soins de suite et de réadaptation (SSR) a un handicap supplémentaire considérable par rapport au court séjour. Non seulement il doit absorber de plein fouet la logique de rationement des dépenses à peine masquée par une pseudo-rationalisation gestionnaire et des indicateurs myopes, non seulement il doit subir les règles d'une bureaucratisation hiérarchique qui supprime l'indispensable autonomie et la régulation professionnelle des médecins, et au delà de tous les professionnels, règles qui cloisonnent d'ailleurs les "métiers" en boite à oeufs qui ne doivent surtout pas se toucher là où il faudrait assembler les compétences, non seulement ce secteur est plus que jamais victime de l'invisibilité à court terme des résultats de santé quand il s'agit de prévenir le handicap à moyen et long terme, donc hors de la vue d'une logique comptable trop fragmentée, mais, pour couronner le tout, il est victime d'une ingénierie qui n'est même pas freinée par le garde-fou encore puissant que les disciplines aiguës tentent de maintenir au regard de la réorganisation des soins de courte durée.
Le pouvoir de "réingénierie" en SSR est donc dominé par quelques auto-experts au savoir faire limité et expéditif , souvent les mêmes qui officient dans les agences régionales, certains "gros" établissements de santé et dans les agences ministérielles, "marginaux sécants" de l'information médicale, des statistiques et de la santé publique, appuyés sur les "boules de cristal" tant vénérées des directions, de "l'information médicale", c'est à dire aujourd'hui un ensemble de billevesées tirées d'une analyse du PMSI sorti de son rôle d'outil médico-économique.
Trop jaloux de la zone d'incertitude et de contrôle que ce pouvoir d'oracle leur confère vis à vis des managers, ce ne sont surtout pas eux qui vont solliciter l'avis des cliniciens, surtout en SSR et en particulier en Ile-de-France ou leur avis est si peu considéré, en dehors de rapides consultations lors de réunions d'enregistrement brouillonnes de projets déjà quasiment verrouillés sans ces parties prenantes essentielles, et dont les compétences sont pourtant très fortement "structurantes".
Aussi ces nouveaux cadres intermédiaires de la technostructure n'hésitent-ils pas à parer de tous les attraits cette simple heuristique de disponibilité à l'origine de décisions absurdes, décisions justifiées par des traitements statistiques, obscurcis de novlangue gestionnaire pour en cacher l'inconsistance et que l'on ne daigne plus expliquer aux nouveaux tacherons de la médecine jugés incapables d'en comprendre les subtilités.
Ce traitement de données approximatives, gardées inaccessibles de peur que des parties prenantes légitimes qui y auraient accès n'en contestent les interprétations, permet à ces improbables commis de la nouvelle gestion publique de tenter de nous faire croire que l'on a pu à partir de leur analyse:
- évaluer les besoins de soins d'aval en fonction des diverses modalités d'hospitalisation ou de soins ambulatoire et ce avant même les nouvelles autorisations,
- quantifier de façon idéale des orientations de "groupes de patients" définis pourtant par pathologies aiguës, et sans considération pour la complexité besoins de soins curatifs et/ou réadaptation; vers de nouveaux types de SSR définis par les décrets de 2008, dont on a à peine défini les missions (sans même avoir défini les groupes homogènes de patients en fonction des soins requis et en tenant compte de leur coût) ,
- les financements congruents aux besoins, alors qu'aucun garde-fou ne vient limiter les réductions d'effectif et de moyens dans les nouvelles activités définies par ces mêmes décrets,
- plaquant enfin là dessus, et c'est le comble, des règles verticales et n'en doutons pas bientôt autoritaires et contrôlées par "l'agence" de circulation dans des "trajectoires". Ces filières, conçues dans leur version française de réseaux définis "d'en haut", ne tiennent compte ni des contraintes économiques des établissements ni donc des comportements opportunistes induits par une tarification inadéquate faute d'avoir été capable de construire une modélisation de la rémunération du service rendu.
Ainsi a-t-on vu dans le 93, à l'annonce lors du déploiement du programme AVC, de tarifs avantageux comparés à ceux de la province pour la rééducation neurologique, et dans un contexte immobilier plus attractif que dans d'autres département, se multiplier de façon invraisemblable les autorisations par l'ARHIF de petites structures SSR privées, qui pour la plupart sélectionnent les patients les moins "lourds" en particulier au regard des difficultés de réintégration sociale, laissant toute la complexité médico-sociale à la charge du secteur public hospitalier, sans qu'aucun incitatif ne puisse venir contrarier cette tendance.
Tous ces comportement artificiellement induits et contraires aux valeurs partagées du soin vont hélas contre l'impérieuse nécessité de coordination médico-sociale précoce et de la constitution réseaux locaux ville hôpital médico-social "voulus d'en bas", à pilotage décentralisé, et dédiés au maintien au domicile (ou dans le meilleur lieu de vie possible).
Paradoxalement, c'est le système de financement qui transforme le comportement des acteurs en "calculateurs économiques" par un mécanisme bien connu de prophétie autoréalisatrice. Faute de modèle coût-qualité, les SSR se transforment en "marché des voitures d'occasion" ou chacun pourra prétendre face à l'agence réaliser des soins qu'il ne réalise pas au regard des données probantes de l'état de l'art. Ceux qui prétendent le contraire et que le systèmes actuels de "certification" sont efficaces pour trier les bonnes prises en charge et les prises en charge "casseroles" sont invités à mettre les pieds dans les unités de soins et à regarder avec nous dans le moteur des SSR sans avoir peur du cambouis.
Il est urgent de réclamer un accès beaucoup plus large et "démocratisé" aux données de santé et en particulier les bases SSR anonymisées régionales.
Que se passe-t-il réellement en Ile-de-France pour les personnes à risque de perte d'autonomie, qu'elles soient âgées ou plus jeunes mais à risque de handicap? Les patients de gravité moyenne en terme de limitations fonctionnelles n'accèdent plus aux soins requis par leur état, faute de garde-fous sur les moyens nécessaires au regard de l'état de l'art (pensons aux très nombreux AVC, sclérose en plaques..). Quand il faudrait 3 heures de rééducation et qu'on peut à peine en fournir une, quand il n'y a plus assez d'aides-soignants pour un minimum d'accompagnement aux patients en perte d'autonomie, les progrès sont lents, le risque de précarisation fonctionnelle s'accroit et les séjours s'allongent. Il en est de même lorsque les assistants de service sociaux sont sacrifiés comme d'autres prestations de support non immédiatement urgentes aux exigences à courte vue des systèmes de financement à l'activité. Les patients nécessitant des soins continus et complexes accèdent souvent beaucoup trop tard, au prix de handicaps surajoutés qu'on aurait pu éviter, aux rares plateaux techniques encore à même de pratiquer une réadaptation intensive et pluridisciplinaire (blessés médullaires , traumatisés crâniens graves et autres cérébrolésés complexes).Enfin les patients les plus vulnérables et à la plus forte complexité médico-sociale, celle qui n'est pas "rentable" dans les tarifs actuels, se voient refusés à toutes les étapes d'un système d'aval dont les acteurs ont été artificiellement transformés en calculateurs égoïstes et luttant pour leur survie économique. Les nouvelles règles de ce jeu morbide sont hostiles aux plus faibles, aux plus "graves", aux plus dépendants, aux moins habiles pour se pouvoir dans une jungle de plus en plus hostile aux personnes atteintes de maladies ou états chroniques handicapants. Mais cette manipulation des incitations par la concurrence n'assure pas non plus les malades "rentables" de la possibilité de soins de qualité, faute d'indicateurs qui garantiraient les moyens de la structure qui les accueille et le temps nécessaire à leurs soins. Voici ce qu'on voit, que le PMSI ne voit pas, et que la tarification induit.
Résistons à cette entreprise de "désinformation" médicale grossière. Ne cherchons pas plus loin l'origine de l'actuelle production administrative du handicap, du désarroi voire du désespoir croissant des équipes de soins, et de la maltraitance involontaire qui est infligée aux patients, surtout les plus vulnérables d'entre eux, qui est si insupportable aux soignants eux-mêmes. Sans réaction rapide des professionnels des usagers et des élus, cette baisse tendancielle de la qualité des soins s'abattra sur tous les usagers du système de santé même ceux qui sont aujourd'hui considérés comme "rentables", faute de réelle évaluation de la qualité des soins par les faux indicateurs gestionnaires.
Pour les personnes confrontées à une maladie chronique et/ou une perte d'autonomie et requérant un dispositif intégré de prévention, de soins curatifs, de réadaptation et d'accompagnement social, quelle que soit l'origine de leur problème de santé et à n'importe quel âge, elles seront victimes si l'on n'y prend garde à une insuffisance croissante et hélas programmée de moyens que ni les médecins ni les autres soignants n'ont plus le pouvoir de dénoncer.
Cessons enfin de laisser croire à la population que les soins peuvent être organisés par quelques ingénieurs formés à l'organisation scientifique du travail, appuyés par des statisticiens de la santé et les chaînes de commandement quasi militaires déployées par la loi HPST. En mettant ainsi en place son "tout incitatif" et ses pseudo-marchés organisant une concurrence acharnée entre des acteurs transformés en calculateurs économiques elle rend impossible toute co-construction partagée, sur les valeurs du soin et de la solidarité, entre professionnels, usagers, managers et élus, de ce que le marché ne peut régler seul et qui relève de services non marchands d'intérêt général. Nous autres médecins cliniciens connaissons nos patients, leurs besoins, dans l'environnement des territoires où nous exerçons, comment nos équipes fonctionnent, par transactions informelles, coopération et collégialité beaucoup plus que par procédures explicites et hiérarchie prescriptive. Encore faut-il que les gestionnaires laissent les organisations professionnelles de cliniciens accéder à l'information, et leur laisse ainsi la possibilité de confronter leurs analyses et interprétations aux oukazes tirés de ces entrepôts de données si peu partagés (bases SSR régionales anonymisées par exemple). Les canadiens parlent d'initiative de démocratisation des données, c'est essentiel. Nous savons aussi comment optimiser les programmes de soins, avec les autres soignants, les managers et les usagers, la qualité et l'économie n'étant antinomiques que lorsque les méthodes de management et de financement sont mauvaises.
"Il y a trois sortes de mensonges, le mensonge, le fieffé mensonge et les statistiques." Mark Twain cité par Disraeli
Bref kit de défense webographique
Perte de sens, désarroi, baisse tendancielle de la qualité des soins et souffrance au travail au quotidien: le 20 mars dernier, France Culture a consacré le magazine de sa rédaction au "malaise à l'hôpital" :
LE MAGAZINE DE LA REDACTION 20.03.20.mp3
Interviews de chefs de pôles, cadres de pôles, IDE, aides-soignants de l'hôpital Avicenne Réactions de jean de Kervasdoué et Laurent Heyer
Pour télécharger le podcast http://itunes.apple.com/fr/podcast/le-magazine-de-la-redaction/id300710447?i=81692279
Accès aux soins de réadaptation et handicap Jean-Pascal Devailly – Laurence Josse CHU Avicenne Bobigny - (manuscrit accepté des auteurs) En pdf liens de webographie directement cliquables
https://sites.google.com/site/systemedesoinsethandicap/planifier-organiser-et-financer-la-readaptation/acces_readaptation_handicap_JPD_LJ.doc?attredirects=0&d=1
Manuscrit accepté des auteurs - Paru dans gestions hospitalières n° 492 - janvier 2010
Menaces sur la qualité des soins et la prévention du handicap
https://sites.google.com/site/systemedesoinsethandicap/home
Réingénierie des SSR: kit de survie
https://sites.google.com/site/systemedesoinsethandicap/reingenierie-des-ssr-kit-de-survie#TOC-Quelques-liens-essentiels
Solidarités, précarité et handicap social. Sous la direction de Didier Castiel, Pierre henri bréchat. Préface de Didier Tabuteau Couverture - Commande - Plan de l'ouvrage
Aurait-on pu faire autrement? En finir avec l'usine à gaz du PMSI-SSR
https://sites.google.com/site/systemedesoinsethandicap/organisation-et-financement-de-la-readaptation#TOC-Autres-exp-riences-et-r-flexions-in
Pourquoi détruire l'hôpital public? ON NE NOUS DIT PAS TOUT ! POURQUOI DETRUIRE CE QUI MARCHE Par André Grimaldi, Thomas Papo et Jean-Paul Vernant 26/03/2010
https://sites.google.com/site/ubulogieclinique/florilege-des-auteurs/pourquoi_detruire_hp.doc?attredirects=0
Les décisions absurdes - Christian Morel ("Les décisions absurdes sont une oeuvre collective")
lien 1 ; Fiche de lecture ; Petit guide de survie en groupe de travail ; Genèse de la perte de sens
La réforme de la gestion publique et ses paradoxes : l’expérience britannique par Colin TALBOT http://www.cairn.info/load_pdf.php?ID_ARTICLE=RFAP_105_0011
Deux textes de Claude Rochet (Aix-Marseille) qui a inspiré le titre de ce billet
Sortir du processus d'euthanasie bureaucratique de l'état ; LOLF et changement de paradigme
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