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samedi 25 juin 2011

Les deux visages de la dysorganisation sanitaire


Il faut sauver les malades! ... et ensuite s'en occuper

"La théorie, c'est quand on sait tout et que rien ne fonctionne. La pratique, c'est quand tout fonctionne et que personne ne sait pourquoi. Ici, nous avons réuni théorie et pratique : Rien ne fonctionne... et personne ne sait pourquoi !" Albert Einstein


La lecture du livre de Laurent Sedel "Il faut sauver les malades!" [1] montre que le nouveau management hospitalier "dysorganise" tout autant les procédés de travail pour ce qui est court, technique et aisé à codifier que pour ce qui est prolongé et impossible à programmer dès l'admission du fait de décisions médicales itératives liées à l'incertitude diagnostique et une évolution imprévisible. Comprendre les effets du Nouveau Management Public sur la gestion des hôpitaux [2], c'est analyser comment se produit la désintégration des procédés professionnels sous l'effet des fameux "process", ces créatures théoriques d'ingénierie des soins supposées ré-enchanter l'organisation de « l’hôpital entreprise ».

Ce que vivent des chirurgiens comme Laurent Sedel, cette incapacité croissante du système à intégrer des parcours cliniques, même quand tout est a priori prévisible, mais qui nécessitent que chaque intervenant et chaque structure fasse ce qu'ils doivent au bon moment, doit être confronté à ce que nous vivons pour les maladies chroniques, relevant de soins d'intensité fluctuante, prolongés et complexes, où seule une coordination précoce des acteurs médicaux, paramédicaux et sociaux peut éviter la précarisation fonctionnelle, le handicap surajouté et les parcours chaotiques. Sedel aborde bien ces deux dimensions notamment pour les patients sans mutuelle qui resteront à la charge du secteur public, de plus en plus démunis de soins de rééducation fonctionnelle et d'accompagnement social, jusqu'à devenir parfois comme en Angleterre des "bed blockers", ces patients en impasse hospitalière. La France ne sait gérer ces malades Pareto (du nom de l'inventeur de la loi des 20-80), qui sans bénéficier des soins requis, en particulier de réadaptation, paralysent les flux d'un système de soins incapable d'en capter la complexité dans ses classifications. Flux et filières ne peuvent être envisagés, par l'effet de la fragmentation institutionnelle et financière, qu'en les "poussant" à partir d'urgences qui explosent et sans vision d'ensemble des étapes limitantes critiques (critical pathways). Ces classifications médico-économiques tiennent lieu aujourd'hui de tables de la loi d'un management à courte vue et démédicalisé qui se confond avec l'ingénierie financière. En Soins de Suite et Réadaptation, alors que chaque patient devrait avoir accès en temps opportun aux prestations requises au regard de l'état de l'art, la future tarification à l'activité telle qu'elle est annoncée va aboutir à une classification qui ne sera adossée à aucune logique médicale de programmes de soins. Seul compte l'ingénierie de "déstockage" et la survie de l'aigu. Dans le secteur public quelle que soit l'étiologie et à n'importe quel âge, ce seront "les soins de suite sans réadaptation".

On peut opposer la complexité du câblage électrique d'un Airbus au chaos de la complexité bio-psychosociologique de Engel, à la fois celle du plat de spaghettis des déterminants de la santé et celle d'une jungle inextricable comme le labyrinthe kafkaïen qu'on a créé par la fragmentation entre sanitaire et médico-social, où il faut trouver au moins un chemin possible pour s'en sortir. Cette seconde forme de complexité est bien entendu celle qui interfère avec les prises en charge standard définies en "groupes homogènes de malades" supposés iso-coûts par les classifications médico-économiques. On prend un moyenne pour une norme, puis on baisse tous les curseurs avec l'enveloppe fermée de l'ONDAM.

On aurait pu croire que l'organisation néo-taylorienne relookée "Toyota" favoriserait le "cure", l'organisation de ce qui est facile à décrire, à évaluer à court terme et à tarifer et ne désorganiserait que ce qui relève de l'autonomie de décision et d'organisation des équipes soignantes pour les cas les plus complexes où il faut articuler cure et care, mais il n'en est rien. Ce sont ces deux catégories de prises en charge idéales typiques (parcours programmables a priori et parcours complexes) avec toutes les formes intermédiaires, qui pâtissent aujourd'hui de notre nouvelle et ubuesque division du travail. Les analystes de la technostructure de la nouvelle firme taylorienne sont bien identifiés par cette partie de la santé publique qui gère les data interconnectées et l'ingénierie médico-économique et financière. Ce sont les mêmes experts qui aujourd’hui, dans un cercle fermé et ubuesque, développent pour les établissements les stratégies court termistes de survie à une tarification myope et qui participent dans les agences officielles à la construction des classifications. En revanche, malgré la multiplication des « cadres experts » surtout occupés par l’incontinence réglementaire, les "croix dans les cases" d'une fausse qualité attrape-gogo vue "d'en haut", le principe de précaution et d'ouverture de parapluies qui ne peut se traduire par une maîtrise concrète des risques cliniques sur le terrain du fait de l'asphyxie des effectifs, ces "ingénieurs des soins" on ne sait toujours pas où ils sont. Quel est l'impensé de cette "pensée de marché", plutôt de cette "bureaucratie de pseudo-marchés", qui a défini le plus bas niveau de gouvernance officielle au niveau du "centre de coûts" que représente le pôle? La décision absurde qui a désintégré les soins en séparant toujours davantage les professionnels en "boite à oeufs" qui ne doivent surtout pas se toucher, c'est l'oubli de la coordination et des ajustements mutuels au sein d'une équipe stable, formée et motivée, capable d'apprendre et de capitaliser ses connaissances, de les partager avec l'organisation, capable de réactivité et d'adaptabilité face aux situations critiques. C'est aussi le paradoxe procédures vs résilience dans l'efficacité des équipes cité par Laurent Degos dans son livre "Santé: sortir des crises?" C'est l'oubli de l'unité de soins opérationnelle, au contact du public qu'elle sert, et des mécanismes de liaison des unités entre elles, des micro-systèmes cliniques réels et de leurs interactions, de leur "réseau social".

Mais l'asphyxie financière désenchante chaque jour davantage l'hôpital pendant que les adhérents sincères ou non au modèle chantent les mérites de la polycompétence, de la flexibilité et de la mutualisation. Ces balivernes de la sophistique managériale favorisent l'amnésie organisationnelle, l'inefficacité et les risques cliniques, surtout "non fléchés". Mais le management volontairement démédicalisé de l'hôpital pense pallier la pénurie par le "bouchage de trous" selon la seule logique des étiquettes "métier". Comme si une infirmière d'ORL pouvait d'emblée, tel un équivalent structural qu'on déplace dans un jeu virtuel, être aussi opérationnelle dans une unité de gériatrie ou inversement. On ignore superbement tous les procédés de travail implicites, ceux qui évitent les accidents, les compétences-clés formées par des noyaux durs de professionnels qui travaillent ensemble au quotidien. Comme si un cadre kinésithérapeute était interchangeable avec un cadre infirmier. Il est vrai que les "cadres de santé", même de proximité, sont conçus depuis 1995 comme purs managers, sans aucune fonction de référent qui guide les plus jeunes , de formateur de terrain, de garant des pratiques professionnelles. Comment en est-on venu à cet invraisemblable mépris gestionnaire pour les métiers paramédicaux et "ce que sait leur main".

Si Claude Le Pen voulait faire endosser le rôle d'ingénieur des soins aux médecins avec "les habits neufs d'Hippocrate", ce n'est évidemment pas ce qui se produit. Mais c'est heureux, car en médecine, les rapports entre médecins et non médecins dans une équipe clinique ne peuvent se concevoir sous l'aspect des rapports entre ingénieurs et techniciens. Le meilleur paradigme pour représenter la synergie entre action et sens de l'action dans une équipe clinique c'est l'orchestre de jazz.

Le cure c'est l'intervention courte qui guérit, ou qui limite les effets d’une maladie. La différenciation du cure est guidée par les progrès technologiques et la spécialisation des tâches. Le care, confronté à la transition épidémiologique, c'est l'action globale qui vise l'outcome, le résultat clinique à long terme et qui donne sens au travail des équipes de soins, le "flux de valeur" en langue économique. La bonne organisation selon Mintzberg [3], sera celle qui en mettant d'accord médecins et gestionnaires, en gérant le paradoxe entre différenciation et intégration, articulera le traitement des maladies et les soins de santé (Managing the Care of Health and the Cure of Diseases) en pensant sur le plan économique à la chaîne de valeur de Michaël Porter [4].

Webographie

1. Laurent Sedel - Il faut sauver les malades! Chronique optimiste d'une catastrophe annoncée. Albin Michel

L'auteur de ("chirurgien au bord de la crise de nerfs") dénonce les ravages de l'ingénierie financière, un des outils les plus délétères parmi ceux que la nouvelle gestion publique appliquée aux hôpitaux.
http://itunes.apple.com/fr/book/il-faut-sauver-les-malades/id429202803?mt=11

L’hôpital dans un futur proche : avec ou sans la charité ?

http://www.nonfiction.fr/article-4633-lhopitaldans_un_futur_proche__avec_ou_sans_la_charite.htm

Dans le parisien

http://www.leparisien.fr/societe/il-faut-sauver-les-malades-11-04-2011-1402579.php

Dans le JDD: Être malade va devenir un luxe

http://www.lejdd.fr/Societe/Sante/Actualite/Le-chirurgien-Laurent-Sedel-s-inquiete-du-demantelement-du-service-public-hospitalier-303121/

Interview

http://www.pratis.com/shared/skins/pratis_med/modules/webtv/video_player.php?id=3126

2. Nicolas Belorgey - L'hôpital sous pression - Enquête sur le nouveau management public

http://nb.zeserveur.net/hoprubrique.php?id_rub=27

Entretien: Frédéric Pierru, Nicolas Belorgey, propos recueillis par Almendros Cécile, « Les mots des réformes », L'infirmière magazine, n°266, 2010, p. 36-37

3. Henry Mintzberg

Managing the care of health and the cure of disease--Part I: Differentiation
Health Care Manage Rev. 2001 Winter;26(1):56-69; discussion 87-9.
Managing the care of health and the cure of disease--Part II:
Integration.
Health Care Manage Rev. 2001 Winter;26(1):70-84; discussion 87-9.

Voir aussi "Toward healthier hospitals" Health care Manage Rev, 1997,22(4), 9-18 (pas accessible en ligne, accessible à L'AP-HP)

4. « What Is Value in Health Care? » de Michael Porter - New Engl. J. Med. 2010. 363: 26; 2477-2481
Article cité dans l'épilogue du livre de Laurent Degos: santé pour sortir des crises?
http://healthpolicyandreform.nejm.org/?p=13328
http://www.nejm.org/doi/pdf/10.1056/NEJMp1011024?ssource=hcrc


Jean-Pascal Devailly, le 25 juin 2011

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