"Le pouvoir étatique n'est jamais aussi habile à resserrer son étreinte sur la société civile que lorsque qu'il feint de l'émanciper des autorités qui font de l'ombre à la sienne" Bertrand de Jouvenel "Du pouvoir"
Bréviaire de désintégration des soins
Comment bâtir un cercle vicieux en concevant des filières de soins de plus en plus ségrégatives, centrées sur la fluidification des urgences des hôpitaux ? Voici une recette infaillible tirée d’un grimoire mythique, écrit selon H.P. Lovecraft par Lucifer lui-même, le « Nosocomicon ».
1 Cloisonnez! Cloisonnez!
Commencez par séparer par un abîme sans fond le sanitaire du social: distinguez bien les missions des institutions sanitaires et sociales, financez le premier secteur par de l'assuranciel et le second par l'assistanciel, déconcentrez le premier et décentralisez le second. Vous obtenez rapidement un combat financier et politique d'enveloppes aujourd'hui fermées (Ondam et financement médico-sociaux) et des patients qui se battent bec et ongle pour rester dans le sanitaire où le reste à charge est encore, par construction des principes de solidarité, incomparablement plus faible même augmentant dans les deux secteurs. A terme vous avez détruit le paradigme de solidarité (Domin, Castiel), et exterminé la fonction charitable des hôpitaux qui pourtant, restent le seul endroit qui accueille toute la misère du monde 24h sur 24.
2. Maîtrisez l'information
Laissez ensuite s'effondrer par incurie bureaucratique les soins de ville ainsi que les réseaux sociaux et familiaux de soutien. Vous favoriserez alors un afflux sans précédent de malades aux urgences des hôpitaux. Veillez bien à ne les analyser que sur le modèle curatif imposé par les principes du paragraphe précédent. Vous utiliserez le PMSI, ces données très parcellaires destinées au financement des hôpitaux par groupes supposés homogènes de malades en termes médico-économiques , auquel vous adjoindrez pour la vraisemblance quelques données sociales indigentes sur le handicap , les CMU, CMUc et les ALD 100%.
Vous vous assurez ainsi de n'avoir aucune possibilité d’analyse des déterminants de l'hospitalisation en termes combinés de lourdeur médico-soignante y compris rééducation, dépendance physique ou psychique, et problématiques sociales de réseaux de soutien. Vous masquerez cette indigence d’analyse médico-sociale derrière le cache misère de la précarité ce qui vous donnera un supplément d’âme et trompera les gogos. L'objectif est avant tout de ne pas remettre en cause la fragmentation française aujourd'hui politiquement et économiquement verrouillée (dépendance et handicap sont départementaux, et les intérêts divers dans les établissements médico-sociaux sont pour le moins complexes).
Ce refoulement mental chargé d'éviter la "dissonance cognitive" des soignants face à l'évidence mondiale du caractère indispensable de la coordination pour les maladies et états chroniques handicapants est construit d'en haut. Ce qui manque de coordination médico-sociale précoce relève du secteur médico-social mais celui-ci est situé de l'autre coté du mur de séparation socio-sanitaire. Le sanitaire et paralysé par les séjours longs et les impasses hospitalières. Mais il s'interdit toute analyse qui conduirait à financer trop de "social", ce qu'il n'est pas censé faire. On va, croit-on, forcer les SSR dont les financements sont toujours plus lissés par les nouveaux modèles de classification à se plier aux injonctions de l’amont. Les outils initialement prévus pour faciliter les parcours comme Trajectoire sont aujourd’hui utilisés sans grand succès par les directions des hôpitaux pour « forcer l’aval ». Chacun sait qu’il faut pourtant repérer dès l’entrée et anticiper les sorties difficiles. Chacun sait que l’indécision en aigu est un des facteurs majeurs de stagnation, faute d’assembler précocement et de façon appropriée pour l’évaluation et l’orientation les compétences en santé mentale, en gériatrie et dans le domaine de la réadaptation des déficiences physiques. Chacun sait que des dossiers de prestation de compensation du handicap (PCH) nécessaires à certaines sorties difficiles mettent plus d’un an à être constitués par les MDPH. Cela peut se demander "en urgence" mais les effectifs d'assistantes sociales des hôpitaux comme toutes les professions transversales à l'hôpital sont décimés. Contrairement à ce qui est dit sur le manque de place en médico-social comme seule explication de tous les problèmes, de nombreuses places de Foyers d’Accueil Médicalisé (FAM) sont libres parce que les familles refusent de donner des pourcentages exorbitants de leurs revenus, notamment pour des patients TC indemnisés, aux départements. Les patients sortent ou restent parfois au domicile dans des conditions effrayantes. Les technocrates de l'énarchie de santé publique, qui n'y comprennent rien faute de savoir associer les parties prenantes, vont enfin construire de l'éducation thérapeutique et de la prévention au grand dam des cliniciens qui tentent depuis des décennies de s'occuper des malades chroniques en ville et dans les établissements. Les pompiers pyromanes de l'ingénierie des soins qui les ont asphyxié par un management de purs cost-killers, les accusent aujourd’hui d'incompétence face aux promesses scintillantes du "disease management" bras armé du managed care assuranciel.
4. Créez des outils de rationalisation gestionnaire
Faites alors semblant de créer des machins gestionnaires d'incitation à la coopération contrôlés par les agences, censés permettre le décloisonnement, des réseaux, c'est à dire censés faire marcher un système qu'on a renoncé à changer. Créez des GCS autres CHT, quelques nouveaux trucs de promotion de la santé et de cost killing dans les hôpitaux, et cela permettra à ceux qui auront fait un bon lobbying sur les priorités de santé publique de capter de belles enveloppes financières. Tout cela bien entendu ne résoudra pas les problèmes et, à enveloppe fermées perturbera encore plus l'allocation de bien maigres ressources.
5.Encadrez la concurrence par indicateurs
Enfin enfermez tout le monde dans les incitations d’un système d’indicateurs pseudo-marchands où chaque étape de la chaîne de soins est contrainte de lutter pour sa survie. Cette survie financière est fondée sur des unités de paiement trop courtes pour favoriser la coordination de parcours de soins cohérents. Les injonctions paradoxales engendrent le grand désenchantement des soignants:
1. soyez rentables dans le cadre du modèle de financement actuel,
2. favorisez la fluidité de l'établissement, et prenez tous ses malades « non rentables » refusés ailleurs,
3 classez les par pathologies causales et populations définies en aigu, non par besoins de soins, pour les « tracer » en aval et laissez les pour cela bien enfermés dans leur filière (vieux, addicts etc.)
4. coopérez entre acteurs du réseau territorial réel dans la vision du résultat clinique à long terme pour un patient donné,
5. travaillez aux priorités de santé publiques face auxquelles vous êtes aussi imputables de l’argent public, définies pour des populations et non au service d'un seul patient.
6. Partagez votre "vision" au nom du bien commun
Voilà, vous avez construit un système où se mêlent de façon ubuesque l'aléatoire, la concurrence, la confusion, les gaps, l'impertinence des orientations, le pouvoir des faux experts, et avant tout les pertes de chances, la stagnation des patients dans des lieux de soins inadéquats et à terme la production administrative du handicap. Le handicap, que l'angélisme exterminateur initial croyait démédicaliser en 1970 et 1975, a été livré à l'idéologie non de l’activation, de l'empowerment que doit proposer la promotion de la participation et de l'autonomie mais bien à l'enrôlement du client que nous pouvons expérimenter chaque jour dans nos bureaux de poste et à l'imputabilité ultra-libérale - ou peut-être protestante selon Max Weber (« L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme ») et anglo-saxonne - de notre propre capital santé. Il s’agit bien entendu de mieux dé rembourser ceux qui n'ont pas les capabilités selon Amartya Sen à suivre les principes d'une éducation thérapeutique dispensée par une nouvelle médecine administrée et promotrice de santé, aussi knockienne que coercitive.
N’oubliez pas pour assurer la faisabilité politique de l’ajustement des dépenses de baptiser le tout « démocratie sanitaire », car il ne faut pas oublier que le pauvre patient est le bras armé du Nouveau Management Public comme « le client est devenu le bras armé de l’actionnaire » (François Dupuy « la fatigue des élites »).
Tu ne seras pas médecin mon fils, ou pas en France où tu n’es plus officiellement qu’un « idiot rationnel » incité par la carotte et le bâton des agences.
"Il s'agit toujours de dresser un inventaire des enceintes mentales, de réduire des données apparemment arbitraires à un ordre, de rejoindre un niveau où les nécessités se révèlent"
Claude Lévi-Strauss"
Claude Lévi-Strauss"
Accès aux soins: quelques bonnes feuilles
1. Patient safety, satisfaction, and quality of hospital care: cross sectional surveys of nurses and patients in 12 countries in Europe and the United States BMJ 2012;344:e1717 Cliquer ici
"moins d'infirmières = hôpital dangereux" Cette étude réalisée auprès de 33 659 infirmières ; 11 318 patients en Europe; 27 509 infirmières et plus de 120 000 patients aux USA montre parfaitement les liens entre l'insatisfaction des infirmières sur leur condition de travail et la qualité, la sécurité des soins
2. "Effectifs suffisants = vies sauvées". Les infirmières s'y interrogent sur les réponse politiques aux pénuries d'infirmières. http://www.anfiide.com/ Documents/documents-utiles/ kit-JII-2006f.pdf
Le Conseil international des infirmières est une fédération de 129 associations nationales d'infirmières représentant des millions d'infirmières à travers le monde.
3. The relative efficiency of public and private service delivery. Justine Hsu World Health Report (2010) Background Paper, 39
Le fait de ne pas rémunérer d'actionnaires pourrait donner un avantage décisif au public. Toutefois les résultats sont discordants d'un pays à l'autre. Encore faut-il que les énarchies locales de santé publique ne s'ingénient pas chaque jour davantage à engloutir cet avantage sous une administration coercitive et bréjnevienne imaginée en haut lieu. Ainsi chaque pays doit-il s'adapter de façon pragmatique à ses propres contraintes pour un équilibre difficile.
4. Les difficultés d'accès aux soins aujourd'hui: étude de la FEHAP sur l'accès aux soins
5. Manoeuvres autour de l'hospitalisation privée - Un article de Delphine Chardon
6. Hôpital : crise de moral et crise morale à l'AP-HP. Bernard Grangerhttp://www.rue89.com/2012/03/13/hopital-crise-de-moral-et-crise-morale-lap-hp-230104
7. Public Reporting and Pay for Performance in Hospital Quality Improvement Peter K. Lindenauer, M.D., M.Sc., Denise Remus, Ph.D., R.N., Sheila Roman, M.D., M.P.H., Michael B. Rothberg, M.D., M.P.H., Evan M. Benjamin, M.D., Allen Ma, Ph.D., and Dale W. Bratzler, D.O., M.P.H.
8. How to limit the overabundance of health care administrators. Laurent Degos. The Hematology Journal (2001) 2, 21
Peut-être peut-on espérer la fin, certes pas à très court terme avec l'extension actuelle de la rémunération à la performance, de la carotte pseudo-marchande, mais pas celle du bâton technocratique. Les politiques publiques de santé sont malade d'une spirale de la défiance, notre bonne vieille Sécu est malade du contrôle et de l'économie de la santé, et l'hôpital d'un management qui n'est depuis longtemps plus utilisé dans les organisations publiques ou privées qui fonctionnent (lire "la revanche du rameur" de Dominique Dupagne et "lost in management" de François Dupuy avec ses 14 pages sur ce qui ressemble à s'y méprendre à l'AP-HP). Il s'agit comme le souligne Laurent Degos dans son éditorial d'un processus "malin".
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