"Il faut bien connaître ses ennemis car on finit toujours par leur ressembler". Nietzsche
Lettre à un collègue souhaitant prendre des responsabilités de gestion dans la nouvelle gouvernance
Cher collègue,
Félicitations! Te voici prêt à prendre des responsabilités de gestion. Tu vas devenir chef de pôle, membre du directoire, président de CME, chargé de mission pour une ARS, chef de projet, directeur de la politique médicale voire être appelé à des responsabilités encore plus près des "ors de la République".
Si tu n'a suivi que les formations françaises habituelles en management hospitalier, tu risques fort d'avoir l'esprit formaté selon l'actuelle doxa qui a été imposée par une poignée d'experts auto-proclamés en santé publique, en organisation des soins et en économie de la santé. Si tu ne connais que ces visions étriquées de l'ingénierie industrielle des soins dans l'hôpital entreprise, de la qualité des soins par contrôle externe et incontinence réglementaire, de la gestion des risques top down par l'ouverture de parapluies, de la planification et du financement des soins, tu es avant tout préparé en enfilant "les habits neufs d'Hippocrate", à adhérer en bon apparatchik aux balivernes déguisant le rationnement des soins en rationalisation qui surfe largement sur l'antimédecine et la démédicalisation. Tu t'apprêtes hélas à trahir la confiance de tes patients, à détruire ce qu'était l'hôpital français, le système de santé, à laisser se dégrader la qualité des soins et à désespérer les soignants, médecins ou non, en les empêchant de travailler, faute d'avoir une assez longue cuiller pour dîner avec le diable de la nouvelle gestion publique qui t'emploie.
Certes tu maîtrises aujourd'hui la novlangue des managers car tu es bon élève et tu as appris à assimiler très vite des notions complexes au cours de tes longues et difficiles études. Grisé par ces veaux d'or, tu risques de tomber sous l'étrange pouvoir de séduction des buzzwords qui ont déjà conquis les managers, si avides de jouer au petit PDG: le portefeuille d'activités cliniques, la production industrielle des soins, la réingénierie sanitaire et sociale, le benchmarking, la performance et ses palmarès, le business process management, le balanced scorecard, le lean management avec la flexibilité , la polyvalence et la mutualisation.
Buzzwords car tu devras apprendre qu'en management tout ce qui n'a pas de contraire, est détourné de son champ d'application d'origine ou est présenté comme modèle unique, est insignifiant et de ce fait aliénant pour les cadres (lire la fatigue des élites de François Dupuy).
Attention, si tu ne te vaccines pas rapidement contre cette fausseté de l'esprit, tu te surprendras vite à justifier devant le regard incrédule des tes pairs te voyant leur raconter un "hôpital du pays des Bisounours", que grâce aux effets scintillants de la sainte gestion on aurait besoin de moins de secrétaires médicales pour accueillir, orienter et accompagner des patients de plus en plus souvent atteints de maladies chroniques de vieillissement pathologique et /ou de handicaps, moins besoin d'aides-soignants pour préserver l'autonomie de malades de plus en plus dépendants, moins besoin de kinésithérapeutes pour lutter contre un risque croissant de précarisation fonctionnelle précoce et moins besoin d'assistantes sociales pour aider à organiser des sorties pertinentes et pérennes pour des patients dont la complexité médico-sociale ne fait que croître. Comment faire pour ne pas en être réduit à la triste alternative de l'exit par la démission ou de devenir Ubu brandissant son bâton à phynances, son couteau à expert et son ciseau à gidouille?
Il te faudra au plus vite sortir de la meute des semi-habiles de l'"éthiconomie" et te prémunir contre la naïveté et l'enthousiasme redoutable des néophytes par lesquels on voit hélas certains collègues oublier tout leur bon sens et leur expérience du fonctionnement réel de la clinique. Il te faudra tout d'abord lire cette lettre d'Henry Mintzberg, Pr. de management à l'université Mc Gill aux nouveaux titulaires d'un MBA. Tu devras comprendre que notre système de soins est avant tout malade de son management, même s'il est vrai que les médecins sont des Gaulois plus prompts à la discorde et la défiance qu'à l'union pour résoudre les problèmes, et que les nouveaux corporatismes paramédicaux, soigneusement cultivés par l'État pour mieux diviser, les ont rejoint dans une illustration parfaite du paradoxe souligné par de Gaulle: "Le désir du privilège et le goût de l'égalité, passions dominantes et contradictoires des Français de toute époque."
Tu devras ensuite te constituer d'urgence une petite bibliothèque idéale du médecin-manager (idéale aussi pour les patients et les élus) si tu souhaites pratiquer la vigilance critique et l'ingérence organisationnelle. Ainsi, malgré le nonsense ambiant, tu constateras qu'une certaine convergence reste possible face aux constats partagés des méfaits dans notre expérience quotidienne de cette counter-evidence based medecine, et qu'il est possible de défendre la logique d'Hippocrate face à celle de Machiavel, le professionnalisme et l'autonomie des médecins, plus largement celle des équipes soignantes et de leurs compétences collectives, face aux défaillances conjuguées de la main invisible du marché et de celle trop visible de la bureaucratie managérialiste.
A n'en pas douter il s'agit d'une rencontre avec des ubulogues remarquables. Si toutefois tu croyais encore à l'infaillibilité de la technocratie jacobine ou à celle du paradigme entrepreneurial, il faut commencer par "Les décision absurdes" de Christian Morel qui m'avait donné l'idée d'un "kit d'ubulogie clinique".
1 Machiavel et la faisabilité politique de l'ajustement: pour ne pas tomber niaiseux comme disent les Canadiens
2 Mintzberg qui rejoint les sociologues sur l'illusion funeste du primat de l'epistemé sur la tekné dans l'organisation professionnelle , ou celui de la rationalité formelle sur la sagesse pratique (phronesis)
3 Foucault avec d'extraordinaires correspondances avec des concepts bien différents avec Mintzberg dans la généalogie de la structuration de la clinique comme espace de rencontre entre connaissances, usagers et institution, à penser d'abord au niveau microéconomique.
5 Crozier, incontournable analyste des bureaucraties, des sources du pouvoir, des zones d'incertitude, des marginaux sécants
6 Batifoulier et l'économie des conventions, salutaire pour sortir du modèle unique de l'économie néo-classique, de la théorie du public choice, de la nouvelle gestion publique qui en découle et de tout ce qui s'en suit
Tu peux accéder à la bibliothèque des ubulogues remarquables
Et si tu préfères pour commencer quelques excellentes synthèses commence par celles-ci:
Armé de cela tu pourras peut-être encore sauver l'essentiel.
Bonne chance,
Jean-Pascal
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