"Les portes de la charité sont difficiles à ouvrir et dures à refermer." Proverbe chinois
Présentation - Les auteurs: Bernard Granger - Frédéric Pierru
La sophistique managériale en action
D'après une dépêche APM du 30 novembre 2012, les conclusions de l'enquête menée pour la FHF par l'ancien Directeur de la Politique médicale de l'AP-HP, Jean-Yves Fagon, montreraient que "La mise en œuvre de la tarification à l'activité (T2A) n'aurait pas eu d'effets délétères sur la qualité des prises en charge". On sait que le FHF est très favorable à la T2A, parce que celle-ci a permis de renforcer le contrôle exercé par les "nouveaux patrons de l'hôpital" sur la profession médicale par l'intermédiaire des centres de coûts, les pôles. Il est vrai, à leur décharge, que ces nouveaux patrons sont aussi les nouveaux fusibles des "agences", à l'heure où les directions sont enjointes par la nouvelle chaîne de commandement des hôpitaux de faire tenir par tous les moyens les enveloppes dans le cadre contraint de l'Ondam. L'application actuelle de la T2A, sous une des formes les plus intégristes de la religion des pseudo-marchés et des incitations, associe ainsi un cost-killing irresponsable par des "restructurations" de plus en plus démédicalisées et déconnectées des besoins territoriaux, l'infantilisation managériale des soignants et l'explosion ubuesque du reporting de résultats aussi myopes qu'inutiles. Il faut bien sûr ds indicateurs mais construits sur une qualité qui a du sens pour les professionnels, pour les usagers et pour les payeurs, et pas seulement pour ces derniers. Mais hélas, il ne s'agit ici que de rationaliser le rationnement, selon les modèles de performance publique de l'OCDE et de la LOLF, en gardant la maîtrise du discours politico-médiatique. La construction de la réalité sanitaire et des inférences des disciplines qui la composent repose aujourd'hui sur la légitimité scientifique des grandes "orientations de santé publique". Qui peut être contre? Mais quels niveaux de preuves, quel evidence based management, peuvent donc afficher ces grands programmes descendant de politiques publiques sans pilote, qui promettent plus qu'elles ne peuvent tenir. Tout se passe comme s'il s'agissait en fait d'une arène où les coalitions diverses se battent pour attirer les fonds. Aucune organisation humaine ne pourrait résister à une telle incurie bureaucratique, qui tente de se dissimuler derrière la vacuité de la propagande officielle et la multiplication des niveaux de la pyramide. Il a été abondamment dénoncé, notamment par Robert Holcman lui même directeur, que la seule variable d'ajustement qui reste est la qualité des soins et notamment par le biais des suppressions de postes permises par la dérégulation professionnelle. (son intervention au sénat en 2008).
Lost in management: quand l'hôpital se fout de la charité
(mais aussi de l'assistance)
La T2A peut peut-être être utilisée en l'absence de modèle parfait de financement des hôpitaux, mais en sortant de toute urgence de la politique de l'autruche liée à la fausse évaluation de la qualité. Le trio T2A sans limites, fausse qualité et gouvernance caporalisée, cette dernière déployant le cost killing le plus inapproprié à l’organisation soignantes assisté des millions d'euros inutilement dépensés pour les semi-habiles de l'ANAP, ne cesse d'effondrer la qualité des soins aux yeux des professionnels. Ils sont de plus en plus désenchantés et désespérés de ne plus rien pouvoir opposer à l’incurie en étant démunis de tout contre-pouvoir face à une iatrogenèse managériale toujours plus arrogante, sans doute parce toujours plus autoritairement dirigée d'en haut. Les cadres hospitaliers, médicaux ou non médicaux, ont aujourd'hui essentiellement pour fonction le contrôle de gestion et la rationalisation du rationnement aux yeux des agents alors que plus personne ne les croit.

Parcours de soins, SSR et vision urgento-centrée des filières
Quoiqu'en disent les agences, l'asymétrie d'information qui permet la sélection des malades rentables par le privé est incontrôlable, même par les nouveaux "machins" logiciels type Trajectoire, du fait du PMSI lui-même, la seule classification des patients aujourd'hui vraiment "utilisable". Hélas, construite sur le modèle de "l'usine à soins" elle reste donc aveugle aux déterminants non purement médicaux des séjours longs (Castiel, Escaffre, Odier, Devailly, Josse...)
Cet effondrement des SSR, confrontés à l'abîme créé par les dispositifs législatifs et réglementaires successifs entre sanitaire et médico-social, personne ne veut le voir. Pourtant, les gaps et étapes limitantes critiques qu’il induit, les transforme de plus en plus en une nouvelle "défectologie" qu’on croyait pourtant définitivement disparue, avec des lits de « médico-social » déguisés. Cette double fonction de soins spécifiques et d'hébergement avec poursuite de soins en attente d'insertion sociale n'est pas étrangère à l’impasse actuelle du futur modèle de T2A en SSR. Il se produit sous l'action conjuguée:
1. De l'asservissement mont-aval en filières poussées des urgences (ou "filières inversées" selon la production de l'amont dans une vision urgento-centrée) par segmentation des séjours.
3. Captation de la DAF SSR de façon totalement opaque par les directions comme variable d'ajustement de l'aigu, régulation tout aussi opaque par les ARS
4. Dérégulation folle des ratios, voir les "ratios SSR" de l'AP-HP!
La T2A ainsi dérégulée, démédicalisée et sous Ondam fermée est en l'état actuel une machine à détruire l'hôpital public. Elle met en péril un système de soins accessibles et solidaires
Le dernier livre de Bernard Granger et Frédéric Pierru (l'hôpital en sursis") montre parfaitement comment et pourquoi quelques intégristes de la ré-ingénierie de la santé, nommés les "réformateurs", ont inventé la T2A la plus bête du monde et aussi la plus "dérégulée" en terme de conditions techniques de fonctionnement, ceci bien entendu dans l’idolâtrie béate de la puissance de restructuration qu'on lui suppose.
- Déformation du case-mix par amélioration du codage (gain en exhaustivité) ou par surcodage (pratiques déviantes)
- Segmentation des séjours
- Réduction des durées de séjour, sortie précoce des patients vers le domicile, transfert rapide vers l’aval (SSR, RF, HAD)
- Sélection des patients pour écarter les cas les plus lourds
- Sur-fourniture ou sous-fourniture de soins
Reprenons notre place de professionnels dans la gestion du système de santé. Le modèle du jacobinisme par comparaison d’indicateurs a montré son inefficacité dramatique.
La T2A, pourquoi pas, en considérant pour chaque activité la durée adéquate de "l'unité de paiement", l'acte parfois, la journée pondérée par les ressources consommées ou le séjour (choix difficile en SSR pour les raison évoquées plus haut et psychiatrie, deux secteurs qui sont très hétérogènes), un épisode de soins plus long peut-être, mais qui gérerait alors l'enveloppe forfaitaire, le gate-keeping et le case management échappant alors aux cliniciens opérationnels ? Les assurances privées? Quelles preuves dans la littérature de ce managed care et de ces bundled payments par épisodes de soins qui protègent avant tout les payeurs, quand on voit que les Américains sont parfois soignés par tirage au sort par des médecins bénévoles et que les Pays Bas ont sorti la réadaptation de la base des soins remboursés?
L'invisibilité du travail réel
Le travail de soins n'a de sens pour les professionnels qu'en fonction de l'intérêt individuel du patient et du résultat à long terme de leurs intervention. Nous avons évoqué le besoin de garde-fous aux sorties sauvages potentiellement induites par la T2A, mais il faut aussi se soucier des pertes de chance liées aux malades en perte d'autonomie qu'on ne sort plus des lits faute d'aides soignants dans nos établissements, à l'oubli stupéfiant des savoirs soignants par la désorganisation tragique des équipes de soins. La flexibilité, la mutualisation et la polyvalence sont souvent utiles pour peu qu'on ne détruise pas les compétences clés. Mais elles sont déployées ici dans une vision industrielle simpliste qui fait fi de tous les coeurs de compétences, ceux qui différencient les savoirs collectifs construit entre "praticiens réflexifs". Ces compétences collectives construites en équipes sont autant d'avantages compétitifs aujourd'hui en perdition. Au lieu d'intégrer ces savoirs professionnels précieux, mais ignorés par nos nouveaux bureaux des méthodes, car au moins à 80 % implicites, on dé-professionnalise à outrance tout ce qui ne peut être formulé sous forme de procédures mécaniques et explicites. Les dégâts de ce pauvre management sont incalculables. Ainsi en est-il entre autres domaines de tout ce qui concerne la prévention des complications de l'alitement prolongé. Où trouve t-on encore des arceaux de pied de lit, des malades paralysés qui ont les pieds calés à angle droit ne serait-ce que par un traversin, des sondes urinaires fixées dans les règles enseignées aux infirmières, qui n’entraînent pas de tractions délétères sur l’urètre à la moindre fausse manœuvre Où peut encore être organisée la lutte systématique contre la perte d'autonomie de malades quand la sortie quotidienne de leur lits est primordiale? Que dire de la lutte contre les rétractions musculaires, si handicapantes, par les mobilisations qui s'imposent alors que le méthodes de lissage des ressources humaines par suppression des postes vacants suppriment les postes de masseurs-kinésithérapeutes des établissements?
Loi de Goodhart: "Toute mesure qui devient un objectif n'est plus un mesure"
Benjamin Disraeli cité par Mark Twain.