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samedi 18 décembre 2021

L'AP-HP à la dérive: lettre au Président de la République,


L'assistance Publique-Hôpitaux de Paris traverse une situation particulièrement difficile, en premier lieu en raison des difficultés de recrutement des personnels non médicaux et du manque d’attractivité de l'institution. Cela entraîne des fermetures de lits en nombre élevé et des pertes de chances parfois dramatiques pour les malades.


Par la lettre ci-jointe au président de la République, rédigée par Xavier MARIETTE, Jean-François HERMIEU, François SALACHAS et Bernard Granger, les signataires tentent d'alerter les pouvoirs publics sur cette situation jamais connue jusqu’à maintenant.


La crise ne se limite pas à l'AP-HP où cette lettre a déjà été signée par plus de 2000 médecins du CHU francilien. 


Monsieur le Président de la République,

L’état moral, organisationnel et budgétaire de l’Assistance Publique - Hôpitaux de Paris (AP-HP) est au plus bas. Les personnels sont découragés et beaucoup démissionnent, y compris certains des meilleurs responsables médicaux. D’attractif, le CHU francilien est devenu répulsif. Il ne remplit plus sa mission de façon satisfaisante, malgré le dévouement et la qualité scientifique de notre communauté hospitalière.


En 2019, la « nouvelle AP HP » a été mise en place. Pour faire face à ses mauvais résultats budgétaires, la direction générale a instauré un nouveau découpage des structures intermédiaires. Les pôles, rebaptisés départements médico-universitaires (DMU) sont passés de 128 à 76, les groupes hospitaliers, rebaptisés groupes hospitalo-universitaires (GHU) de 12 à 6. La création de ces mastodontes ingouvernables a entraîné les effets que les plus lucides d’entre nous avaient prévus : des dysfonctionnements et un désordre supplémentaire dans une institution qui en comptait déjà beaucoup.


Comme anticipé, cette réorganisation qui n’a fait que créer des strates supplémentaires inutiles n’a pas amélioré les résultats financiers. Les prévisions budgétaires optimistes effectuées par le siège de l’AP-HP ne se sont pas réalisées. Le gouvernement a été contraint de renflouer les caisses du CHU francilien, comme il doit le faire au niveau national.


La seconde réforme de la direction de l’AP-HP a été la réduction du temps de travail quotidien des équipes soignantes dans le but de diminuer le nombre de jours de réduction du temps de travail (RTT) et d’économiser du personnel. La conséquence en a été de raccourcir les phases de transmission entre les équipes, de perdre le sentiment d’appartenance à un service et de dégrader les conditions de travail.


Une politique de recrutement archaïque visant à retarder au maximum les embauches, ainsi que des conditions de travail de plus en plus difficiles font qu’actuellement des centaines de postes de soignants ne sont pas pourvus. En conséquence, des lits sont fermés dans une proportion jamais vue, jusqu’à près de 20 %. Les soignants sont de plus en plus souvent contraints de refuser des soins médicaux et chirurgicaux, dont certains sont pourtant urgents et vitaux.


La bureaucratie est en perpétuelle extension. C’est un mal ancien, systémique. Il ne sera pas combattu par ceux qui le répandent. Se multipliant un peu plus chaque année, les exigences règlementaires multipliant un peu plus chaque année, les exigences règlementaires tatillonnes, voire absurdes, ainsi que les injonctions paradoxales ruissellent des ministères vers les agences régionales de santé, puis inondent tous les recoins de l’hôpital. Les « managers » présents dans toutes les strates inutiles multiplient tracasseries, réunions rapports sans intérêt, procédures irrationnelles, demandes abusives, commissions et sous-commissions à propos de n’importe quel sujet. Cette culture du chiffre, du blabla et des « process » sape le moral des hospitaliers les plus impliqués dans leur vocation, celle de soigner. Elle éloigne les soignants des malades et les pousse à quitter l’hôpital. Est-il normal de perdre bientôt autant de temps à justifier ce que l’on a fait que de consacrer du temps à le faire ? Est-il normal de compter dans nos structures 30% de personnels administratifs de plus qu’en Allemagne ?


Il y a près de quarante ans, il a été décidé de restreindre le nombre de médecins formés dans une logique comptable terrible : moins il y aura de médecins, moins il y aura de dépenses de santé. De plus, la politique hospitalière menée depuis plus de quinze ans a été caractérisée par les restrictions budgétaires et le néo-management qui sont en grande partie à l’origine du quasi-effondrement de l’hôpital public. La crise du COVID19 n’en est pas responsable. Elle a été au contraire l’occasion de retrouver du sens au métier des soignants. Pendant la première vague, les médecins et les soignants ont pris les rênes de l’hôpital en harmonie avec les administratifs qui leur ont donné les moyens nécessaires pour s’organiser et faire face. Mais le monde administratif d’avant a resurgi dès la première vague passée et a précipité le découragement des soignants. Le mal qui nous ronge était là bien avant le COVID-19, comme les hospitaliers en ont averti l’opinion publique et les responsables politiques, notamment depuis 2009 et la funeste loi Hôpital, Patient, Santé et Territoires (HPST) qui donnait tout pouvoir au directeur avec comme seule mission la maitrise des coûts.


Devant cette dégradation, votre gouvernement a répondu par des mesures financières, mais aussi par des mesures législatives certes prudentes mais qui permettent désormais aux hôpitaux de s’organiser comme ils le souhaitent. En donnant suite à cette demande, martelée depuis des années, il a suscité un espoir. Encore faut-il que les communautés hospitalières se saisissent de cette opportunité.


Il serait bon de rétablir une organisation simplifiée autour des fondamentaux que sont le service, l’hôpital et l’université. Toutes les structures intermédiaires doivent être remises en question, car elles paraissent souvent inutiles, gaspillent des ressources de plus en plus rares et nous distraient de l’essentiel. C’est selon ce schéma que l’APHP a vécu ses plus grandes heures.


Mais, cela serait peine perdue si on ne revient pas sur les restrictions budgétaires et le virage gestionnaire des années 1980, qui génèrent des conflits éthiques, une obsession comptable, une maltraitance managériale et soignante, sans parler du harcèlement et des suicides, et pour finir d’immenses pertes de chance pour les malades.


Il faut retrouver le respect de l’autonomie professionnelle, un management participatif associant les soignants. L’administration et la règlementation doivent être réduites au strict nécessaire, et se remettre au service des soins.


Il faut qu’au sein du service hospitalier, redevenu la base de l’organisation de l’hôpital, nos jeunes collègues puissent retrouver l’attrait pour la recherche, indispensable pour leur épanouissement et pour que l’AP-HP demeure le plus important centre de recherche médicale en France.


Dans le cadre de mesures d’urgence, Il faut mettre en œuvre une plus large autonomie des services, notamment dans la constitution des équipes de soins. Il doit revenir au chef de service et au cadre paramédical de déterminer les ratios de personnels non médicaux nécessaires pour la prise en charge des patients, de définir les fiches de poste de ces derniers, de garantir leurs horaires et leurs conditions de travail. On peut de cette façon redonner à l’hôpital son attractivité, et rétablir la confiance dans un management de qualité, respectueux des personnels et des patients. C’est la condition sine qua non d’un recrutement dont l’urgence est dictée par les conditions sanitaires.


Chaque jour de retard pris dans cette restauration de la capacité des services hospitaliers à remplir leurs missions aura des conséquences dramatiques sur la santé de nos concitoyens, dont vous serez en partie comptable. Vous avez l’opportunité de libérer cette fameuse « belle énergie » que vous aviez louée lors de la première vague, promettant alors un changement de paradigme et des moyens nouveaux. Le monde du soin attendait beaucoup du discours de Mulhouse. Il est aujourd’hui découragé, sans perspective et en colère.


Face au désespoir hospitalier, la poursuite de la politique en cours depuis au moins une décennie serait pire que tout. Cette politique a échoué. Nous voulons des réformes profondes qui en prennent le contrepied. La médecine hospitalière doit retrouver son sens et son enthousiasme, assurer le progrès médical et répondre aux besoins des malades. Pour cela, elle doit être ré-humanisée.


Nous vous prions, Monsieur Le Président, d’agréer l’expression de notre haute considération.

dimanche 18 avril 2021

Quand ONDAM et T2A s'emmêlent: la régulation fictive de la machine à guérir


A propos de la note de Pierre-Louis Bras intitulée
"Comment le Covid transforme le débat sur les dépenses de santé"

La fiction de l'ONDAM - Une régulation sans pilote

Figure 1: le trilemme des politiques de santé


La note de Pierre-Louis Bras pour Terra Nova est remarquable. Quelqu'un qui est considéré comme un expert du système ose poser la question de la régulation et de son incapacité actuelle à définir les besoins, la réponse adaptée et donc une ONDAM technique qui soit autre chose qu'un enfumage politique.
  • La régulation rationnelle et scientifique a tout son intérêt mais elle est aujourd'hui balbutiante: son modèle - à partir d'un modèle causal des déterminants de santé on décrit et on mesure les besoins et on planifie une offre qui va répondre à la demande qu'on définit sans les utilisateurs ni les professionnels - est aujourd'hui incapable de fonder les besoins en raison.
  • La régulation par le marché a peut-être certains intérêts mais a beaucoup trop de défaillances pour constituer le modèle fondamental de régulation.
  • La régulation professionnelle qui défend d'être la seule capable d'allier poiesis (production) et praxis (sens ou valeur de l'action qui est de répondre aux besoins... ou bien à la demande?)
  • La régulation par les partie prenantes pourrait s'approcher de la démocratie, sans y adjoindre d'adjectif polluant, qui prendrait en compte autant que de besoin le point de vue des usagers et des associations. Mais personne pour le moment ne sait comment faire pour trouver un équilibre.

Toujours les mêmes querelles depuis la révolution française

Pourquoi ne peut-on jamais surmonter ce trilemme fondamental état, marché et professions et pourquoi rejoue-t-on sans cesse les débats aporétiques de la scène révolutionnaire?
  • Parce que pour le moment tout le monde parle de besoins de santé comme s'ils allaient de soi alors que nous ne sommes pas capables aujourd'hui d'articuler le champ de la santé publique avec celui de la médecine - ou de la clinique - pour inclure les professionnels du soin individuel - qui applique(nt) des savoirs abstraits à des cas concrets dans des pratiques prudentielles.
  • Parce qu'on continue la surenchère politico-médiatique dans le "plus global que moi tu meurs"," plus biopsychosocial que moi tu meurs", "plus défenseur que moi des malades chroniques, des vieux, des malades mentaux, des handicapés, du care, des fragiles, des vulnérables, des mourants, tu meurs...
  • Nos pauvres plans de santé publique se résument à 4 ou 5 priorités issues du lobbying, inévitable certes, mais qui ne s'appuie sur aucun jeu de données robuste.
Figure 2: à la recherche de la valeur des soins de santé


Les fonctions de l'hôpital: les composantes de la valeur des soins

Un vide abyssal saute aux yeux dès qu'on aborde la question des besoins, c'est l'absence d'un système d'information doté de catégories consistantes.

Robert Fetter, inventeur de la T2A aux USA, était un spécialiste de la production des entreprises et son approximation de la fonction de production de l'hôpital était grossière. Face à une définition purement curative de la fonction de l'hôpital, décrétant que les fonctions sociales et d'hébergement n'existaient plus, comment aurait-il pu inventer le contraire de ce qu'on lui prescrivait? Mais personne n'a fait évoluer son modèle depuis un demi-siècle. Voila bien le Bullshit management!

Cela donne le sentiment que le diviser pour régner des stratégies politiques d'ajustement est à l'ouvrage! Mais gardons nous de toute théorie du complot.

Pour sortir de ces querelles de cour de récréation, il faudrait se mettre d'accord sur la valeur du soin individuel (la clinique) et comment la concilier avec l'intérêt collectif et la soutenabilité en contexte de rationnement. Le système national de santé britannique (NHS) a tenté de définir cela en verbes d'action autrement dit par les finalités ou composantes de la valeur des soins pour les bénéficiaires:
  • Ne pas mourir prématurément
  • Bénéficier de soins au long cours pour améliorer la qualité de vie
  • Récupérer ou préserver un niveau de fonctionnement optimal
  • Avoir une expérience positive des prestations et des soignants
  • Bénéficier de traitements et de soins dans un environnement sécurisé et éviter les pertes de chances
Il est évident que les composantes n'ont de sens que reliées aux autres et pourtant on continue à nous faire croire qu'on produit des groupes homogènes de diagnostics?
Nos technocrates à courte vue ont voulu faire coller la segmentation temporelle des séjours - courts, moyens et longs - aux fonctionnalités de la valeur des soins.
  • L'hôpital aigu c'est le soin curatif: la machine à guérir (depuis 1940) , 
  • Les SSR c'est la réadaptation 
  • Les soins de ville, les soins chroniques en sanitaire ou médico-social, c'est pour l'art d'accommoder les restes, ces besoins dont on a décidé qu'ils ne faisaient pas partie du modèle de valeur de l'hôpital! Ubuesque!
Une prestation qui a du sens, doit répondre simultanément aux cinq fonctionnalités approchées par le NHS
Les professionnels au contact des patients et en tenant compte de leurs attentes organisent les soins en combinant ces fonctions, non selon des flux de travail abstraits et myopes définis par la production des résultats proposés par le contrôle de gestion.

Ne cherchez pas plus loin pourquoi nos médecins, soignants et managers lucides sont si désespérés, fuient et pourquoi l'on observe un telle baisse continue du taux de motivation, exponentielle depuis l'épidémie COVID.

Machines à guérir: de la régulation aux pseudo-marchés

En 1977 Georges Canguilhem publie dans le journal Le Monde un article intitulé "Les machines à guérir". Relions cette analyse à celle de Pierre-Louis Bras dur la régulation.

Pour renouveler le cadre conceptuel des soins de santé, il faut considérer d'un même regard la régulation macro du système de santé, sa gouvernance et le modèle de production prescrit pour les activités au niveau microéconomique. Il est indispensable d'articuler l'absence de pilotage politique du bateau ivre avec l'absurdité de la T2A à la française
Cette articulation passe par la gouvernance définie par la loi HPST, pour le moment à peine modifiée à la marge. "L'argent suit le patient" est le dogme appliqué au nouveau management public des soins de santé individuels, mais pour quel service? Personne ne le sait puisque les prestations hospitalières ne se limitent en rien à la guérison d'une maladie aigue ou aux soins d'une maladie chronique malgré le credo de la "machine à soigner", introduit dès 1940. Quel est donc le produit que l'argent doit suivre? Quelles données a-t-on pour le savoir? Pour l'anticiper?

La réponse n’est pas de nature logique, elle est politique.

Les apories de la régulation marchande valent aussi bien pour les apories de la régulation démocratique ce que confirme bien l'approche néolibérale aux sens de la concurrence régulée par l'état. L'asymétrie d'information se conjugue au risque avéré de faire monter l'usager dans le système comme bras armé du régulateur comme le client est le bras armé de l'actionnaire (François Dupuy: la faillite de la pensée managériale). Comment éviter une transparence illusoire quand c'est une opacité croissante que nous constatons à notre niveau de petits techniciens de santé ? Qui gardera les gardiens des données?

Un système, en utilisant une métaphore organique, a des boucles d'autorégulation inconscientes que la régulation consciente ne peut jamais compenser si elles sont détruites, comme dans la maladie de Parkinson où la pyramide de commandement du mouvement volontaire s'épuise à ramer contre un système nerveux où toute fluidité du mouvement a disparu.

La régulation professionnelle a certes au niveau macro ses limites corporatistes au sens négatif du terme, celui de la défense excessive des intérêts catégoriels.
Mais ce que détruit surtout le pilotage par les coûts au niveau macro, et les pseudo-marchés au niveau micro, c'est la régulation professionnelle au niveau des coopérations micro-systémiques: au contact du patient que servent nos équipes et au niveau de l'organisation des soins (cure et care) puisque les logiques professionnelles conditionnent l'organisation des soins de façon radicalement différente de la logique managériale portée par le triple dispositif ONDAM-LFSS / gouvernance post-loi HPST / T2A. Cette trilogie ne peut que conduite à exclure la logique professionnelle des trois niveaux macro, méso et micro-systémiques.

Tout ça apparaît très simplement en mettant bout à bout organisation professionnelle de Mintzberg, le second Eliott Freidson, celui du professionnalisme que Frédéric Pierru et Florent Champy nous ont fait découvrir, les pratiques prudentielles fondées sur la sagesse pratique, les compétences clés de l'économie de la connaissance quand une régulation d'apprentis sorciers ne la détruit pas.

Le mythe de la compétition efficiente a la vie dure

Le mythe du pseudo marché qui tend miraculeusement vers la firme parfaite est une religion dont les croyants sont légions et qui permet de gober la fiction de l'ONDAM. L'effondrement de l'hôpital, des soins en ville et dans le secteur médico-social, accentué par l'épidémie, a-t-il fait litière de la yardstick competition que Michaël Porter tente de ressusciter sous forme de value based competition. Le mythe de la compétition efficiente en santé a la vie dure.

Mais si on n'y croit plus, alors on commence à se poser des questions, comme Pierre-Louis Bras, sur la définition des besoins, sur les effectifs nécessaires, sur le niveau de rémunération nécessaire, sur la qualité de vie au travail, sur les investissements. Peut-être (accès d'optimisme) que le moment COVID nous amène au bord d'un changement?

Comment a émergé la machine à soigner à l'opposé des besoins des malades et de la transition sanitaire?

S'agissant de "machine à soigner" il faut essayer de comprendre comment et pourquoi la fonction sociale et d'hébergement de l'hôpital s'est trouvée niée dans les objectifs prescrits, alors qu'elle reste bien réelle dans les objectifs opérationnels cure et care des soignants. Attention ici aux idéologies professionnelles amplifiées par certains politiques: on trouve autant de médecins care que d'infirmières purement cure ou d'assistantes sociales croyantes dans la fonction de production purement curative de l'hôpital. Cela dépend non seulement des disciplines médicales et des professions mais peut-être surtout des conditions et modes d'exercice.

Résumer la fonction de l'hôpital à guérir et soigner est une absurdité

Les auteurs sérieux, même Jean de Kervasdoué, l'introducteur célèbre du PMSI de la T2A en France, savent que résumer la fonction de l'hôpital à guérir et soigner est une absurdité et qu'il faut valoriser les autres fonctions qui sans cela sont des" OVNI": des objets de valorisation non identifiés. Cela permet d'aborder notamment les différences de fonction entre public et privé.
Une fois définies les fonctions: pourquoi pas celles du NHS et de l'OCDE (nomenclature fonctionnelle de l'ICHA, le système international des comptes de la santé) jusqu'à ce qu'on trouve mieux dans la littérature, n'importe quel MBA, même tombé du nid, sait qu'il faut les valoriser pour bien rendre le service.

La France ne considère pas, faute de système d'information, la fonction de réduction des incapacités: cela concerne pas seulement ma discipline mais bien entendu la gériatrie, la psychiatrie, au delà, toutes les disciplines et professions qui s'occupent de maladies chroniques susceptibles d'entrainer des limitations fonctionnelles à risque de handicap. Difficile de comprendre pourquoi. Essayons.

Entre 1940 et 1970 s'est élaborée la prescription de l'hôpital "machine à soigner". La loi Boulin de 1970 et lois de 1975 sur le handicap et le médico-social qui la suivent constituent une clé pour la séparation des soins et du social. L'Etat régulateur surfait-t-il alors sur l'anti-médecine d'Ilitch et la fin du grand enfermement de Foucault qui aboutira au "nouveau moyen âge psychiatrique"?

Le handicap considéré comme problème social et politique (état plus que processus) s'est transporté dans le champ médico-social, bientôt décentralisé, celui des "français du département" avec les lois de décentralisation. Notons que l'approche gérontologique a gardé une vision plus médicalisée (paternaliste pour certains) mais relativement intégrée du handicap de la personne âgée alors que pour les moins de 60 ans la vision démédicalisée a été prédominante, dans le but de laisser les orientations sous contrôle des associations et des familles et non à une vision médicale sous contrainte gestionnaire.
De ce fait les dysfonctionnements des parcours issus du dispositif législatif et réglementaire sont très différents selon l'âge; mais au fait, quand est-ce qu'on est vieux? A 60 ans?
Son coté sanitaire, la "perte d'autonomie" temporaire ou définitive s'est trouvée rayée des radars, du PMSI et des systèmes d'information du monde prescrit, alors que les épidémiologiste tentent d'analyser les incapacités dans la population (limitations fonctionnelles et restrictions d'activité), mais sans aucune connexion avec la trilogie rationaliser, planifier, contrôler qui guide notre NMP en santé et légitime l'ONDAM.

Filières inversées: le cercle vicieux

En revanche dans le monde réel il fallait bien organiser des "filières" pour mettre la poussière médico-économique sous le tapis, pour réduire les lits aigus et répondre fit à un T2A curative.

Tout était en place pour forcer le système à construire des "filières inversées", guidées par les contraintes de production de l'amont et non par les besoins personnalisés du patient, exactement comme Galbraith père le décrivait dans "le nouvel état industriel".

Comme le problème social et d'hébergement restait bien réel il a été externalisé sur les SSR, peut-être sur la psychiatrie qui gère à la fois son aspect aigu et post-aigu, non sans conflits.

Ceci empêche en permanence la détermination et la valorisation des fonctions des SSR, entre intégration verticale par l'aigu en flux poussés et différenciation des activités spécialisées qui seraient adaptées aux "besoins" à supposer qu'on sache les déterminer de façon un peu plus objective.

Imaginez un ingénieur à la fois suffisant et insuffisant qui concevrait d'en haut le système de santé: il aboutirait peut-être à la confusion de la segmentation temporelle des parcours et celle de fonctions de l'hôpital
- L'hôpital aigu s'occupe de traiter la maladie et de soigner au minimum pour produire des GHM; ce minimum vu de gestionnaire ne plait guère aux soignants, qui fuient.
- Les SSR, secteur aussi confus qu'exubérant est de plus en chargé de "dégager" les questions sociales et d'hébergement et ce quelle que soit la discipline d'autorisation
- La "ville" et le secteur médico-social sont censés accommoder les restes, les fonctions de la santé auxquelles on a de moins en moins répondu en amont du fait même de cette modélisation ubuesque. La ville est censée et un secteur social et médico-social bunkérisés sont censés mettre en place un système de soins et d'aide pérenne, étroitement intriqué aux politique d'accompagnement du handicap, bref tout ce dont on a prescrit à l'hôpital de ne pas s'occuper. CQFD. Cercle vicieux autobloquant.

La machine à soigner: une fiction dangereuse

La machine à soigner est avant tout un fantasme d'ingénieur Shadock au service d'un système politique qui cultive l'art d'ignorer les malheureux, les vieux et les handicapés.
Près de 50 ans après Fetter on n'a quasiment rien trouvé depuis pour améliorer son modèle centré sur le diagnostic? Paresse intellectuelle? Immobilisme français?
Serait-ce excessif de parler d'un nouveau moyen-âge sanitaire à force d'ignorer résolument et contre l'évidence les questions sociales?

Voilà pourquoi quand j'entends des perdreaux de l'année de la performance et autres "coordinateurs de parcours" et grand prêtres des dispositifs d'appui à la coordination nous donner des leçons sur le care, la responsabilité collective, la qualité déconnectée de tout moyen et la bientraitance, la moutarde me monte au nez.

Les composante de la valeur des soins sont inséparables de celles de l'accompagnement social

Tous les pays ont des problèmes de frontière quand il s'agit de tracer les nuances subtiles qui séparent malades et malheureux. Il suffit de lire les analyses sur les définitions et la comparabilité qui accompagnent les statistiques de l'OCDE.
Néanmoins, pour reconstruire l'hôpital, il faut simultanément reconstruire les soins de ville mais aussi l'action sanitaire et sociale.

Soigner les gens pour les laisser sans soins ni accompagnement après, mais aussi avant dans un cycle de maladies et conditions chroniques, ne peut conduire qu'à des résultats médiocres et désespérants pour les soignants comme pour les travailleurs sociaux.

Pour revenir sur la grande fragmentation française, citons Pierre Gauthier:

« L’action sanitaire et sociale, une transmission en danger », Empan, 2015/4 (n° 100), p. 15-23. Url : https://www.cairn.info/revue-empan-2015-4-page-15.htm

"le paysage sanitaire et médicosocial a été empoisonné pendant au moins vingt ans par le jeu combiné des lois Boulin du 31 décembre 1970 et « sociale » du 30 juin 1975, coupant le champ des politiques hospitalières du champ médicosocial. Cette dichotomie était directement inspirée par le souvenir honteux laissé par la prise en charge des personnes handicapées dans les hospices et les hôpitaux psychiatriques. Mais à la longue elle a conduit à des conflits négatifs de compétence dont furent victimes des catégories entières de malades qui relevaient à la fois de soins et d’un accompagnement social : malades mentaux stabilisés, personnes victimes de traumatismes crâniens, autistes. Je n’hésite pas à dire que les retards pris dans notre pays dans ce dernier domaine lui sont directement imputables (au-delà de la prévalence excessive d’une approche doctrinale). Cette coupure, peut être inévitable au début mais devenue perverse et gravement nuisible, a été abrogée progressivement dans les textes à partir du milieu des années 1990, puis dans une des ordonnances Juppé. On peut craindre que cette coupure, abrogée dans les textes, subsiste dans les têtes malgré l’affirmation très forte du principe de la fongibilité asymétrique qui ne peut que « doper » le secteur médicosocial (...)"

20 ans seulement? Gauthier semble ici très optimiste. Ni la loi HPST ni la "déconcentralisation", comme la nomme si bien Frédéric Pierru, n'ont rien changé à la fragmentation institutionnelle, financière et culturelle dénoncée par les rapports (dont le rapport Larcher) qui ont conduit à la création des ARS.

Nous ne pouvons que partager ce constat de Gauthier, y compris la prévalence excessive de l'approche doctrinale!

lundi 22 mars 2021

COVID et Casse du siècle: l'évolution des lits hospitaliers depuis 1980


Ce message concerne l'évolution des lits hospitaliers depuis 1980. Le diamètre du tuyau hospitalier est plus que jamais un problème majeur. A la lecture de ces chiffres, il est tentant d'adhérer au titre de Pierru, Juven et Vincent: "La casse du siècle."

Il faudrait étudier en parallèle les réductions d'effectifs aboutissant à des ratios de soignants qui rendent impossible le fonctionnement les lits encore ouverts et ont aussi réduit la flexibilité d'adaptation face à l'épidémie. 
Il faut aussi considérer la fragilisation des compétences collectives d'équipe, un des points aveugles de la nouvelle gestion des RH. Cette gestion par les coûts du personnel qui confond métier et fonction détruit les compétences clés et engendre des difficultés croissantes pour travailler en équipes stables et formées. Cela entraîne notamment l'impossibilité de prendre en SSR des patients trachéotomisés mais non ventilés, ce qui était autrefois possible et qui retentit sur toute la fluidité en amont. Prétendre coordonner d'en haut des équipes asphyxiées qui ont perdu la possibilité de coopérer en bas relève de la pathologie d'un management trop exclusivement soumis aux logiques financières.

"Dans notre pays, la densité de lits d’hôpitaux est passée de 11,1 lits pour 1000 habitants au début des années 1980 à 6,0 en 2017, soit -46 %, presque une division par deux sur cette période de 37 ans. Jean Gadrey

Le désastreux plongeon des capacités hospitalières depuis les années 1980 : comparaisons internationales JEAN GADREY (figure 1)
https://blogs.alternatives-economiques.fr/gadrey/2020/04/01/le-desastreux-plongeon-des-capacites-hospitalieres-depuis-les-annees-1980-comparaisons-internationales





Pour ceux qui aiment les sources: le tableau de la banque mondiale utilisé par Jean Gadrey qui montre l'évolution des lits hospitaliers français/1000 personnes depuis 1980
https://donnees.banquemondiale.org/indicator/SH.MED.BEDS.ZS?end=2019&start=1961

Le fichier Excel avec la France surlignée en jaune ligne 80:
https://www.syfmer.org/wp-content/uploads/2021/03/API_SH.MED_.BEDS_.ZS_DS2_fr_excel_v2_2070119.xls

Analyse par secteur: court séjour, SSR, SLD et psychiatrie


Il convient d' analyser plus finement ce qui s'est passé par secteur: court séjour, SSR, SLD et psychiatrie

Entre 2003 et 2018, 72 000 lits ont été supprimés au nom d'un virage incantatoire qui a été plus hospitalier qu'ambulatoire: "l'hôpital est devenu le généraliste des pauvres" (Jean de Kervasdoué). La dés-hospitalisation à marche forcée s'est hélas accompagnée de déserts médicaux et de restes à charge croissants qui ont aggravé les conditions d'accessibilité, et dégradé la qualité des soins ambulatoires et à domicile.


Entre 2003 et 2018: réduction de 468 000 à 396 000 lits d’hospitalisation à temps complet

Les Français moins soignés par leurs généralistes: un virage ambulatoire incantatoire?

La courbe générale par secteur de 1980 à 2008




Synthèse personnelle: pourquoi il faut changer de modèle





samedi 30 mai 2020

Ségur de la santé : en finir avec le grand désenchantement des professionnels de santé?


"...le néo-libéralisme ne saurait en aucune façon être assimilé au moins d'Etat. Il est au contraire une rationalité politique originale qui confère à l'Etat la mission de généraliser les relations concurrentielles et la forme entrepreneuriale y compris et surtout au sein de la sphère publique." Frédéric Pierru.





La faute à Voltaire ou à Rousseau?


D'où vient le grand blues de l'hôpital, aujourd'hui sur le devant de la scène au risque de masquer les questions clés qui se posent à notre système de santé quel que soit le secteur et le mode d’exercice ? 

Les questions fondamentales relatives à la gouvernance de l'hôpital et du système de santé n'ont pas changé, les mêmes schémas de pensée reproduiront très vire les mêmes effets si l'on y prend garde.

Faut-il se limiter à éteindre le feu dormant de la "gilet-jaunification" de l'hôpital par un énième replâtrage centré sur le capacitaire en lits aigus et la rémunération, certes indispensables ? 

Faut-il centrer la réflexion sur l'hôpital aigu quand l'effondrement stupéfiant des soins ambulatoires, à domicile et dans le secteur médico-social n'est pas encore évalué dans ses impacts économiques, sanitaires et sociaux ? 

Ne faudrait-il pas plus profondément chercher à lutter contre le grand désenchantement de la santé, bien au-delà de l’hôpital ? 

1. Est-ce la faute à la T2A ou au paiement à l'acte ? N’est-ce pas le plus commode des boucs émissaires pour ce qui n’est qu’un mode d’allocation de ressources certes en silo, très mal ficelé et sous enveloppe fermée ? 

2. Est-ce la faute au rationnement inavoué et inégalitaire par une technocratie au service de l'ajustement, qui prétend fonder en raison l'ONDAM, le mythe du trou de la sécu et justifier l'effroyable fragmentation conceptuelle, institutionnelle et financière de notre système de santé ? 

3. Est-ce la faute à la gouvernance publique et la mise en oeuvre du Nouveau Management Public, qui déploie un système de performance inconsistant, depuis la LOLF, ses missions, programmes et actions jusqu’aux indicateurs myopes servant de tableau de bord aux activités cliniques ? N'induisent-ils pas désespoir et perte de sens ? Est-ce la faute aux pseudo-marchés administrés selon André Grimaldi et Frédéric Pierru ? 

4. Est-ce enfin la faute de la rigidité de la bureaucratie wébérienne, au service de ses agents et paralysée par des statuts qui empêchent de gérer enfin l'hôpital comme une entreprise (Guy Vallancien, Gérard Vincent...). Bref sommes-nous allés assez loin dans le NMP ou faut-il continuer? 

Du meilleur diagnostic des failles d'un système sans doute polypathologique et aux multiples défaillances fonctionnelles viendra sans doute le moins mauvais traitement, qui pour le moment n'apparaît pas encore à l'horizon. 

Les quatre axes du Ségur de la santé 


En appelant de ses vœux la tenue d’un « Ségur de la santé », le chef de l’Etat a détaillé les quatre « piliers » sur lesquels devra reposer le futur plan : 

· Revalorisation des carrières et développements des compétences et des parcours professionnels à l’hôpital et dans les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) ; 

· Plan d’investissement et réforme des modèles de financement ; 

· Mise en place d’un système plus souple, plus simple, plus en proximité, en revalorisant le collectif, le sens de l’équipe et l’initiative des professionnels ; 

· Mise en place d’une organisation du système de santé fondée sur le territoire et intégrant hôpital, médecine de ville et médico-social. 

Comment faire pour que cela ne soit pas qu'un coup de com?


Pour refonder la santé et sortir du grand désenchantement qui nous accable; il faut d'abord remettre en cause le modèle  de performance publique d'où procède le gouvernement à distance par des indicateurs dénués de sens. Il faut dans le même temps réformer les concepts fondamentaux qui définissent les finalités principales du système de santé en s'appuyant sur les avancées internationales. Il ne peut y a voir de pilotage acceptable et démocratique sans système d'information alignant les besoins de santé, les moyens mis en oeuvre et la reddition de comptes sans laquelle notre système restera médiéval, organisé et financé à l'étiquette, au pouvoir d'influence et au lobbying.

Il nous faut pour cela une réforme des nomenclatures fonctionnelles et institutionnelles sans lesquelles aucun modèle de financement cohérent ne pourra voir le jour.

On peut s'inspirer de l'OMS, organisation qu'il ne faut certes pas idolâtrer, mais dont le rejet par Donald Trump la rend soudain plus sympathique. Les stratégies ou finalités fondamentales d'un système de santé qui nécessitent chacune une budgétisation, une planification de l'offre, l'allocation des ressources et un système d'information et de reddition de comptes sont les suivantes:
  1.          Promotion de la santé
  2.           Prévention : indispensable, mais attention au mythe du transfert de fonds des soins vers la prévention, ou inversion du triangle d'allocation des ressources.
  3.           Soins curatifs : diagnostiquer et traiter les maladies 
  4.           Réadaptation : optimiser activités et participation selon projet de vie des personnes
  5.           Soins palliatifs
  6.           Soutien social en termes d’assistance à la vie autonome et de soutien à l’inclusion sociale.

Webographie sur le Ségur de la Santé : 















samedi 23 mai 2020

"Le jour d'après": pour un système de santé plus inclusif grace à la protection sociale universelle et à l'autonomie des soignants


"Il y a plusieurs modèles de rémunération des médecins; certains sont bons et d'autres mauvais. Les trois pires sont le paiement à l'acte, la capitation et le salaire."
James C. Robinson 

L’hôpital, le jour d’après. André Grimaldi & Frédéric Pierru

André Grimaldi : "Il est temps de s'apercevoir que la santé doit échapper à la loi du marché !"

Frédéric Pierru : "Dans l'après-Covid, on jugera la gestion de l'hôpital comme une vraie folie"



Je partage à 99% les analyses de Frédéric Pierru et celles d'André Grimaldi. Je ne manque pas de les diffuser tant elles me semblent éclairantes. Toutefois, je me dois de discuter certaines affirmations relatives au secteur libéral, à la fois par conviction profonde et par responsabilité pour les collègues que je représente. Bien résolu donc à diffuser Pierru, il faut bien que je commente cette affirmation de son interview par Julien Collinet:
"La médecine libérale a profité d’un incroyable laxisme de la part des pouvoirs publics. Je pense notamment à la liberté de fixer le montant des honoraires ou d’avoir la certitude d’être pris en charge par la Sécurité sociale quel que soit son lieu d’installation." ITW de Pierru.

La liberté tarifaire est un des sept principes de la charte de la médecine de 1927 qui a perdu toute effectivité en 2020. 
Rappelons que cette charte professionnelle, loin de faire l'apologie du libéralisme économique, s'est construite à la fois contre l'emprise du marché et l'emprise des assurances sociales. Il s'agissait de définir l'autonomie nécessaire d'une profession à pratiques prudentielles, qui applique des savoirs abstraits à des cas concrets. La question de l'autonomie des médecins, plus largement des cliniciens, est tout aussi fondamentale sinon encore davantage à l'hôpital. Mais leur représentation est faible, parcellaire, divisée, morcelée entre syndicats, sociétés savantes, ordres, conseils nationaux professionnels.
Machiavel régulateur sait admirablement jouer de cette division dans sa stratégie d'ajustement.
Un des plus grands défauts de notre système de santé, c'est qu'on réduit les syndicats professionnels français au rôle de gestionnaire de conflit à chaque projet de loi préparé sans eux, bien loin d'une participation permanente aux processus de construction de l'action publique. 

L'enlisement du secteur 1 est organisé par les politiques de droite comme de gauche depuis des décennies. Les inégalités d'accès aux soins ont été crées par les pompiers pyromanes. Ils les dénoncent au nom de la solidarité alors qu’ils ont soigneusement organisé le rationnement inégal des soins par la compression budgétaire au mépris du bien commun, les déserts médicaux et paramédicaux, la désintégration des liens entre soins et action sociale, à rebours des objectifs affichés lors de la création des ARS. 

Depuis l'importation des méthodes de gestion des entreprises privées dans le secteur de la santé, et pas les meilleures si l'on en croit François Dupuy ("Lost in management - La faillite de la pensée managériale"), les professionnels salariés sont soumis à des incitations économiques aussi perverses que celles qu'on attribue au secteur libéral. C'est particulièrement frappant depuis que la T2A, utilisée dans la logique économique de l'agence, les a transformé en "agent double", celui du directeur soumis à des impératifs de résultats et celui du patient qui lui a fait confiance. Cette logique est celle du "pseudo-marché administré" qui désespère soignants et directeurs par l'effroyable synergie négative conjuguant défaillances du marché et défaillances de la bureaucratie.

Ainsi que le disent très justement Frédéric Pierru et André Grimaldi à propos de la T2A , les différents mode de rémunération des soins ou des médecins, le paiement à l'acte, la dotation historique, le paiement à l'épisode, la capitation ne peuvent être considérés dans leurs avantages et inconvénients qu'au regard de la fermeture des budgets, mais tout autant au regard de leur usage dans les mécanismes de régulation des dépenses de santé.

La prétendue gestion de la performance publique en santé repose sur la compression budgétaire et comptable déguisée en gestion par objectifs abstraits et par des résultats à courte vue, insignifiants pour les acteurs. Il faut changer le mode de pilotage de la performance. Le juste soin doit venir d'abord et les modes de financement au juste coût viennent ensuite, sans qu'il existe de modèle unique, sans idolâtrie pour le paiement à l'épisode ou à la capitation simplement parce qu'on ne les a pas encore essayés en France!

En secteur libéral, le paiement à l'acte est sans doute préférable en période de pénurie de médecins et la capitation en période de pléthore. le P4P n'a jamais fait ses preuves.

C'est donc avant tout le modèle de performance publique, avant celui de la rémunération des soins et des praticiens qui doit être remis en question, comme politique de compression budgétaire et de rationnement alors qu'il devrait faire la promotion de la santé comme bien commun. L'économie de la santé est au volant de notre système de santé et c'est une économie du rationnement (Kervasdoué) qui sert à le rationaliser. Selon les prescriptions de Keynes, on devrait remettre l'économie de la santé sur la banquette arrière.

Cela suppose une économie du bien commun,  le décloisonnement ville-hôpital, pour une coopération entre professionnels non empêchée par les incitatifs destructeurs des valeurs du soin, pour des programmes de soins mieux coordonnés, pour des parcours de santé mieux intégrés dans une société plus inclusive. 

Courte bibliographie sur la charte médicale de 1927 et la défense de la médecine libérale


Les syndicats de médecins contre l’organisation de la protection sociale, tout contre. Marc Brémond

La défense de la médecine libérale Patrick HASSENTEUFEL

Le corps médical français face au développement des assurances sociales dans l'entre-deux-guerres Étude des archives syndicales de la CSMF de 1919 à 1930

samedi 18 avril 2020

L'efficacité du parachute fondée sur les preuves, entre médecine et politique, entre rationalisation et rationnement

Et si c'était le moment d'en finir avec le Nouveau Management Public?

« La politique, c'est l'art d'empêcher les gens de se mêler de ce qui les regarde. » Paul Valéry

“As with many interventions intended to prevent ill health, the effectiveness of parachutes has not been subjected to rigorous evaluation by using randomized controlled trials.” 

Adapté d'un dessin des réseaux sociaux dont je serais ravi de citer l'auteur

L'essai contrôlé et randomisé (RCT en anglais) est un outil incontournable de l'établissement d'une médecine fondée sur la raison.

L'EBM est fondée sur 4 piliers qui rendent difficile son utilisation dans une "mise en gestion" industrielle et rationalisée des soins: la science, l'expérience, les préférences du patient et nous le voyons plus que jamais pendant cette épidémie, les ressources techniques, humaines et organisationnelles disponibles. Dans un système financé par la protection sociale, l'organisation dépend des modèles de financement et réciproquement.

Les RCT sont aussi utilisées en sciences humaines notamment en sciences sociales/de gestion pour tester l'efficacité des interventions.

S'agissant des politiques publique on parle d'evidence based policy, c'est le paradigme majeur qui sert de base aux "fonctions de production" de l'action publique, comme dans la chaîne de la LOLF: mission, programmes, actions, objectifs indicateurs. Dans un système de gestion publique par les résultats comme l'a promu le Nouveau Management Public, la définition des catégories qui segmentent les programmes et actions est mutuellement dépendante de la capacité de définir des indicateurs de performance mesurables.

Dans le cas des masques les problèmes d'EBM EBP se situent à plusieurs niveaux de l'organisation des politiques de santé, dont au moins:
- Efficacité individuelle ou collective selon le type de masque et l'association à d'autres mesures individuelles ou collectives
- Stratégie de priorisation de la distribution des masques (équilibre hôpital, ambulatoire, domicile, hébergement). Nous avons assisté à un "virage hospitalier" de première ampleur, déjà observé avant la crise, à rebours des incantations officielles et au détriment des populations vulnérables en termes de maladies chroniques, d'incapacités fonctionnelles et/ou de handicap social. (Lien 1, lien 2)
- Stratégie de constitution des stocks en prévision d'une épidémie
- Stratégie de communication de crise: entre démocratisation de l'accès aux données et démocrature sanitaire

Les RCT sur l'utilisation du parachute ont été utilisées pour poser de façon humoristique quelques problèmes scientifiques, politiques ou éthiques sur l'EBM/EBM qui pourraient se limiter à la question: jusqu'à quel niveau d'EBM /EBP faut-il parvenir avant une décision politique qui se veut fondée en raison?

En période de crise comme une guerre ou une catastrophe sanitaire majeure, écrits de tranchées, écrits d'état major et écrits des intellectuels critiques sont en tension. On en appelle à l'unité nationale. Il faut pourtant savoir le tolérer pour interroger nos évidences surtout quand le crash du système était annoncé. La crise actuelle révèle ce que nous avions annoncé: l’asphyxie des hôpitaux ne s'est pas accompagnée d'un virage ambulatoire mais au contraire de l'affaiblissement conjoint des soins ambulatoires et à domicile (ou lieux de vie institutionnels). Les leçons de la crise devront être tirées sans concession.

Les quelques sources bibliographiques suivantes tentent de faire pardonner le méchant dessin de début du message, certes inacceptable quand l'union sacrée est appelée pour masquer les erreurs passées.

Parachute use to prevent death and major trauma related to gravitational challenge: systematic review of randomised controlled trials Gordon C S Smith, Jill P Pell




L'EBM est fort bonne de soi. Le problème vient de instrumentalisation de l'EBM par des rationalités limitées qui reflètent des coalitions d'intérêts bien compris. Ni bêtise, ni complot: il s'agit du jeu d'affinités électives entre mise en gestion et mise en marché.



La casse du siècle en texte intégral +++ incontournable
Pierre-André Juven, Frédéric Pierru et Fanny Vincent



samedi 21 mars 2020

Mise à jour du florilège d'ubulogie clinique: Ubu au pays du COVID-19


Sécurité, égalité, continuité et priorisation de l’accès aux soins: vers une doctrine partagée en contexte de rationnement, entre le savant et le politique ?


"La parole dépourvue de sens annonce toujours un bouleversement prochain. Nous l'avons appris. Elle en était le miroir anticipé." René Char

"Qui ne gueule pas la vérité dans un langage brutal quand il sait la vérité se fait le complice des menteurs et des faussaires." Charles Péguy

Comment avoir accès au document remis mardi à la Direction générale de la santé (DGS) sur la « Priorisation de l’accès aux soins critiques dans un contexte de pandémie »? 

L'éthique de responsabilité va inévitablement suivre une logique utilitariste, préservant l'intérêt du plus grand nombre, tandis que l'éthique de conviction va pousser les soignants à tenter de n'abandonner personne, quel que soit leur secteur d'exercice.

Les recommandations, indispensables mais rapidement évolutives, sont à la recherche d'une cohérence impossible entre le savant et politique, entre rationalisation du rationnement des années antérieures qui a conduit aux pénuries d'aujourd'hui, logique d'intérêt général, logique des cliniciens, et préservation de la machine économique.

Nous remettons à jour notre florilège d'ubulogie clinique à l'heure de l'épidémie COVID-19 avec quelques articles critiques en bas de ce message.

Introduction à l'ubulogie clinique


Nous empruntons le terme d’ubulogie à l’historien Pascal Ory qui l’a proposé dans le journal Le Monde du 4 octobre 1979 (« Pour une ubulogie »). Il s’agissait, en référence à l’œuvre d’Alfred Jarry, d’explorer la dimension absurde de régimes dictatoriaux de Centrafrique. Appliquée à la régulation des systèmes de santé, l’ubulogie clinique serait aux politiques publiques de santé ce que la ‘pataphysique est à la philosophie. 
La pièce d’Alfred Jarry, Ubu Roi, renvoie au caractère apparemment irrationnel des stratégies absurdes qui conduisent les acteurs au cynisme et au désarroi. Ces décisions, les réformes néomanagériales et la novlangue incantatoire qui les soutiennent vont à rebours des objectifs affichés, aux yeux des usagers, des soignants et des managers de santé, y compris en termes de performance des organisations.
Valerie Iles pose ainsi la question clé de cette généalogie de l'absurde à propos du NHS: comment peut-on contraindre des soignants consciencieux et soucieux d'autrui à pratiquer de mauvais soins, les poussant de plus en plus souvent au désespoir et parfois au suicide?

L'ubulogie clinique peut donc être définie comme la généalogie des stratégies absurdes en santé, et la 'pataclinique peut être définie comme l'étude systématique des effets des solutions imaginaires en santé. 

Néanmoins, il convient d’être prudent. Derrière les injonctions paradoxales, les décisions et stratégies en apparence absurdes, la généalogie peut déceler les affinités électives entre configurations culturelles du nouveau management public, notamment économiques et politiques, aboutissant de façon inéluctable à enfermer les parties prenantes dans la cage d’acier de Max WeberAutre lien et encore ici.

Le 21 mars 2020 en pleine crise du COVID-19: les Editions Raisons d'Agir et les auteurs ont décidé de rendre accessible gratuitement l'ouvrage co-rédigé ​par Frédéric Pierru, ​Pierre-André Juven et Fanny Vincent, 
La casse du siècle. A propos des réformes de l'hôpital public, 2019. 

Politiques publiques de santé, action publique


Frédéric Pierru et Christine Rolland Revue française de science politique 2016/3 (Vol. 66).



3. Où va le management public? Par Maya Bacache-Beauvallet, 20/01/2016


4. Napoléon au pays du New Public Management L'exemple de la « déconcentralisation » de la politique de santé - Frédéric Pierru Savoir agir 2010



Le tournant néolibéral de la politique hospitalière Frédéric Pierru - Le Seuil - Actes de la recherche en sciences sociales 2012/4 - n° 194 Texte en pdf


Sociologie des professions







En anglais mais incontournable:

Archives ouvertes: New public management and professionals in the public sectorPhilippe Bezes, Didier Demazière, Thomas Le Bianic, Catherine Paradeise, Romuald Normand, Daniel Benamouzig, Frédéric Pierru, Julia Evetts

A rapprocher de:

Why Reforming the NHS Doesn’t Work The importance of understanding how good people offer bad care Valerie Iles


Economie de la santé











4. De quoi la T2A est-elle le nom? Jean-Claude Moisdon (pas en texte intégral)


Sciences de gestion



1. Managing the myths of Healthcare Henry Mintzberg


2. Vers un appauvrissement managérialiste des organisations de services humains complexes ? Alain Dupuis, Luc Farinas. Nouvelles pratiques sociales Volume 22, numéro 2, printemps 2010, p 51-65 Pratiques sociales et pratiques managériales : des convergences possibles ?


Anthropologie







Quelques articles de plus:











GÉRER LES SOINS DE SANTÉ ET LE TRAITEMENT DE LA MALADIE Sholom Glouberman et Henry Mintzberg HEC Montréal - Gestion 2002/3 - Vol. 27 pages 12 à 22 - Article en (N'est plus hélas en accès libre) Cet article est une synthèse de plusieurs articles en anglais de Glouberman et Minztberg consacrés au systèmes de santé




La crise du COVID-19, entre le savant et politique


Un certain nombre d'articles du Monde (ou autre) sont publiés intégralement sur l'excellent blog de Jean Scheffer; en voici un florilège
Coronavirus : les graves insuffisances françaises (texte intégral également en pièce jointe) 
Les autorités tentent de masquer les carences logistiques par des arguments scientifiques à géométrie variable, notamment sur l’usage des masques et l’utilisation des tests de dépistage.

Le rationnement au compte-gouttes de cet équipement de protection suscite l’incompréhension dans les hôpitaux et les cabinets médicaux libéraux.









Du coronavirus en Amérique (pas en texte intégral mais possibilité en inscription gratuite)

Sélection d’articles en ligne, par auteur :













Plus sur le florilège d’ubulogie clinique