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dimanche 3 décembre 2017

Corporate anorexia et santé: comment faire faire un sale boulot par des gens biens

« While economics is about how people make choice, sociology is about how they don't have any choice to make. ​ » ​ Bertrand Russell

Le système de santé est entré dans un  processus d'autodestruction bureaucratique


Ce message n'est pas une critique du management mais seulement du mauvais management de la santé, celui qui est décrit par Henry Mintzberg comme un ensemble de mythes dévastateurs érigés en un système de pilotage ubuesque. Nous renvoyons sous ce lien à quelques auteurs qui expliquent cette évolution tragique. Les équipes de soins, lorsqu'elles ne sont pas encore trop atomisées et parviennent encore à rester stables, formées et motivées, possèdent une conscience collective centrée sur le souci de l'autre et sur le résultat clinique qui compte pour le malade. Nul doute qu'elles font au quotidien l'impossible pour que les choses se passent bien en situation de pénurie croissante d'effectifs, de moyens et de coordination. Responsables médicaux et cadres soignants sont au rouet des injonctions paradoxales, un pied dans le soin, l'autre dans une gestion par la carotte et le bâton qui ne sait plus, ne doit plus, écouter les unités opérationnelles du système. Néanmoins il faut poser la question des risques liés aux sous effectifs soignants et au management par l'intimidation qui l'accompagne inévitablement, telle qu'elle se pose dans les pays étrangers. Ceux-ci acceptent plus volontiers de publier des réponses qui dérangent mais qui pourraient aboutir à opposer des garde-fous réglementaires au "tout incitatif".

Le système de santé est frappé par un processus d'auto-destruction bureaucratique qui conduit inévitablement à "faire faire une sale boulot à des gens biens" (Valérie Ile, Christophe Dejours, Paule Bourret). L'idéologie du tout incitatif régulé à distance par l'état et l'assurance maladie sans connexion réelle avec les besoins des territoires ni pilotage cohérent conduit  aujourd'hui à une effroyable souffrance au travail dont l'évolution est exponentielle jusqu'à la mort d'un service, d'une structure ou d'un établissement. Ces morts ne correspondent pas aux besoins de soins, elles aboutissent à des déserts médicaux qui concernent aujourd'hui bien des activité hospitalières et pas seulement les soins de ville. On cherche vainement une logique d'aménagement du territoire dans cette triste hécatombe. Les comportements prédateurs de survie et les effets d'aubaine sont eux beaucoup plus visibles. Les établissements de soins  ne meurent pas tous, mais tous sont frappés, certes de façon très inégale et très injuste. L'AP-HP n'y échappe pas:

L'AP-HP va supprimer 180 postes non-médicaux en 2018 01.12.2017 Quotidien du Médecin

​Désert médical et capitale : quand les infirmiers remplaceront les médecins de l’AP-HP

Hôpitaux parisiens : une gestion catastrophique (1) 

Cette analyse émane d'un think tank libéral. Si les libéraux buttent encore toujours sur la définition de l'état minimal alors que le néo-libéraux veulent toujours plus d'un état régulateur fort,  leurs analyses sur les défaillances des systèmes hiérarchiques et trop pyramidaux sont à connaître.


L'anorexie organisationnelle, le management par la peur et la perte de sens au travail


Certains analystes du mauvais management, dont on sait qu'il peut tuer l'entreprise privée comme l'organisation à but non lucratif, nous suggèrent un diagnostic. C'est la corporate anorexia, par laquelle l'organisation se détruit elle-même, volontairement ou non, par une mauvaise stratégie managériale imposée d'en haut.

La santé est sous un budget global qui se défend d'en être un, avec l'Ondam dont l'augmentation ne couvre pas l'évolution naturelle des dépenses et conduit à l'asphyxie.

L'économie des incitations, qui mobilise la compétition par indicateurs à court-terme, détourne les acteurs de leurs motivations intrinsèques vers des motivations extrinsèques. Si les incitations extrinsèques fondées sur les théories de l'agence et le contrôle de l'asymétrie d'information n'ont pas de sens pour leur pratiques professionnelles, elles les conduisent à la souffrance et au désespoir.

Les indicateurs hospitaliers ciblent des résultats de sortie de système insignifiants: paiement prospectif par cas au séjour (T2A) ou au parcours (épisode aigu + SSR + ambulatoire) épisodes plus ou moins longs qui ne disent rien de l'outcome ni des processus réel qui constituent la véritable fonction de production des unités de soins, visant le résultat qui fait sens pour le médecin et le patient. Cette situation de l'hôpital a été résumée sous les termes de "machine à guérir", "d'usine à soins" ou d'usine à soins techniques produits à flux tendus". Nous avons déjà expliqué comment l'absence de captation des déterminants fonctionnels et socio-environnementaux des hospitalisations par un système d'information hospitalier conçu comme purement curatif, dans un système sous haute pression, ne pouvait que conduire à la dégradation des sorties et des admissions qu'il s'agisse d'orientations d'aval ou de retours au domicile.

Tous les nouveaux machins mobiles pluri-professionnels, PRADO et plate-formes de coordination ne peuvent pas aller contre des incitations fondamentalement perverses aux yeux des professionnels confrontés à des besoins de plus en plus complexes et qui ont perdu progressivement les moyens d'assembler les compétences et de faire les liaisons médico-sociales et sociales indispensables. Ce n'est pas seulement un cautère sur une jambe de bois affaiblissant en outre les compartiments activités pour les plus maigres qui ne touchent jamais les enveloppes fléchées. Mais où vont réellement les enveloppes fléchées? C'est bien ce qu'il faut s'abstenir de demander pour ne pas trop déplaire. Attendons le prochain rapport clairvoyant de la Cour des Comptes.

Sans garde-fous imposés par la loi, la pression des tutelles sur un management devenu à la fois hiérarchique et divisionnel depuis la mise ne place des pôles et la loi HPST ne peut conduire qu'à utiliser la seule véritable variable d'ajustement qui reste accessible aux managers, la qualité des soins, surtout par la réduction des effectifs. L'état et les ARS instaurent une concurrence encadrée entre divisions conçues comme centres de résultats.  Mais au sein des divisions, le management devient de plus en plus mécaniste, fondé sur des procédures rigides, des ligne hiérarchiques cloisonnées, en mille-feuille et des centres de coûts. Cela se fait au détriment des collectifs de soins, des logiques professionnelles et des compétences fondamentales de l'organisation à la source même de la production de biens et de services de santé.

Tout cela a été hélas dit et redit par d'excellents analystes sans aucune suite concrète. Pourtant l'utilisation des indicateurs myopes, tant pour la construction des classifications tarifaires que pour le P4P (pay for performance), ne résiste pas une minute à l'analyse. Rappelons que les indicateurs de qualité mobilisés en sont jamais des indicateurs de structure (compétences en qualité et quantité, installations, équipements et organisation), il faudrait alors des ratios opposables. Ce ne sont jamais ou exceptionnellement des indicateurs de processus clés et encore moins de indicateurs de résultats du type outcome, ce qui "compte" vraiment.

La question qui se pose, entre économie et sociologie, c'est comment peut fonctionner le pacte faustien des professionnels et du management au service d'une gestion par l'intimidation, comment se construit l'aveuglement collectif, la résignation coupable et la complicité soumise qui conduisent à un tel gâchis pour les usagers et les professionnels?

Il repose avant tout sur la peur, les stratégies politiques d'ajustement, la normalisation de la déviance et les mécanismes de négation du réel bien décrits par Valérie Iles, Christophe Dejours, Vincent de Gaulejac et tant d'autres.

La peur, la normalisation de la déviance, les méthodes de publicité orientées vers l'intérieur de l'organisation et l'opacification bureaucratique permettent de faire faire une sale boulot à des gens biens, et favorisent l'empilement de strates de pouvoirs intermédiaires qui ont intérêt à accroître leur zone de contrôle et d'expertise en justifiant sans cesse la nécessité d'accroître les institutions dont ils sont les experts (Hayek). Mal français, société bloquée, société de défiance et crise de l'intelligence pour certains, logique du capital économique culturel et politique pour d'autres qui passe de plus en plus par le contrôle de l'accès aux données. Sans accès aux données le soignant est définitivement réduit à n'être qu'un petit technicien de parcours construits en top-down. Échec économique et social assuré.

Ce darwinisme économique et social vulgaire légitimé par les données et qui préside à l'évolution du système de santé doit cesser. J'insiste sur l'enjeu essentiel des données de santé, auxquelles les professionnels de santé ont, malgré les incantations à l'open data, de moins en moins le droit d'accès réel et la possibilité d'interprétation. Un message y sera consacré ultérieurement, en particulier aux mauvaises raisons qui ont rigidifié le système en prétendant le libéraliser.

Il n'y a pas besoin de mobiliser une théorie du complot quand on sait que la bêtise stratégique ou politique ne nécessite ni beaucoup d'intelligence ni beaucoup d'organisation (Michel Rocard),  mais on peut évoquer un mécanisme décrit sous le nom de corporate anorexia ou anorexie entrepreneuriale / organisationnelle. Elle peut être portée par des managers de transition si elle est volontaire et intégrée à une stratégie d'ajustement.

Il faut juste avec Jean de Kervasdoué admettre que le seul patron de l'hôpital n'est pas le directeur mais le Président de la République. HPST était et reste une réforme jupitérienne, la compétition régulée n'étant que secondaire et liée à l'impossibilité d'une gestion mécaniste de haut en bas de l'organisation de la fonction de production et de ses sous-fonctions. Les pseudo-marchés par indicateurs appliqués aux services publics, sans but lucratif ou à but lucratif permettent en outre de séduire les libéraux, malgré la paralysie de l'innovation qu'ils induisent mais cela doit être bien distingué des politiques de commercialisation de l'offre et de l'assurance-maladie. Ne nous y trompons pas, l'hôpital entreprise est ici l'état entreprise, les modèles comptables et économiques sont définis et imposés d'en haut.

La perte de sens pour les acteurs se comprend aisément dès lors que l'on considère les modèles de performance du nouveau management public. Dès lors qu'il n'y a pas d'alignement entre outputs, outcome et impacts économiques et sociaux, management public et économie de marché régulée  continuent inexorablement à vaporiser la logique des professionnels. Je le reproduis à nouveau ici.

L'output est un résultat de sortie de système qui ne reflète pas toujours, mais parfois il peut l'approcher,  les processus fondamentaux de l'organisation (ex acte, T2A, paiement au parcours, P4P sur microprocessus comme la consommation de solutés hydro-alcooliques).

L'outcome intermédiaire est l'outcome individuel dans l'intérêt du patient , c'est ce qui fait sens pour le professionnel et le patient qui lui a fait confiance.

L'outcome final ou impact lui est considéré sous l'angle de l'intérêt collectif avec deux écueils celui de l'utilitarisme qui sacrifie l'intérêt individuel à l'intérêt général et celui des inférences causales de nature politique et idéologique comme dans le cas du ROSP (rémunération aux objectifs de santé publique).

J'ai retrouvé une lettre des présidents de CCM de l'AP-HP à Mme Bachelot. Tout s'est aggravé. Pourquoi? Comment cela a-t-il été possible?


La banalisation du sale boulot


La rationalisation est au départ justifiée par l'idéologie défensive du réalisme économique. La crise est une donnée intangible qui nécessite une innovation de rupture guidée d'en haut. Ensuite vient l'appel à la stratégie de défense face à la crise, une sorte de cynisme viril par lequel la violence managériale devient vertu. La souffrance est reconnue mais tout est fait pour la personnaliser: celui qui tombe est fragile, les facteurs personnels et environnementaux qui lui sont propres seront mis en exergue et la "part maudite du management" (De Gaulejac) ne sera pas réellement mise en cause.

Dès lors le mécanisme de banalisation du "sale boulot" est assez bien décrit par Dejours:

  • Stratégie de distorsion communicationnelle: novlangue managérialiste, suppression des espaces d'échange transversaux entre médecins et/ou paramédicaux, maîtrise des réseaux sociaux internes.
  • Mensonge proprement dit: les réorganisations vont systématiquement permettre de réduire les effectifs pour le bien futur de l'organisation qui survivra grâce aux sacrifices.
  • Redirection de la publicité vers la propagande interne: grand-messes powerpoint que les cadres soignants et les médecins écoutent sans véritable débat. Les questions importantes à l'ordre du jour ne peuvent plus être débattues faute de temps.
  • Effacement des traces: le système d'information ne capte pas par nature ce qui ne rentre pas dans sa conception fragmentée entre soins et social, les hérétiques sont intimidés, découragés ou écartés. Les groupes de travail se succèdent sans jamais reprendre les réflexions précédentes ni les membres qui ont participé aux projets antérieurs (stratégie d'effacement des disques durs)
  • Utilisation des médias et de la communication interne: la communication verticale utilise toutes les NTIC et n'incite surtout pas à la connaissance des données qui permettraient une analyse et une interprétation par ceux que les données regardent. 
  • Rationalisation: crise, courage "viril", innovation de rupture par les techniques managérialistes, mécanismes de rejet des lâches, des faibles et des déviants qui résistent à la banalisation du mal (Dejours mobilise ici les analyses d'Hannah Arendt et de Primo levi).

Le gouvernement à distance par des tutelles fragmentées et des indicateurs aussi myopes qu'insignifiants constituant le "tout incitatif", à l'unité d'oeuvre comptable ou à la fausse qualité, ne peut durer sous cette forme. Il n'y a pas d'evidence based policy, il conduit au malheur des organisations soignantes, aux pertes de chances, à des décès, des limitations fonctionnelles et des situations de handicaps qu'on aurait pu éviter. Il faut changer de logiciel avant tout en restaurant la confiance et la participation des parties prenantes, à tous les niveaux de gouvernance.

Quelques sources relatives aux effectifs paramédicaux


"...une étude dans les hôpitaux américains a montré une réduction de 30% de la mortalité lorsque le ratio est passé de 8 à 6 patients pour un infirmier. ... Selon l'étude RN4 Cast (Sermeus, 2015) réalisée dans 488 hôpitaux de 12 pays de l'union européenne et 617 aux USA, le ratio infirmier a été identifié comme un facteur explicatif de la mortalité hospitalière à 30 jours. Il existe une augmentation de 7% du risque de mortalité dans les 30 jours suivant l'admission du patient lorsque la charge de l'infirmière augmente d'un patient."



Caractéristiques et résultats de l’étude RN4CAST relative aux infirmiers en Europe Characteristics and results of the European registered nurse Forecasting (RN4CAST) study

Nurse–Patient Ratios as a Patient Safety Strategy: A Systematic Review (Merci à Anne Gervais)


Higher nurse to patient ratio is linked to reduced risk of inpatient death


Autres sources - Personnes âgées, psychiatrie et réadaptation



La députée Barbara Pompili « ébranlée » par sa visite à l'hôpital psychiatrique d'Amiens


Qui va s’occuper de nos malades âgés ?


Signalons par ailleurs la dégradation progressive et silencieuse du dispositif de réadaptation français, à l'hôpital, en ville dans le secteur médico-social. Kinésithérapeutes et orthophonistes désertent les hôpitaux et certains territoires de santé. ces activités externes s’effondrent aussi très rapidement dans les hôpitaux. Si l'on considère que ces professionnels constituent le premier niveau  d'accès aux soins en réadaptation après le bricolage de réadaptation communautaire non spécialisée que promeut le bucolisme organisationnel des organisations internationales dans les pays à faible revenu, le second étant la médecine spécialisée en ville ou en établissements, que va-t-il se passer en matière d'épidémiologie  du handicap?

Comment prévoir les besoins de soins de réadaptation alors que la mesure du statut fonctionnel est quasiment absente des système d'information hospitalier français, même en SSR où elle est indigente?

L'organisation et le financement de la réadaptation doivent être de toute urgence repensés hors silos institutionnels, financiers et idéologiques, dans l'intrication étroite de l'aigu, des SSR, des soins de ville et en secteur médico-social.

Notons le superbe isolement de la France est un rare pays où la réadaptation n'est pas identifiée et promue comme une stratégie de santé en lien avec les politiques du handicap, contrairement aux préconisations des organisations internationales consacrée à la santé et au handicap (ONU, OMS, OCDE, Handicap International). Un prochain message y sera consacré.











Corporate anorexia

Le commitment organisationel face au downsizing: quelle stratégie des RH?

Cet article rappelle l'importance de la loyauté des salariés pour les organisations qui veulent bâtir une gestion des ressources humaines efficace. Il s'interroge notamment sur les effets de réduction d'effectifs sur les salariés (les survivants) en particulier sur leur niveau de loyauté. Il souligne que le recours systématique au downsizing serait contre productif, et loin de l'amincissement recherché conduirait à une "anorexie d'entreprise."

Anorexie d'entreprise au Canada

Faut-il brûler les outils de gestion ? Réflexion autour de l’entreprise libérée (1/2) Les
constats de départ : nos entreprises fonctionnent mal - 2/2

Esculape vous tienne en joie

lundi 27 avril 2015

Loi de santé: le paternalisme managérial de marché




« Avec les moyens actuels de publicité, une opinion ou une doctrine peut être lancée comme un produit pharmaceutique quelconque. » Gustave Le Bon 1924


Il arrive un moment où il faut s'interroger sur le sens des réformes des politiques publiques de santé.
Ce moment survient quand on s'aperçoit que des réformes faites au nom de la qualité des soins, de l’efficience et de l'égalité d'accès aux soins entraînent leur dégradation de jour en jour en ville, à l'hôpital et dans le secteur médico-social. Qui n'en a pas le témoignage quotidien avec des proches qui sont malades, de plus en plus mal orientés en ville ou en SSR après un séjour hospitalier aigu où tout est fait à la va-vite, sous pression d'un management dont la satisfaction signifie la survie pour une activité, et sans identification possible des besoins après la sortie? Ceux-ci nous appellent à l'aide, désemparés et perdus dans un système devenu incompréhensible même pour les plus habiles.

Il arrive un moment où la propagande qui soutient cette ré-ingénierie disruptive de la "santé" doit être décryptée à la lumière de l'économie, de la sociologie (politique, du travail et des professions), et des sciences de gestion. Nous pouvons essayer de nommer le mal, c'est le "paternalisme managérial de marché", appliqué à l'action publique en santé.

Ce paternalisme managérial de marché, il faudrait dire de "leurres marchands" créés pour mieux inciter homo economicus, cet idiot rationnel de l'économie classique devenu irrationnel - aux rationalités limitées - pour l'économie mainstream, c'est à la fois l'ennemi du libéralisme politique qui protège de l'arbitraire de l'Etat, du libéralisme économique classique qui promeut la liberté d'entreprendre, et du libéralisme médical, ce dernier concept concernant tout autant les médecins dits libéraux que l'indispensable "statut" protecteur de l'autonomie des médecins quand ils sont salariés quel que soit le secteur d'exercice.

Les réformes récentes visent avant tout à la réduction des dépenses de santé dans un contexte de faible croissance et de forte dette.

Les méthodes sont partout inspirées des mêmes modèles internationaux, dans un contexte où les Etat sont conduits à se faire prédateurs de leurs services publics sous la pression des programmes d'ajustement structurels.

L'effet quotidien de ces méthodes low cost, laissées par la gouvernance actuelle sans aucun contre pouvoir médical à un management devenu tout puissant mais sous les fourches caudines des ARS, est désastreux.

Le statut des médecins est un obstacle aux réformes, les réformateurs le savent, en ville ou à l'hôpital en public comme en privé ils n'auront de cesse de le fragiliser pour imposer des modèles industriels simplistes et inappropriés. Il existe des modèles industriels intelligents à condition de savoir concilier flux poussés et flux tirés, dans la considération du résultat attendu par celui qu'on s'évertue à appeler "client", le résultat clinique au terme de la chaîne de soins. Encore faut-il en avoir une vision claire et que celle-ci soit partagée par les parties prenantes. C'est pourquoi le dialogue médecin-patient reste le fondement de la définition du résultat attendu, du résultat qui compte vraiment et qu'on ne sait guère compter à ce jour.

Les trois piliers de l'idéologie qui soutient le management de la "grande santé" sont trois formes dévoyées et sans aucune evidence based policy de trois nobles disciplines:

  1. Santé publique: 
    - Centrage sur les soins primaires assimilés aux soins ambulatoires; nouvelle base de la promotion de la santé, de la prévention, des coopérations entre professionnels de santé et de l'orientation par subsidiarité vers les niveaux de soins supérieurs (gate-keeping contrôlé par les payeurs).
    - Inversion du triangle d'allocation des ressources du curatif vers le préventif, à somme négative pour les dépenses de santé mais on ne le dit, ni ne le justifie.

  2. Economie
    L'économie des incitations et les théories de la firme promeuvent partout comme seul modèle d'efficience la compétition régulée entre "firmes", ce qui implique de créer des pseudo-marchés à l’intérieur des système de protection sociale, que l'offre soit publique ou privée.

  3. Management:
    - Promotion de l'ingénie, de la planification stratégique et de la gestion des risques aboutissant à l'horizontalisation des professions de santé sous la direction des managers (couple infernal intégration/processus si bien dénoncé par François Dupuy dans "lost in management")
    - Asservissement de toute production à la fonction de production de l'action publique qui fait passer l'individu malade après l'impact des politiques publique sur les indicateurs de bien-être
    - Fragilisation des professions protégées partout dans le monde (médecine) et à "pratiques prudentielles" (Champy, Freidson, Abbott et nos amis sociologues français).
Le résultat est un ensemble de mesure de management public de la santé promues depuis des décennies, mais fortement accélérées par la loi HPST et l'actuelle loi de santé :

  • La démédicalisation même si personne ne peut être contre la prévention ni contre l'évolution des professions, en lien avec les nouvelles technologies et les modèles économiques qui en découlent
  • La dé-spécialisation au nom de "l'intégration des parcours de soins" par les médecins de premier recours et les futurs "coordinateurs de parcours" non médecins (preuves? décision démocratique?).
  • La dés-hospitalisation au nom du virage ambulatoire qui s'annonce sans garde-fous ni l'articulation indispensable avec le médico-social
  • La dé-protection sociale par rapport au risque maladie, la vraie maladie celle qu est bien tangible pour les usagers et dont ils veulent rester protégés.
Ceux qui ne sont pas encore convaincus et restent encore sensibles au patafar politico-médiatique de l'innovation destructrice doivent lire "l'Etat prédateur" de James K. Galbraith, les critiques internationales à l'égard des programmes d'ajustement structurels y compris émanant de l'OMS, les écrits de Claude Rochet sur les mécanismes d'autodestruction bureaucratique de l'Etat, les critiques de l'imposture économique, les critiques du management stratégique, les critiques du Nouveau Management Public et enfin les critiques de la sociologie interactionniste toujours enseignée à l'EHESP.

Qui et au nom de quelle science exacte définit le contenu du "catalogue d'approvisionnement en prestations"? Qui en définit les catégories, si variables d'un pays à l'autre, ce qu'on nomme "programmes" au Canada, par exemple pour la réadaptation des déficiences physiques? Bref en évitant autant que possible le patafar réformateur, qui dans ce grand marché définit le besoins des clients à couvrir? Les compétences clés structurantes des activités? Les modèles économiques? Les organisations le plus efficientes?

Le schéma de Busse

Ce schéma permet de montrer non seulement qu'on va bien vers une intégration de l'offre par les payeurs, mais que ceux-ci sont privatisés (assurances maladies) tandis que la pression bureaucratique de l'Etat sur l'offre, sous la forme d'indicateurs insignifiants et d'injonctions de plus en plus paradoxales, ne cesse d'y produire perte de sens, cynisme, désarroi et désenchantement.

Un plus grande égalité des soins et de l'accès aux soins ne sera pas au rendez-vous, puisqu'on ne résout pas les problèmes avec les modes de pensée qui les ont créés.

Source : Busse, R., (2006), Les systèmes de santé en Europe : données fondamentales et comparaison, La Vie économique Revue de politique économique, 12:10-3.

Images intégrées 1


Esculape vous tienne en joie,

samedi 21 mars 2015

Loi de santé, stratégies d'ajustement et réduction de la protection sociale


La fonction politique de la promotion de la santé


La thèse que je défends ici est que les politiques publiques de santé déploient sous la contrainte des organisations internationales une stratégie d'ajustement qui légitime l'alignement entre la promotion de la santé dans une vision trop extensive du concept, l'intégration managériale par les sciences de gestion et de l'organisation du travail et les nouveaux modèles économiques appliqués à la santé dont l'économie des incitatifs dans le cadre des théories de la firme. L'objectif pour les uns, le risque non calculé pour les autres, est la déconnexion de la médecine et de la protection sociale en vue ou au risque d'une réduction drastique d'une couverture maladie fondée sur la solidarité nationale.

Diaporama: Réorganiser le système de santé quand les ressources sont rares

Loi de santé, stratégies d'ajustement et réduction de la protection sociale
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GHT: la forme soviétique des Accountable Care Organizations ?


Les Groupements Hospitaliers de Territoire sont l'application française, déconnectée de son modèle dans les discours officiels, des Accountable Care Organizations américaines (ACO).

Le principe des ACO est de mieux faire partager le risque financier entre les payeurs et les offreurs en incitant les offreurs à se regrouper dans l'objectif affiché d'améliorer la qualité et l'efficience des soins pour une population et dans un territoire donnés. Dans ce contexte il est plus que probable que l'intégration directe de l'organisation et de l'offre par les payeurs sera croissante (sécu et/ou assurances complémentaires). Pour garantir la qualité des soins, les payeurs ne devraient pas être à la fois juge et partie, financeurs et organisateurs chargés de définir la qualité et d'évaluer les biens et services produits. 

Ces organisations supposent la mise en œuvre de nouveaux systèmes de paiement: P4P, bundling (par épisodes de soins) et capitation associés aux "shared savings". Ces économies partagées permettent de "discounter" des soins dans une compétition entre mieux-disant vis à vis des acheteurs de soins, assortie de garanties "qualité". Ces nouvelles formes de paiement sont étroitement liées à l'organisation des soins et à ses restructurations. 

Tout cela passe de fait par une intégration verticale des "parcours" (autrement dit, de la "fonction de production" en management et la "chaîne de valeur" en économie). Le résultat de la production est de moins en moins aujourd'hui un outcome individuel pour un patient malade selon notre modèle clinique que des impacts économiques et sociaux définis comme "déterminants de santé" par les politiques de santé et dès lors soumis à des arbitrages en termes de coûts d'opportunité. Cette intégration de la médecine à la fonction de production de l'action publique porte le doux nom de "promotion de la santé" en novlangue. Ce modèle importé d'Alma Ata et de la charte d'Ottawa a été généralisé à tous les pays développés par l'OMS et les organisations internationales afin de justifier l'ajustement et l'inversion du triangle d'allocation des ressources des soins curatifs vers les soins primaires. C'est gros, mais ça passe, si bien que l’on y ajoutera les nouveaux métiers et la 'Patamédecine pour déployer le triptyque low cost encensé par les modèles disruptifs de Christensen : démédicalisation des soins primaires « disruptés » par les nouveaux métiers - déspécialisation du second recours disruptés par les généralistes « augmentés » par la technologie - déshospitalisation disruptée par les spécialistes du fait de l'obsolescence du "magasin de solution". Exit les missions d'assistance publique par définition non captées dans ces modèles économiques. 

Les conflits d'intérêt sous très forte contrainte budgétaire supposent que le même ne soit pas juge et partie de la "qualité" et de "l'efficience" des soins produits par des réorganisations sommées avant tout de vendre des soins discount aux acheteurs. C'est ce que dénonce à juste titre Kervasdoué dans "l'aveuglement conservateur" des politiques de santé françaises. 


"l'Etat non seulement régule, mais organise, contrôle, et se faisant juge et partie, se paralyse..." Jean de Kervasdoué. Santé : un aveuglement conservateur. Marianne n°934.


Les médecins sont de plus en plus « intégrés » par le salariat, quelle que soit la forme de paiement des activités de soins, comme dans le modèle des centres de santé mutualistes, avec adjonction d’une carotte à la performance, et les managers sont intégrés par la gouvernance de ces nouvelles structures régulées. 

Le modèle de valeur officiel est donc centré sur la "promotion de la santé", il y a donc clairement dans les lois de santé successives un alignement entre 
  1. le modèle de santé publique de promotion des soins primaires comme portes d’entrées en exercice regroupé régulant l’accès de premier recours aux niveaux supérieurs, la prévention, la coordination d’appui aux soins et la santé comportementale, 
  2. l’intégration managériale de l’action publique avec une organisation territoriale à base populationnelle et hiérarchisée sur deux ou trois niveaux de la réponse aux besoins et enfin 
  3. les modèles économiques disruptifs / incitatifs de l’économie de la santé. 
Qui peut être contre l'amélioration des soins de proximité, l'engagement des citoyens dans la gestion de leur propre santé, une éducation adaptée aux bons comportements de santé, la prévention et enfin pour ce qu'il faut de virage ambulatoire pour réduire les hospitalisations évitables ? Tout le monde est favorable à l'évaluation de la qualité et pour la recherche du juste soin au moindre coût pour la collectivité. La question n'est donc pas là, mais de savoir quels processus opérants vont gouverner les marchés politiques en contexte de rationnement (rappel du concept: les élus cherchent à assurer leur réélection et maximiser leur fonction d'utilité avant de faire ce pourquoi ils ont été élu en promettant plus qu'ils ne peuvent tenir). Quelles sont les coalitions d'acteurs que l'action publique va mettre en avant au nom des principes- buzzwords qui servent l'ajustement, quand ce n'est pas la création de nouvelles couches de technocrates qui, selon Hayek, n'en finiront plus de promouvoir la croissance des systèmes et institutions dont ils sont les experts. La dés-hospitalisation sera délétère si elle se fait avant d’avoir compris pourquoi les parcours sont si chaotiques et pourquoi l’incoordination règne. 

Le diagnostic sévère de Crozier, pourtant un gentil « sociologue de service » comparé à l'école de Bourdieu, est vérifié plus que jamais dans le domaine de la santé: la société est bloquée essentiellement parce que l'intelligence de l'Etat traverse une crise très profonde. 

Au niveau économique il convient de distinguer deux discours plus ou moins hybridés dans la doxa des réformateurs français, celui de l'innovation disruptive (Christensen) qui cherche à détecter l'émergence de nouveaux modèles économiques viables pour répondre aux nouvelles exigences du marché réel , et l'économie des incitatifs qui confère à l'Etat régulateur la mission de mettre en œuvre une compétition généralisée entre "firmes", dont on attend l'efficience (managed competition). C'est compliqué parce que la régulation macro-économique et le Nouveau Management Public tentent de modeler à la fois les modèles économiques des soins de santé et le comportement micro-économique des acteurs. La réglementation impose la proposition de valeurs-santé pour les bénéficiaires (lois de santé publique successives), les formules de revenus (tarification) et enfin l'architecture des activités de soins (gouvernance, planification, autorisations, ingénierie des compétences clés, labellisation / certification soumises à la chaîne de commandement DGOS > ARS > établissements regroupés en GHT). 

Le terrain d'application privilégié de ces "théories de la firme" est l'ensemble des services publics où la multiplication des agences est interprétée par les uns comme une soviétisation (relations hiérarchiques et procédures industrialisées par l'organisation scientifique du travail à partir de l'EBM) , par les autres comme une marchandisation néo-libérale par essence sous contrôle, selon la "théorie de l'agence" (gestion de l'incomplétude des contrats et de l'asymétrie d'information entre "principal" et "agent"). 

La compétition régulée n'implique pas forcément la privatisation mais au moins l'introduction de pseudo-marchés. La T2A peut être ainsi vue comme un mécanisme de yardstick competition favorisant la survie des "firmes" produisant la meilleure qualité au meilleur coût en les rapprochant d'une firme fantôme au fonctionnement idéal, ou comme un simple mécanisme d'allocation à l'activité dans une perspective comptable (fee for service). Elle n'est plus en France qu'une clé de répartition d'une enveloppe fermée modulo un pilotage brouillon des restructurations, puisque prenant une moyenne pour une norme elle est ensuite globalement rabaissée en fonction de l'ONDAM. 


Comment la certification et l'évaluation de la qualité par les mêmes qui sont chargé de réduire les dépenses et qui sont évalués et promu avant tout sur leur capacité à le faire et cela sans contre-pouvoir effectif des organisations professionnelles pour labelliser les programmes de soins pourraient-elles être autre chose qu'un vaste rêve de fer technocratique? 


Il s'agit bien en fait d'un paternalisme managérial de marché qui, par construction, exclue les professionnels de la conception des processus de soins en leur laissant la place, selon le point de vue d'où on se place, soit d'exécutants de chaînes de montage gérées par les ingénieurs du soin, soit d'idiots aux rationalités trop limitées pour participer aux processus de décision qui les concernent, tout juste bons à "inciter". Cette exclusion conduit à combiner les défaillances de la main invisible du marché avec celle bien trop visible de la bureaucratie. 

Loi de santé, stratégies d’ajustement et réduction de la protection sociale

samedi 6 décembre 2014

De quoi le néolibéralisme est-il le nom? - Naissance de la 'Pataclinique


Hello, happy accountables!


« Les modèles économiques servent fréquemment à détourner des questions socialement pressantes. » John Kenneth Galbraith

«...le néo-libéralisme ne saurait en aucune façon être assimilé au moins d'Etat. Il est au contraire une rationalité politique originale qui confère à l'Etat la mission de généraliser les relations concurrentielles et la forme entrepreneuriale y compris et surtout au sein de la sphère publique.» Frédéric Pierru

« Au nom de ce programme scientifique de connaissance, converti en programme politique d’action, s’accomplit un immense travail politique (dénié puisque, en apparence, purement négatif) qui vise à créer les conditions de réalisation et de fonctionnement de la « théorie » ; un programme de destruction méthodique des collectifs.» Pierre Bourdieu


Avant tout, voici un dossier documentaire sur le site d'ubulogie clinique

Naissance de la 'Pataclinique




Pourquoi parler du néolibéralisme?


« Tout mécanisme de régulation est une théorie du changement social. » Jean de Kervasdoué

« La prévention devient, entre les mains de l’État, un outil de gestion des déficits budgétaires générés par les soins curatifs. » Raymond Massé

La sortie de mon état antérieur de "zombie politique" vient de ce que j'ai été stupéfait et horrifié par la submersion rapide de nos hôpitaux, je dirai aujourd'hui plus largement de notre "système de santé", par la iatrogenèse néo-managériale, par sa maltraitance masquée des malades et des soignants, médecins bien sûr, mais sans doute surtout des paramédicaux. Ce qui m'est apparu presque encore plus effroyable, c'est le découplage ubuesque, parce qu'ayant atteint le niveau d'une véritable révolution du sens du soin à l'hôpital, entre d'une part les théories professées par la rhétorique managériale dont la fonction est d'enfumer l'évidence de soins dégradés par un exécrable management low cost, et d'autre part les théories d'usage et méthodes de travail réelles mises en oeuvre par les opérationnels des services ("service" veut dire unité opérationnelle "au service du public"). 
Je déplore qu'entre complaisance résignée et complicité soumise, nous n'en parlions pratiquement plus, entre nous autres "soignants", sur nos lieux de travail, car d'autres en parlent, qui poussent trop souvent à nous transformer en "employés" du faux dialogue social à la française. Je ne reviens pas sur les critiques si pertinentes de Michel Crozier sur le faux dialogue social à la française.

Nos nouvelles Commissions Médicales d'Etablissement (CME), conformément à la prophétie auto-réalisatrice des "réformateurs", en particulier au modèle d'homo economicus, sont devenues des assemblées d'idiots aussi rationnels qu'égoïstes (rational fool d'Amartya Sen), mais aux rationalités plus limitées que jamais, avalant, certes avec quelques effets d'estrade pour se donner un supplément d'âme, la pensée Powerpoint programmés par le "nouveau patron" de l'hôpital et ses succubes. Comme disent les golfeurs, "on est toujours à la merci d'un bon coup". Une CME ou n'importe quelle structure de la nouvelle gouvernance est toujours à la merci d'une bonne analyse ou d'une bonne décision, quand elle participe encore un peu à la décision. Entendons nous bien, c'est le comportement collectif induit par une gouvernance managérialiste et infantilisante qui est ici critiqué et non le comportement individuel des acteurs qui relève de l'impotentia judicandi.

C'est qu'au classique management by decibels et by lobbying il faut ajouter aujourd'hui le management by bullying ou management par l'intimidation. Qui n'a pas à sauver un projet d'activité qui lui tient à cœur et ne va pas se résigner à "la fermer" pour ne pas sacrifier tout à la fois les soins auxquels il croit pour ses malades, le sens de son travail et son équipe de soins? Servitude volontaire ou servitude induite et bien induite?

Je propose plus bas une brève définition du néo-libéralisme inspirée de Pierre Bourdieu et Frédéric Pierru, peut-être aussi de Michel Foucault si je l'ai jamais compris, pour en finir avec les gogos de l'intégration industrielle de l’usine à soins. Je pense hélas aux nouvelles CME issues de la loi HPST, et tous ceux qui se cachent derrière la critique de la seule composante entrepreneuriale du grand "bordel" pour mieux masquer le "jacobinisme planificateur" inhérent à l'élite néo-mandarinale qui se constitue. « Corriger la lecture jacobine et planificatrice qui a été faite » du service territorial de santé au public, c'est la formulation utilisée par Marisol Touraine pour repousser les critiques de sa loi. Mais qui va se oser se déclarer "jacobin et planificateur" dans un pays ou pourtant la logique "étatique-corporatiste" bien décrite dans la société de défiance peut définir le mal français?
Trop de nos nouveaux médecins gestionnaires se réclament de la stratégie du glaive et du bouclier, proclamant que leur proximité du management officiel va mieux nous protéger de la bureaucratie sanitaire. Mais que vaut le prétendu bouclier quand le glaive de la raison clinique n'est plus qu'un couteau sans lame auquel il manque le manche? Triste sort du prisonnier-fonctionnaire.

Le néo-libéralisme est une idéologie idéaliste "armée", promue par des organisations internationales, au service de certains groupes d'intérêt. Il sert avant tout à la "faisabilité politique de l'ajustement", politique qui induit des comportements "d'Etat prédateur" selon James K. Galbraith. Celui-ci nous explique bien que ce néolibéralisme n'est plus qu'un discours idéologique tenu aussi bien par la droite et la gauche américaine, tout comme chez nous, alors que les universitaires des reaganomics sont aujourd'hui enfermés et oubliés dans leurs universités. Les reaganomics étaient plutôt opposés à la "régulation", mais furent qualifiées par George H. W. Bush "d'économie vaudou".

La régulation néo-libérale au service de la santé-bonheur a donc de beaux jours devant elle.

Proposition: néolibéralisme, néomanagérialisme et santé publique -  Page complémentaire

Le néo-libéralisme peut être défini comme une technique de gouvernement, historiquement située, qui fonde l'intégration de la société sur le postulat d’efficacité économique de la compétition régulée, dès lors généralisée à toutes les sphères de la vie publique et privée.

La société apparaît comme principe d'auto-limitation de l'Etat, en interface paradoxale entre l'Etat et l'individu, gouvernement et population, au nom à la fois de la liberté qui exclut toute forme de dirigisme et de la promotion de la "santé bonheur". Autrement dit, ce nouveau "Biopouvoir" ou "Biopolitique" prend en charge non les individus afin de les assujettir par des techniques disciplinaires, mais la population afin de réguler ses processus biologiques.

Le néo-managérialisme assure la régulation de la compétition, le managérialisme étant défini comme l'extension des techniques du management à toutes les sphères de la vie publique et privée.

Le Nouveau Management Public est un patchwork idéologique qui intègre, de façon très variable selon les pays, l'ensemble de ces mythes rationnels dans l'action publique. L'action publique est aujourd'hui sous contrainte internationale de la "faisabilité politique de l'ajustement". Les systèmes de santé sont une des variables d'ajustement essentielle des déficit publics. Force est de constater avec Raymond Massé que « La prévention devient, entre les mains de l’État, un outil de gestion des déficits budgétaires générés par les soins curatifs ».

Le "service territorial de santé au public " est bien l'autre nom d'une politique de santé qui sert de variable d'ajustement aux dépenses publiques

Cette idéologie vérificationniste et infalsifiable, fondée sur de fausses sciences sociales au service de Machiavel, explique tout, justifie tout, légitime tout, avale tout, à commencer par l'esprit critique des médecins, des managers, des usagers et des élus.

Le reste est anthropologique, captant la médecine dans l'effroyable re-division néo-managériale du travail, décrite par le sociologue américain Eliot Freidson, qui reproduit le triangle mythique de Dumézil: les élites de prêtres "sachants" qui se sont recomposées avec les sciences sociales servent de support légitimateur du management public, les guerriers-gardiens, en intégrateurs et capitaines d'entreprise à leur service, et enfin les producteurs. A propos de ce modèle anthropologique qui ne se résout jamais complètement en "lutte de classes", n'en déplaise à Marx, il faut lire Aristote (contre Platon et les néo-platoniciens) , Dumézil, Veblen, d'iribarne et Galbraith Jr.

Merde! Je ne suis pas un producteur dont le sens de l'action serait défini d'en haut!

Je ne crois pas à la "vue d'hélicoptère", genre De Gaulle survolant l'Île-de-France avec Delouvrier et lui disant, "Delouvrier, mettez moi un peu d'ordre dans ce bordel".
"Tous les chercheurs travaillant sur l’histoire des villes nouvelles connaissent la légende du « Delouvrier, mettez moi de l’ordre dans ce bordel » qu’aurait prononcé le général de Gaulle, au début des années 1960 lors d’un survol de la région parisienne en hélicoptère. Cette « petite phrase » est justement célèbre parce qu’elle résume à elle seule l’imaginaire des villes nouvelles. "
Et l'imaginaire du jacobinisme entrepreneurial à la française?

Tentative d'exploration du néo-libéralisme


Voilà, je répugne toujours a utiliser le mot "néolibéralisme" tout en ayant bien le sentiment qu'il est le nom de quelque chose. J'observe au quotidien et dans un désarroi croissant la conjonction des défaillances d'un régime de compétition régulée par une bureaucratie de plus en plus contre-productive au regard de ses objectifs affichés. Résumons le mal du pont de vue "clinique" d'où je l'observe, celui de la médecine de réadaptation: le mythe de la rationalisation comptable s'est accouplé à celui de la concurrence comme forme générale des activités humaines. Il a alors fallu construire un modèle comptable de production des services de santé qui puisse mettre les acteurs dans ce régime de compétition régulée. C'est ainsi modèle de production comptable par construction purement "cure" de la Tarification à l'Activité dans nos hôpitaux (T2A), a servi de modèle d'allocation des ressources en détruisant systématiquement cette part du care qui y était intimement associée pour tous les soignants, cette part d''intégration des soins en vue du résultat final pour le malade, bien différents des outputs de sortie de système autant que des "impacts" socio-économiques attendus du modèle d'intégration de la "fonction de production" par les experts de l'action publique.

Ce modèle de production fragmenté a été naturalisé par la séparation du sanitaire et du social qui a induit l'évaporation en France de la réadaptation comme problématique de l'action publique au profit du modèle exclusif de la participation, de l'activation qui est aussi l'idéologie du workfare. Le nouveau modèle du cure déconcentré pour les "Français de l'Etat" et du care décentralisé pour les "Français du département" excluait la possibilité de promouvoir tout dispositif intégrant les deux logiques autrefois étroitement intriquées. Après la grade fragmentation issue des lois de 1970 et 1975, séparant soins et social, penser la réadaptation comme stratégie nationale ou régionale de santé publique devenait tout simplement impensable, quand tous le pays associent naturellement réadaptation et prévention des situations de handicap, quel que soit l'âge.

En termes d'économie industrielle la supply chain s'est transformée sous l'action de nouveaux business models artificiellement construits par la bureaucratie sanitaire et des faux marchés imaginés par ses pompiers pyromanes. Nous souhaitons tous l'intégration réelle des parcours de soins, tant attendue des incantations réformatrices. Nous la souhaitons comme "centrage patient", et non comme "orientation client" cet acteur rationnel informé, responsabilisé et bien empouvoiré pour mieux répondre à toutes les incitations du marché. Bref avant tout imputable. Nous voulons bien sûr viser le résultat qui compte au terme de la chaîne de soins, l'outcome. Mais le système a évolué vers toujours plus de fragmentation institutionnelle, financière et culturelle en contexte de rationnement, vers des parcours de plus en plus chaotiques transformés en jungle pour des patients toujours plus complexes, toujours moins habiles à s'y mouvoir, vers toujours plus de flux poussés de l'amont vers l'aval et  de restrictions verticales de filières, bien loin de tout choix possible du "client" dès lors captif, quand la personnalisation des parcours impliquerait au contraire l'équilibre entre "flux tirés" et "flux poussés", entre standardisation et individualisation de la réponse la demande, entre "sur-mesure" et "prêt à porter". Comment pouvait-il en être autrement en organisant une guerre économique de survie ou d'expansion de tous les "idiots rationnels" entre eux, à un même moment ou à différents moments de la chaîne de soins.

L'intégration des soins, telle qu'observée par les acteurs

Cette "innovation destructrice" est-elle portée par des mythologies rationnelles dont personne ne sait maîtriser les conséquences ou par des stratégies politiques d'ajustement visant à rationner les soins et la protection sociale sous enveloppes fermées? Il est bien difficile de trancher. Comment ce nouveau paradigme de gouvernance qualifié de "néo-libéral", nous prive-t-il, nous autres soignants, de toute autonomie permettant de relier le cure du "traitement industrialisé de la nouvelle usine à guérir au care du prendre soin, du souci de l'autre humaniste? Comment et pourquoi tente-t-il de réaliser l'alignement de cette compétition régulée à travers ses multiples niveaux? Pourquoi la future loi de santé nous apparaît-elle de plus en plus comme la loi HPST II quand on en attendait une remise en cause?

  1. Au niveau "macro": cela peut peut-être se résumer aux principes issus du consensus de Washington: "gouverner pour le marché" considéré comme seule source du progrès, de la paix et de la démocratie, dans le cadre contraint d'un idéalisme libéral trop souvent "armé".
    Les programmes d'ajustement structurels et les problèmes liés à leur faisabilité en découlent... en contexte de rationnement.

  2. Au niveau "méso": se déploient des armes de destruction massive de tous les "collectifs" assimilés à "l'esprit de corporation" décrit par le Chapelier, dont le "service hospitalier". Le service hospitalier par exemple, n'apparaît plus que comme un avatar corporatiste nuisible, un "libéralisme médical à l'hôpital". Voici que la rationalité managériale pure et son innovation destructrice émergent de la "théorie pure" (texte sur l'essence du néolibéralisme de Bourdieu). Galbraith et Mintzberg sont parmi les auteurs qui ont le mieux décrit l'autonomie et les défaillances tragiques de ces technostructures intermédiaires. Notons qu'elles sont aussi la cible de la corporate governance qui vise à redonner le pouvoir aux actionnaires. Cette logique se généralise à l'Etat entreprise où le management intermédiaire, soumis au "contrôle de gestion", est sommé de rationaliser une fonction de production définie par l'action publique de ce corporate state. Dès lors le niveau "méso" n'a de cesse d'auto-définir les besoins qu'il est censé servir. Le "business model", la fonction de production imposée d'en haut avec ses objectifs sous enveloppes fermées, précède la définition des produits (résultats myopes comme outputs de sortie de système) et de la re-division du travail. Dès lors naît un cercle vicieux de la perte de sens, qui nie le "travail réel", roue de la perte de sens par laquelle le management n'a de cesse de tailler la réglementation à sa main (planification, définition des "activités de soins", gouvernance, ré-ingénierie des professions). Voilà la triste histoire de la loi HPST et des notes de bas de page que la future loi de santé va y inscrire.

  3. Au niveau "micro": il ne s'agit pas de "gouverner par le marché" mais plus exactement de "gouverner par les incitations", de généraliser une forme entrepreneuriale purement compétitive, dès lors nécessairement soutenue par un "business model" (un modèle rationalisé de profit, ne serait-ce que pour la survie d'une activité "non lucrative", dans une règle du jeu tarifaire imposée par un faux marché), dans les mécanismes les plus intimes de toute activité humaine. Il s'agit de la "transformation de la concurrence en forme générale des activités de production". Je ne reviens pas sur la "biopolitique" de Foucault ni sur le workfare ou "Etat social actif", où le travailleur devient entrepreneur de soi, dans l'idéal de devenir si possible un prédateur des autres. Voilà quel Brave new world  nos grands ingénieurs de la santé bonheur ont pensé pour nous!

Mais quel est le sens de la liberté individuelle dans ce paradigme, cette théorie pure du "divin marché"? La liberté individuelle et d'organisation d'activités collectives, qui ne sont pas toujours for profit, comme Adam Smith lui-même le savait, n'y est plus la condition de l'émergence de bonnes solutions pour la cité, elle devient l'objet d'un jeu d'incitations savantes qui doit permettre de ne laisser émerger dans la conscience individuelle et collective que des objectifs bien calibrés dans un cadre prédéfini par les théoriciens purs de l'Etat, leur "dictature du projet" et leurs "contrats" dont leurs agences pilotent les objectifs.

Poussant à l'extrême le pessimisme libéral sur la nature humaine, bien au delà d'Adam Smith et de la plupart des penseurs du libéralisme, la politique néo-libérale se réduit à cette quête de procédures et de principes objectifs, indépendants des motivations des hommes. Mais derrière cette apparente coalition moderne du droit et du marché, il s'agit bien d'une dépossession démocratique et d'un déni de citoyenneté qui n'ont vraiment rien de "libéral" au sens classique du terme. Chaque citoyen producteur y perd toute dignité humaine, n'étant plus convoqué que comme "idiot rationnel" réagissant aux incitations mécaniques prévues par la théorie pure.

Webographie


1. Le consensus de Washington (d'après wikipedia)

Le consensus de Washington, selon John Williamson, résume en 10 points les propositions qu'on qualifie de « néolibérales ».IL est ainsi nommé parce partagé que partagé par les organisations économiques basées dans cette ville (le FMI, la Banque mondiale…(Williamson, John (1990), « What Washington Means by Policy Reform » in John Williamson, ed. Latin American Adjustment: How Much Has Happened? (Washington : Institute for International Economics

  • Politique budgétaire : les déficits n'ont d'effets positifs qu'à court terme sur l'activité et le chômage, alors qu'ils seront à la charge des générations futures. À long terme, ils produisent inflation, baisse de productivité et d'activité. Il faut donc les proscrire, et n'y recourir qu'exceptionnellement lorsqu'une stabilisation l'exige ;
  • Les dépenses publiques doivent se limiter à des actions d'ampleur sur des éléments clefs pour la croissance et le soutien aux plus pauvres : éducation, santé publique, infrastructures… Les autres subventions(spécialement celles dans une logique de guichet) sont nuisibles ;
  • Politique fiscale : les impôts doivent avoir une assiette large et des taux marginaux faibles de manière à ne pas pénaliser l'innovation et l'efficacité ;
  • Politique monétaire : les taux d'intérêts doivent être fixés par le marché ; ils doivent être positifs mais modérés ;
  • Pas de taux de change fixe entre les monnaies ;
  • Promotion de la libéralisation du commerce national et international : cela encourage la compétition et la croissance à long terme. Il faut supprimer les quotas d'import ou export, abaisser et uniformiser les droits de douanes…
  • Libre circulation des capitaux pour favoriser l'investissement ;
  • Privatisation des entreprises publiques, démantèlement des monopoles publics pour améliorer l'efficacité du marché et les possibilités de choix offertes aux agents économiques ;
  • Déréglementation; à l'exception des règles de sécurité, de protection de l'environnement, de protection du consommateur ou de l'investisseur, toutes les règles qui entravent la concurrence, et empêchent les nouveaux compétiteurs d'entrer sur un marché doivent être éliminées ;
  • La propriété doit être légalement sécurisée ;
  • Financiarisation.

2. L’essence du néolibéralisme par Pierre Bourdieu, mars 1998
“Au nom de ce programme scientifique de connaissance, converti en programme politique d’action, s’accomplit un immense travail politique (dénié puisque, en apparence, purement négatif) qui vise à créer les conditions de réalisation et de fonctionnement de la « théorie » ; un programme de destruction méthodique des collectifs.” Pierre Bourdieu

3 . De quoi le libéralisme est-il le nom? Jean-Claude Michéa
Résumé dans la revue du Mauss:
Avec cet article, l’auteur prolonge et clarifie quelques-uns des points essentiels de son dernier ouvrage, L’Empire du moindre mal. Il rappelle notamment combien la conception pessimiste de la nature humaine au fondement du libéralisme l’a conduit à plaider pour une morale neutre en valeurs et pauvre en vertus. Et c’est là peut-être l’une des raisons pour laquelle la politique libérale se réduit à cette quête de procédures et de principes objectifs, indépendants des motivations, bonnes ou mauvaises, des hommes. Et l’une des raisons également de l’émergence de cet empire moderne du droit et du marché qui tend aujourd’hui à régner sur nos sociétés contemporaines.


4. Pierre Dardot et Christian Laval « Néolibéralisme et subjectivation capitaliste »

Ce texte me paraît expliquer pourquoi la liberté d'action des "professions libérales à l'hôpital" se trouve directement anéantie par la normalisation de la concurrence, qui vise à naturaliser la "transformation de la concurrence en forme générale des activités de production".
Le nouveau paradigme est présenté comme hybridation de deux modèle de création de valeur: la rationalisation managériale du profit de type taylorien et l'innovation destructrice de Schumpeter qui ne cesse de mettre cul par dessus tête les marchés soi-disant purs et parfaits des néoclassiques.


On comprend bien ici pourquoi l'action publique n'a pas besoin d'aller jusqu'à la "marchandisation" vraie pour répondre à ces exigences. Ce n'est pas une volonté consciente qui conduit le processus. Cependant de nouvelles coalitions émergent pour sur-légitimer cette nouvelle raison du monde, qui ont "intérêt" à ce nouvel universel néo-libéral, comme les juristes ont, en leur temps, légitimé l'Etat légal rationnel, rendant ainsi inutile et Dieu et le Roi.
L'effet est nécessairement différent entre pays qu ont développé la mythologie de l'autonomie par le "self" contre le vieux continent et le catholicisme et ceux qui avec Rousseau ont laissé l'individu seul face à l'Etat garant de l'autonomie des citoyens en les protégeant de tous les collectifs intermédiaires. le Veau d'or de l'entreprise de soi et des autres affronte toujours déjà la putain du diable, la Déesse Raison. L'individu, pris entre César et Mammon, n'a plus qu'à aller voir son psychothérapeute qui le protégera de la souffrance au travail en développant ses "habiletés sociales". Mais à quoi? A l'extension opérationnelle de la manipulation de soi et des autres?

Comme le dit Patrick Gibert, dans le Nouveau Management Public ce n'est plus tant le droit et les juristes que les sciences sociales qui dominent la technologie de gouvernement.
Ainsi faut-il voir l'invasion des "agences" par les professionnels patentés de cette nouvelle ingénierie sociale de marché, chargés de la création de l'homme nouveau, ce produit de la biopolitique, la plus parfaite des "ressources humaines", celle dont on se plait à croire qu'elle est née pour la compétition régulée.

Ainsi se déploie le triangle mythologique de Dumézil, explication possible de la transformation de "l'Etat social" en "Etat prédateur" (modèle anthropologique utilisé par Thornstein Veblen, d'Iribarne, Galbraith junior...). Ce triangle s'applique à la reconfiguration de la médecine dans le schéma n°3

Schéma n°1: les trois fonctions mythologiques face à "l'Etat prédateur"


5. La loi Le Chapelier et le rejet des corps intermédiaire. Aux sources du jacobinisme entrepreneurial à la française

Dans l’exposé des motifs de sa célèbre loi (14-17 juin 1791), Le Chapelier, rejetant les corps intermédiaires chers à Montesquieu affirme:
« Il n’y a plus de corporations dans l’Etat; il n’y a plus que l’intérêt particulier de chaque individu et l’intérêt général. Il n’est permis à personne d’inspirer aux citoyens un intérêt intermédiaire, de les séparer de la chose publique par un esprit de corporation »

Dans son discours du 29 septembre 1791:

"Il n’y a de pouvoir que ceux constitués par la volonté du peuple exprimée par les représentants ; il n’y a d’autorités que celles déléguées par lui ; il ne peut y avoir d’action que celle de ses mandataires revêtus de fonctions publiques."

C’est pour conserver ce principe dans toute sa pureté, que, d’un bout de l’empire
à l’autre, la Constitution a fait disparaître toutes les corporations, et qu’elle n’a plus reconnu que le corps social et des individus. […]

ARTICLE PREMIER

"L'anéantissement de toutes les espèces de Corporations d'un même état et profession étant une des bases fondamentales de la Constitution Française, il est défendu de les rétablir sous quelque prétexe et quelque forme que ce soit."

ARTICLE SECOND

"Les citoyens d'un même état ou profession, les entrepreneurs, ceux qui ont boutique ouverte ne pourront, lorsqu'ils se trouveront ensemble, se nommer ni présidents, ni secrétaires, ni syndics, tenir des registres, prendre des arrêtés ou délibération, former des règlements SUR LEURS PRÉTENDUS INTERÊTS COMMUNS."

« La Loi Le Chapelier, promulguée en France le 14 juin 1791, est une loi proscrivant les organisations ouvrières, notamment les corporations des métiers, mais également les rassemblements paysans et ouvriers ainsi que le compagnonnage.

La loi contribue, avec le décret du 18 août 1792, à la dissolution de l'Université et des facultés de médecine, au nom du libre exercice de la médecine, sans qu'il soit nécessaire d'avoir fait des études médicales ou d'avoir un diplôme, jusqu'à la création des écoles de santé de Paris, Montpellier et Strasbourg le 4 décembre 1794.

La Loi Le Chapelier a été abrogée en deux temps le 25 mai 1864 par la loi Ollivier, qui abolit le délit de coalition, et le 21 mars 1884 par la loi Waldeck-Rousseau, qui légalise les syndicats.

6. Huard P., Imbault-Huart Marie-José. Concepts et réalités de l'éducation et de la profession médico-chirurgicales pendant la Révolution. In: Journal des savants. 1973, N° pp. 126-150 .
« II vaut mieux manquer de praticiens que d'en avoir de mauvais ». Cabanis (rapport du 29 brumaire en VIII) (21 novembre 1799)

Voir l'opposition entre La Rochefoucauld-Liancourt ("physiocrate méconnu") et Guillotin, preuve que le débat entre la santé publique des "physiocrates" et la clinique, entre ces amoureux des modèles abstraits, ces théoriciens du Bien-être, fondateurs du premier modèle économique scientifique, et la médecine n'est pas nouveau :

7. Portrait de médecin: Joseph-Ignace GUILLOTIN - 1738-1814
"Il y a des hommes malheureux. Christophe Colomb ne peut attacher son nom à sa découverte; Guillotin ne peut détacher le sien de son invention". Victor Hugo

8. La Loi du 30 novembre 1892 par Bernard HŒRNI (suppression des officiers de santé)

9. La santé au régime néo-libéral par Frédéric Pierru.

10. Renouveau managérial dans le contexte des réformes des services de santé : mirage ou réalité ?


Figure 2: le pire ennemi du médecin, c'est le médecin




Inspiré de: Frédéric Pierru. Les mandarins à l’assaut de l’usine à soins. Bureaucratisation néolibérale de l’hôpital français et mobilisation de l’élite hospitalo-universitaire (dans la bureaucratisation néolibérale de Béatrice Hibou)

Figure 3: pour ceux qui croient encore à la grande intégration gestionnaire



Inspiré de: Frédéric Pierru LE MANDARIN, LE GESTIONNAIRE ET LE CONSULTANT Le tournant néolibéral de la politique hospitalière Le Seuil - Actes de la recherche en sciences sociales 2012/4 - n° 194

L'éthique de l'imputabilité ou le nouvel esprit de l'action publique - La santé publique comme business model de soi et des autres- L'imputabilité comme nouvelle raison du monde

A mon sens, une des sources de l'incompréhension mutuelle des libéraux et républicains face au Nouveau Management Public appliqué à la santé est lié à la place de "l'imputabilité" comme nouvelle religion du monde, et sa façon de détruire tout collectif intermédiaire entre l'individu imputable et la rationalité managériale publique. Bourdieu avait perçu le néolibéralisme avant tout comme une arme de destruction massive des "collectifs".

1. Reddition des comptes et santé mentale en France - L’impossible et irrésistible évaluation

2. Résister à l’emprise de la gestion : ce que l’armée du salut nous apprend
Resisting the domination of managerialism: lessons from the Salvation Army. Vassili Joannides et Stéphane Jaumier

3. Renouveau managérial dans le contexte des réformes des services de santé : mirage ou réalité ? (on copie le Canada pour la bureaucratisation et les USA pour la marchandisation des assurances)

4. La société du malaise


"La neurasthénie fait apparaître un nouveau type d'expertise que le sociologue Andrew Abbott a appelé "la juridiction des problèmes personnels". (...) ...au cours des années 1920, deux nouveaux personnages apparaissent de façon concomitante: le psychothérapeute et le manager." Ce dernier émerge de la nouvelle organisation du travail rationalisée, taylorienne puis fordienne (...). Le thérapeute, lui développe le type de capacité dont l'entreprise bureaucratique a besoin (...). les cures consistent à augmenter les capacités relationnelles permettant de répondre aux demandes multiples pouvant s'exercer sur le self sans qu'il soit débordé par elles." Alain Ehrenberg


On sait que le management public de nos systèmes de santé est tout sauf "performant", même dans un sens acceptable du terme. Allant à l'encontre de son projet affiché, de mauvaises lois en mauvaises lois, l'action publique détruit les compétences clés, paralyse la véritable création de valeur, l'accountability transforme la liberté d'entreprendre (individualisme politique) en obligation morale de compétition (individualisme moral), et réduit tragiquement le service rendu au public. La question que se posent sans cesse les soignants désenchantés est de savoir si cette destruction est volontaire et procède d'un volonté cachée de "marchandisation" ou si elle est le fruit d'un système de croyance, un ensemble de mythes rationnels ou rationalisant a posteriori des choix démunis de preuves, en pratique contre-productifs, et qui auraient pu être différents. Avec l'imputabilité, L'Ethos du profit de Max Weber, ou la conception moderne du self américain selon Alain Erhenberg ("la société du malaise") ne reviennent-ils pas à la charge dans nos vieux pays européens sous la forme terriblement insignifiante, pour nous autres latins, de civilisation méditerranéenne, d'un Ethos du business model, de la recherche laïcisée du salut par l'entreprise de soi et des autres?

Le salut par la santé Bien-être imposée par la biopolitique et par les modèles médico-économiques  qu'elle impose, sont alors pour nous autres médecins les deux visages de l'horreur d'une démédicalisation qui apparaît synergique de la dé-protection sociale.

Ce tableau ci-dessous, établi par Pierre Fraser, sociologue canadien qui a analysé l'ouvrage d'Ehrenberg, est intéressant pour guider "l'imputable" qui refuse d'être "neurasthénique".


"Le débat n’est pas : ou la protection ou l’opportunité, mais l’intégration des deux modèles en France. Ce qui suppose une réflexion sur leurs limites réciproques."
"Alain Erhenberg en réponse à Robert Castel (il fait référence au 2 modèles d'autonomie présentés dans cette page).


« L'économie est la science du raisonnement en termes de modèles et l'art de de choisir les modèles les plus pertinents pour le monde contemporain. » John Maynard Keynes

Esculape vous tienne en joie

samedi 27 septembre 2014

De l'agence tout risque au businhealth model

"Rien ne dessèche tant un esprit que sa répugnance à concevoir des idées obscures." Cioran

Il est stupéfiant que les réformateurs présentent toujours les choix politiques les plus discutables comme une incarnation de la raison dans l'Histoire, comme si nous étions en route vers un modèle unique connu des seuls oracles.
J'ai essayé de représenter les choix multiples pour échapper au "one best way" par lequel Ubu régulateur nous accable avec son redoutable "cheval à phynances".

Diapo extraite des systèmes de santé pour les nuls



La marchandisation de l'assurance maladie, combinée à l'hyper-technocratisation territorialisée sous contrôle des ARS ne cesse d'étonner en France. On ne peut comprendre cette évolution que dans le contexte du Nouveau Management Public et de la place qu'il donne à l'Etat disruptif, capable par ses experts d'anticiper la destruction créatrice de Schumpeter. Mais le doute est permis. S'ils se trompaient, s'il n'y a pas de modèle unique et s'ils choisissent le mauvais, et si ceux promus dans les universités américaines s'appliquaient mal dans notre cher et vieux pays, ce serait l'innovation destructrice qui prévaudrait.

C'est que 3 grands mythes nous accablent dans l'ingénierie du système de santé, au risque de la destruction de la solidarité, de la qualité des soins et des compétences: le mythe du marché efficient ou rationalité entrepreneuriale, celui de la rationalisation de l'action publique et enfin celui de l'Etat disruptif. Ce sont hélas les trois piliers qui fondent les politiques internationales d'ajustement des "systèmes de santé" et président à leur démédicalisation.

La prudence médicale doit rappeler à l'action publique l'évidence du "no best way" et l'absence de business modèle unique, l'absence de "businhealth model" en quelque sorte.

Textes en français

Réforme du système de santé : la prescription de l'innovateur

Réformer le secteur de la santé, l’apport indispensable des théories de l’innovation


"Facilitateur de réseau: A la base, un facilitateur de réseau organise l’échange entre participants en créant de la valeur à partir de la notion de mutualisation. Une assurance ou une mutuelle sont des exemples typique de ces acteurs (souligné par moi). Ils se rémunèrent sous forme de cotisation payées par les membres du réseau. On imagine que ce type d’acteur est particulièrement adapté au cas de ceux qui souffrent de maladie chronique, même s’ils ne sont pas encore développés actuellement. Au contraire des médecins qui gagnent de l’argent quand les gens sont malades, les réseaux peuvent être structurés de manière à avoir intérêt à ce que leurs membres soient en bonne santé. En échange d’une cotisation fixe, à charge des réseaux de faire en sorte d’atteindre cet objectif."

L’INNOVATION DISRUPTIVE DANS LES SYSTEMES DE SANTE

« La disruption est une transformation irréversible du capitalisme » (Clayton Christensen)


Diaporamas et vidéos de Christensen très éclairants sur le modèle

Evolution future des services de santé : analyse de quelques tendances plausibles Auteur : F. Paccaud

"Il faut noter qu'une partie des réformes des services de santé ne vise pas à sortir ces services du giron de l'Etat, mais plutôt à introduire des mécanismes qui miment une situation de marché à l'intérieur même de l'Etat."

"Mais le marché libre peut susciter des concentrations monopolistiques : c'est d'ailleurs ce que montrent les Etats-Unis où des groupes d'assureurs ont racheté des pans entiers du système de soins. Dans cette perspective, ces concentrations peuvent conduire à la mise sous tutelle des professionnels des soins dans le cadre de structures privées, achevant ainsi une longue transformation des professions soignantes."

Rationnement des soins Article de F. Paccaud (il faut appeler un chat un chat!)

Evolution future des services de santé : analyse de quelques tendances plausibles Auteur : F. Paccaud


DECLINAISON A LA SANTE DES PRINCIPES ASSURANTIELS

Technologies numériques et réenchantement du monde (Pierre Fraser)