dimanche 15 juin 2014

Petit lexique de la marchandisation - Recherche solidarité désespérément


L'Europe, l'Europe, l'Europe et la santé: qui veut encore défendre un modèle solidaire en France?


"Je n'aime pas les socialistes parce qu'ils ne sont pas socialistes. 
Je n'aime pas les communistes parce qu'il sont communistes. 
Je n'aime pas les miens parce qu'ils pensent trop à l'argent." De Gaulle

"Ne confondons pas «patient centred» avec «client oriented». Etre centré sur le malade, pour la médecine, n’est pas une stratégie. C’est la condition de son existence, la démarche d’où elle émerge : son origine." Bertrand Kiefer. Les dessous de la révolution du patient. Rev Med Suisse 2013;9:1656.

La communauté européenne distingue au sein des services d'intérêt général (SIG) des service économiques d'intérêt général (SEIG) et des services non économiques d'intérêt général (SNEIG) (1) selon un certain nombre de critères, définis dans le texte sous ce lien, un modèle de santé "solidaire" et un modèle "économique" fondé sur la "vente de biens et de services" (2). Dès lors il est salutaire de constituer un petit lexique de vigilance critique articulé à ces nouvelles catégories.

Petit lexique de la marchandisation


La novlangue du Nouveau Management Public repose sur des mots terroristes, parfois appelés buzzwords. Conformément aux principes définis par Orwell, la novlangue doit opérer une réduction du vocabulaire pour limiter le développement de la pensée critique. Se déclarer méfiant face à un buzzword est extrêmement dangereux et la novlangue piège ceux à qui elle s'impose. Ainsi, nul ne peut vouloir mal entreprendre. Personne ne chantera les louanges de parcours de soins chaotiques. Qui rêve de désintégrer les trajectoires de soins? Celles-ci sont décrites a priori ou a posteriori en filières qui ne peuvent être pensées que comme fluides. Qui veut lutter contre l'efficience? Qui se fera le chantre de l'incoordination entre acteurs? Enfin personne ne portera aux nues le refus de la démocratie sanitaire. Voilà la force de la novlangue, l'absence de contraire! On sait, en bon management, qu'un concept qui n'a pas de contraire est soit inutile soit idéologique au service de coalitions d'intérêts dont le caractère collectif est rien moins qu'assuré.  Pire, il ne peut provoquer chez ses destinataires que perte de sens, injonctions paradoxales, cynisme et désarroi. (François Dupuy: "la fatigue des élites")
Un concept managérial est utile si l'on perçoit simultanément son opposé dialogique, celui avec lequel il forme le plus souvent un paradoxe: la connaissance et l'action se trouvent alors mieux éclairées par deux concepts en apparence inconciliables, comme la théorie ondulatoire et la théorie corpusculaire de la lumière.
Ainsi, l'intégration des soins a un opposé dialogique, la différenciation des activités à la mesure des besoins, la centralisation s'oppose à la décentralisation, les motivations extrinsèques s'opposent aux motivations intrinsèques, l'internalisation s'oppose à l'externalisation, les connaissances tacites, implicites et procédurales, s'opposent aux connaissances déclaratives, enfin, la marchandisation des soins s'oppose à la solidarité.

La véritable gouvernance ne peut être faite que de choix entre grands inconvénients, discutés entre parties prenantes. Dans un paradoxe, les réalités opposées ne sont pas vues comme exclusives mais comme hybridées, dans une relation dialectique. Qu'on le veuille ou non, les soins de santé sont une forêt de paradoxes. Ils ne peuvent se satisfaire de l'infantilisation managériale.
  • L'usage du mot "entreprise" dans le texte européen, bien qu'une entreprise puisse être publique, renvoie au modèle dit "économique" des systèmes de santé. La notion "d'hôpital entreprise" ne signifie pas la recherche partagée d'une organisation économe, efficace et efficiente répondant aux besoins de la population servie, mais bien la transformation de l'établissement délivrant des soins de santé en une organisation dédiée à la "vente de biens et de services".
  • La "marchandisation", parfois nommée "commercialisation", peut être définie comme une dynamique qui fait passer les soins de santé d'un pays du modèle "solidaire" vers le modèle "économique". Il peut s'agir de l'offre de soins ou des payeurs (assurances). Les motivations des politiques publiques ne seront pas abordées ici.
  • Le rappel de ces définition peut permettre aux libéraux et aux républicains, au sens français, de s'entendre. Mais n'oublions pas que le mot "libéral" est un mot piégé et ô combien polysémique.
  • la "filière" est un concept d'économie industrielle (chaîne de valeur ou filière intégrée de Porter, mais aussi supply chain ou chaîne d'approvisionnement). Il favorise l'intégration verticale de l'offre,   mais permet aussi d'externaliser ce qui n'est pas considéré comme avantage compétitif. L'environnement conduit l'intégration verticale à s'accélérer au détriment de l'indispensable différentiation horizontale des activités, sous les contraintes de survie à la T2A et la formation des grandes verticalités de groupes. L'intégration verticale suit les contraintes de la planification et des business models imposés par l'Etat (définition des "résultats" de la production des soins, planification des autorisations, gouvernance, modèles comptables et systèmes de paiement) et l'amont prend le contrôle de l'aval sous forme de "filières inversées".
  • La "coordination" est un mot valise synonyme de contrôle et d'intégration. L'évolution de la demande de soins et l'incapacité des soins extra-hospitaliers à réagir à une variation brutale d'autonomie, quelle qu'en soit la cause, entraîne un afflux croissant de patients aux urgences d'un hôpital dont le modèle reste purement "curatif". Cette "machine à guérir" s'interdit d'analyser les déterminants des hospitalisations ne relevant pas des process comptables de "l'usine à soins", cure,  mais de ceux du care (secteur social et médico-social, séparé du sanitaire par les lois successives à l'origine de la fragmentation institutionnelle et financière à la française). Ses flux sont alors "poussés" par les besoins de la chaîne de production (push), et non "tirés" selon le résultat attendu par le malade au terme de la chaîne de valeur (pull, visant l'outcome).
  • Bed et buffer management paralysent et dénaturent un hôpital qui ignore par construction la lutte contre le handicap évitable et les déterminants socio-environnementaux de la santé. Survie économique oblige et la formation de collusions et de trusts sous contrôle des payeurs est partout favorisée, au nom de la défragmentation du système, sous l'habillage rhétorique de la "coordination" (accountable care organizations aux USA et ailleurs). Les pompiers pyromanes alimentent encore et encore le cercle vicieux de la dépendance évitable et de l'institutionnalisation au détriment du financement des soins extra-hospitaliers.
  • Entre le marché et la hiérarchie il y a le "réseau", plus souple que la bureaucratie mais minimisant les coûts de transaction. Les réseaux "d'en haut" ne marchent pas, les réseaux d'en bas si, pour peu qu'on ne les détruise pas par des machins de coordination bureaucratique, car ils dépendent d'équipes socio-sanitaires et de liens d'autant plus fragiles qu'elles sont instables.
  • Le "parcours" est un concept assurantiel qui vise par le managed care, à prendre le contrôle de l'offre et mettre en place des casemix de type "groupes homogènes de parcours" définis à partir de processus standardisés, pour des "épisodes de soins" artificiellement délimités, a fortiori pour les maladies chroniques. Ces parcours seront mis en concurrence dans une value based competition (Porter) nouveau modèle d'assainissement asphyxiant des faux marchés ainsi créés au profit de la véritable marchandisation. Cette managed competition sera supportée par les paiements prospectifs par épisode de type bundled payments, maintenant que la T2A est usée, n'a pas fait ses preuves et montré ses effets pervers surtout quand elle n'est pas régulée par des garde-fous. Plus l'unité de paiement couvre un épisode long, plus le risque est supporté par l'offreur au profit du payeur. Voilà le cœur du modèle invisible auquel nos élus semblent s'être résignés.
  • La démocratie sanitaire est la transposition rhétorique de la gouvernance d'entreprise (corporate governance) où le patient devient le bras armé des ayant-droit, les shareholders ou "payeurs", qui ont tous les droits et doivent être protégés en priorité selon Milton Friedman.
  • Le dialogue social et la responsabilité sociale des organisations, associés à la démocratie sanitaire, sont la transposition rhétorique de la réingénierie générale des emplois et compétences par un Etat stratège qui s'arroge au nom des nouvelles expertises de santé tout le contrôle du modèle de production de l'action publique. Le principe de cette innovation disruptive (Christensen) est de substituer les motivations intrinsèques et le "tout incitatif" aux motivations intrinsèques des acteurs du soin à commencer par les médecins dont il faut sidérer par tous les moyens la revendication d'autonomie professionnelle.
  • Plus que jamais la sophistique du Nouveau Management Public confond "orientation client" et "centrage patient", dans sa prétendue "révolution du patient", enfin placé, dit-on, "au cœur du processus de soins" (Bertrand Kiefer).

Entre libéraux, républicains et néo-cons: l'art d'ignorer la solidarité

Attention aux "faux amis".

Ne confondons pas secteur libéral en médecine et secteur commercial: pour un médecin libéral dont les honoraires sont remboursés selon des tarifs conventionnels, le caractère variable de sa rémunération selon l'activité  ne suffit pas à classer son activité dans un système commercial.

Il ne faut pas non plus confondre comptabilité basée sur l'activité selon les nouveaux modèles hospitaliers, même en cas de pseudo-marchés avec des tarifs (T2A), et "modèle économique" au sens de l'Europe. 
Mais dès lors qu'on parle de "tarifs", il faut être très vigilant sur les interprétations européennes qui viseraient à ne plus y voir que du "tout lucratif". Pensons ici aux attaques régulières de la FHP au sujet de la convergence tarifaire et la prétendue concurrence déloyale du secteur public, en feignant d'oublier que justement il n'est pas (encore) dans un secteur concurrentiel. Ces prétendues atteintes à la libre concurrence s'inscrivent dans les modèles promus par le consensus de Washington, appliqués au sein de l'ALENA et des programmes d'ajustements structurels. Mais les "tarifs" de la T2A, tout comme les "actes" en libéral, ne sont que de clés de répartition comptables d'enveloppes désormais fermées, elle ne reflètent rien d'un véritable marché qui n'existe pas en l’occurrence et en aucun cas ne peuvent être assimilés au prix de la vente de biens et de service.

L'absence de revalorisation des honoraires en secteur 1 pousse évidemment le secteur libéral à évoluer vers un système plus commercial avec augmentation du reste à charge, remboursement variable selon des assurances privées déguisées en mutuelles au prix d'une inégalité croissante d'accès aux soins. De même la multiplication de produits marchands comme la vente des chambres seules, même rémunérées par les assurances privées, dans les hôpitaux publics ou PSPH est inquiétante. Peut-on encore parler de mutuelles quand, "soumises à la concurrence des assureurs privés, les mutuelles sont contraintes à des regroupements/restructurations et à mimer le fonctionnement des compagnies d’assurance privées qui gagnent des parts de marché. "(Grimaldi)



La marchandisation de la santé, dans une recherche google rapide ne semble pas être un problème pour les partis politiques français, en dehors du PCF et du parti de gauche.
Mais enfin, cela signifie-t-il qu'il n'y a plus en France ni droite sociale ni gauche de gouvernement attachée aux principes de solidarité et d'universalité de 1945 ?
Comment en sommes nous arrivés là dans ce pays qui se pique de "droits de l'homme" et ne semble plus capable que d'accorder de pseudo-droits formels sous forme de cache-misère?

Tous ces partis dits "de gouvernement" semblent acquis au mythe du marché efficient en santé. Marché efficient, incitatifs pour calculateurs égoïstes, mais bien entendu régulés par "l'Etat stratège" qui dresse son portrait en despote éclairé par les nouvelles sciences et techniques de gouvernance. Assurément un nid de sages philosophes éclairés par la raison selon le vœu de Platon. C'est la définition du néo-libéralisme! Il y a véritablement une maladie de la pensée politique de gauche comme de droite au sujet du marché, comme l'a montré James K. Galbraith dans l'Etat prédateur.

Nos socialistes ont tellement peur d'être les derniers marxistes qu'ils seront les derniers néo-cons.

Et si on cessait de nous sur-administrer tout en nous accablant de leurres marchands, en nous faisant un peu plus confiance, à nous autres médecins, comme aux autres parties prenantes?

Webographie


1. Contre la marchandisation des soins de santé: où l'on voit qu'il y a en France un complot du silence qui cache les assurances privés derrière les "mutuelles"

Marchandisation et mondialisation des soins de santé: Les leçons des recherches de l’UNRISD

Frédéric Pierru - Réforme du financement de la santé: la raison politique prime sur la raison économique

La réforme du système de santé vise avant tout à préserver des équilibres politiques qui s'inscrivent dans la longue durée

La privatisation rampante du système de santé. André Grimaldi

Comment financer la croissance des dépenses de santé ? Brigitte Dormont
Voir aussi les dépenses de santé un augmentation salutaire (Cepremap)

La santé n'est pas à vendre Bruxelles Santé n°68 - octobre 2012

Le 25 mai, défendons la santé !

Manifeste du « Réseau européen contre la privatisation et la commercialisation de la santé et de la protection sociale » Bruxelles, le 07 février 2014

Fédération des maisons médicales et des collectifs de santé francophone

2. Rappel des textes européens

2.1. Les services d'intérêt économique général: SIG, SEIG et SNEIG

Les SIEG sont une partie des SIG

"Parmi eux (les SIG) figurent les SIEG, qui, comme leur nom l'indique, comprennent uniquement aux services économiques, c'est-à-dire correspondant à la vente de biens ou de services. Le Livre blanc de la Commission en donne quelques exemples : "les services fournis par les grandes entreprises de réseaux, comme les transports, les services postaux, l'énergie et la communication". Ces services-ci restent soumis aux lois du marché et de la concurrence, dans une certaine mesure seulement. Ils peuvent y déroger si cela est nécessaire à l'accomplissement de leur mission d'intérêt général."

2.2. Des compensations octroyées pour la prestation de services d'intérêt économique général

"Dans certains États membres, les hôpitaux publics font partie intégrante d'un service de santé national et leur fonc­tionnement repose presque intégralement sur le principe de solidarité ( 10 ). Ces hôpitaux sont financés directement par les cotisations de sécurité sociale et d'autres ressources d'État et fournissent leurs services gratuitement à leurs affi­liés sur la base d'une couverture universelle ( 11). La Cour de justice et le Tribunal ont confirmé que lorsqu'une telle structure existe, les organismes en question n'agissent pas en qualité d'entreprises ( 12 )."

2.3 La sécurité sociale: un modèle solidaire, compatible avec les règles européennes de la concurrence, car celles-ci ne lui sont pas applicables

3. Une explication? L'état prédateur James K. Galbraith, Seuil, 2009

Comment la droite a renoncé au marché libre et pourquoi la gauche devrait en faire autant, Paris, Seuil, coll. « Économie humaine », 2009, 311 p. 
« Galbraith montre comment briser l’emprise magique des conservateurs sur les esprits de gauche. » Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie.

5. Portrait du MEDEF en appareil idéologique de santé - La déconstruction de la solidarité

La médecine de parcours? Ce n'est pas la médecine intégrée et centrée patient à laquelle nous aspirons tous mais l'autre nom du managed care, ici le plus injuste et le plus créateur d'inégalités inacceptables d'accès aux soins. Voilà en clair ce beau modèle:
"Nous avons le souci de préserver le modèle de la sécurité sociale basé sur une prise en charge collective, tout en proposant des pistes d’évolution. Notre modèle réaliste met l’accent sur un premier pilier, qui est le panier de soins financé par le régime général de sécurité sociale, recentré sur les soins et services essentiels, qui pourrait être allégé d’une dizaine de milliards d’euros pour faire rentrer davantage les complémentaires dans le système, puisqu’elles sont revenues obligatoires pour les salariés, dans le cadre de l’accord ANI. Le tout sans fermer la porte à une option de sur-complémentaire d’assurance, individuelle, qui pourrait être encouragée par l’Etat."
Le MEDEF a de la suite dans les idées.

Concluons comme nous avons commencé

"Il faut prendre les choses comme elles sont car on ne fait pas de politique autrement que sur des réalités.
Bien entendu on peut sauter sur sa chaise comme un cabri en criant, l'Europe, l'Europe, l'Europe, mais cela n'aboutit à rien et ne signifie rien.
Je le répète il faut prendre les choses comme elles sont. Comment sont-elles...?" De Gaulle



Le cercle vicieux (adapté de: the coming of age - Website: www.audit-commission.gov.uk)



Esculape vous tienne en joie.

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