"La décadence ne peut trouver d'agents que lorsqu'elle porte le masque du progrès." GB Shaw
Préambule
Je ferai en préambule deux concessions afin de parer quelques objections habituelles.
- La première, faite à Gérard Vincent, est qu'il est en effet souhaitable de réformer les statuts de la fonction publique. Le rapport Couanau sur le "désenchantement hospitalier" marquait déjà l'importance de la reconnaissance du travail bien fait. Mais pourquoi la FHF a-t'elle persisté dans son projet funeste de faire du directeur le seul patron de l'hôpital? La bureaucratisation de l'hôpital par la multiplication des "assistantes publiques régionales" dirigés par des "préfets sanitaires" était en effet un scénario catastrophe possible et redouté par ce même rapport Couanau!
- La seconde faite à ceux qui fustigent la désunion médicale et l'ingéniosité de certains d'entre nous, tant à fournir des caricatures que les réformateurs peuvent aisément jeter en pâture à l'opinion, qu'à y adhérer eux-mêmes en pensant que celui qui est motivé par l'appât du gain, ou le pur chercheur dénué de tout altruisme, ou le paresseux salarié, c'est toujours l'autre, celui du secteur que l'on ne connaît pas et que l'on s'acharne à mépriser. L'exercice altruiste de la médecine est toujours le sien, l'autre, le libéral assoiffé d'argent, le mandarin méprisant, le salarié paresseux qui se la coule douce, toujours le bouc émissaire qui nous détourne par paresse de l'esprit de la réflexion sur les dysfonctionnements systémiques. Spirale de la défiance, recherche des coupables, mal bien de chez nous.
Généalogie de l'amoral
Tenter une généalogie de la loi HPST est un exercice bien périlleux puisque l'imprudent qui s'y aventurerait risque d'être rapidement tenté de choisir parmi les grands courants idéologiques du moment, qui sont autant de modèles mentaux ou de paradigmes qui en limiteraient la portée. Frédéric Pierru et André Grimaldi sont parmi les plus remarquables des généalogistes français d'une "bureaucratie libérale" qui évacue aujourd'hui, à travers les nouveaux décrets relatifs aux commissions médicales d'établissement (CME), toute régulation médicale dans l'organisation des soins.La médecine, en ville ou à l'hôpital, est devenu un des terrains de de recherche favori pour les sciences humaines. Ainsi l'économie, la théorie des organisations, la sociologie et l'anthropologie nous apportent-elles le pire comme le meilleur selon que nous avons affaire à des semi-habiles ou aux rares vrais habiles qui nous donnent le sentiment, au delà d'un simple exercice universitaire d'explication (erklären) qui le plus souvent ne comprend rien, d'avoir réellement compris (verstehen de Max Weber) quelque chose de partageable sur ce qu'est le monde de la "clinique". Un parcours de la littérature internationale sur le sujet permet de proposer une brève liste de principes fondateurs des nouvelles réformes, au delà des clivages idéologiques traditionnels. Il s'agit en particulier d'échapper aux pièges de la configuration française de notre "société de défiance". Nous tentons ici une brève description de ces quatre cavaliers de la politique d'ajustement des coûts dans les systèmes de soins.
1 Le modèle de la réingénierie industrielle des soins, qui prône l'application des principes de l'Organisation Scientifique du Travail (OST) au systèmes de soins. Le très médiatique Alain MInc et son discret complice Raymond Soubie en sont les plus exemplaires représentants. Le modèle est décrit dans "les habits neufs d'Hippocrate" de Claude Le Pen. La version gestionnaire de l'Evidence Based Medecine est indispensable à crédibilité du modèle puisqu'une bureaucratie mécaniste (standardisation des procédures) doit remplacer la logique des collectifs professionnels et de l'autonomie de la décision dans la relation soignant-soigné. ces modes de régulation professionnelle sont aujourd'hui jugés dispendieux, obsolètes, inefficaces et contraire à la "rationalisation" managérialiste de la production des soins. Les meilleures antidotes intellectuelles à ce constructivisme à la fois scientiste et mécaniste, sont encore Hayek et Mintzberg.Pour ceux qui préfèreraient la critique marxiste de l'idéologie, je rappelle avec Jacques Juillard ("la faute aux élites") qu'Hayek et Marx se donnent souvent la main malgré les apparences pour faire la généalogie de l'aliénation, leur obsession commune. Par ailleurs l'excellent site de Claude Rochet montre comment ces mécanismes conduisent à l'effondrement des services publics. Il met l'accent sur les conditions du développement des comportements coopératifs et la recherche du "bien commun".
2 Le constructivisme holistique (holys TICs?) des nouveaux "entrepreneurs de morale" (Howard Becker*). Combiné à la théorie du public choice dans l'actuel paradigme post-moderne, il constitue ce curieux constructivisme néolibéral, monstre improbable issu d’Hayek, de l'holisme new-age et du centralisme jacobin. Une nouvelle spiritualité holistique à la recherche d'un supplément d'âme dans l'écotechnie ou l'éthiconomie se joint alors au socio-constructivisme qui semble miner notre système éducatif depuis des décennies. L'éducation nationale, aujourd'hui la nouvelle éducation pour la santé, l'inquiétante version française du disease management qui s'annonce, vise à construire un homme nouveau optimisant non plus seulement la "cohésion sociale" au regard des canons de la déviance qu'il faut éviter, mais aujourd'hui la standardisation de la totalité des comportements sociaux selon les nouveaux canons de la biopolitique.Extraordinaires "directions régionales de la jeunesse, des sports et de la cohésion sociale". Y-a-t'il plus bel exemple de l'ingénierie de l'homme nouveau par l'union de l'hygiénisme et de la construction du lien social (police médicale et des moeurs à la fois?). après "Machiavel pédagogue", voici venu Machiavel hygiéniste.
Personne n'est dupe en haut lieu. Quel que soit l'intérêt incontestable de la promotion de la santé, au delà du buzzword qui nous enfume l'esprit, elle ne pourrait se déployer efficacement que dans un système décloisonné. Il s'agit ici seulement de réduire l'explosion des dépenses du "soin curatif". Celui-ci est assimilé tant à la médecine hospitalière qu'à la médecine libérale, ne nous y trompons pas, en le disqualifiant par une propagande bien orchestrée mettant en doute son efficacité au profit de tout ce qui est moins coûteux pour l'argent public (les nouveaux entraîneurs de salles de sport et leur préchi-précha pseudo médical, les "alicaments", les nouveaux hygiénistes et les médecines alternatives (ou médecine dites "holistiques", tiens curieux..). Comment expliquer autrement la récente et extravagante promotion, qui pourrait paraître invraisemblable face au discours dominant sur l'EBM, de l'ostéopathie non remboursée (et au delà de la création d'Andrew Taylor Still qui se présentait comme le nouvel Hippocrate, toute l'explosion bien commode de la "patamédecine" selon l'expression chère à Marcel Francis Kahn) .
3 La concurrence encadrée repose sur les théories de la motivation et de la décision issues de l'économie néo-classique. Jointe au modèle d'ingénierie industrielle elle contitue le paradigme entrepreneurial qui contribue à l'euthanasie bureaucratique de l'Etat.Plutôt que sur les vertus du "marché", un social-démocrate comme Kervasdoué mettra davantage l'accent sur la régulation par le "système d'information". Ne nous y trompons pas, le clivage n'est pas un clivage droite / gauche, comme en témoigne l'accord fondamental des partis de gouvernement pour casser le professionnalisme médical selon la doxa du "tout incitatif" mise en place par l'actuelle RGPP. Le modèle du médecin "agent double" en est bien décrit dans un récent Gestions Hospitalières par Elsa Boubert.
4 "Big Data", source de données interconnectées et censées être interopérationnelles qui supporte la légitimation d'une gouvernance par les nouveaux "initiés" qui s'en arrogent la maîtrise et l'auto-expertise (droit d'accès, de requêtes et d'interprétation).Ces initiés de la santé seront issus du métissage de la médecine et des sciences humaines dont les heuristiques de disponibilité de "Big Data" entraîne déjà l'essor pour dire la messe de la planification, de l'organisation et du financement sanitaire et social. Un débat sur la démocratisation de l'accès à "Big Data" (pensons simplement à un véritable accès aux données du PMSI anonymisées) est essentiel à notre participation réelle aux politiques publiques..
Le sociologue Eliot Freidson laisse craindre à partir de ce qui s'est passé chez le "cancre américain", qu'à coté des nouveaux médecins tacherons (dissociation de la conception et de l'exécution dans la bureaucratie mécaniste) persistent deux types de nouveaux mandarins, indissociables alliés de ce modèle de bureaucratie libérale (Giauque): les scientifiques producteurs d'EBM et les médecins gestionnaires de "santé publique". Il promeut l'idée d'un renouveau du professionnalisme médical comme troisième logique en contre pouvoir aux logiques marchandes et managérialistes. (Pierru "Hippocrate malade de ses réformes").
Logiques d'interventions individuelles (cliniques) et collectives (santé publiques) reconfigurent leur éternelle tension mais dans un "nouvel ordre sanitaire international" (Pierru).
Il faut à cet égard relire "Naissance de la clinique" pour voir que les débats qui se sont ouvert sur la "reconstruction" (sic) de la médecine par l'Etat républicain naissant pendant la révolution française se reposent aujourd'hui quasiment à l'identique dans la nouvelle ingénierie des professions de santé dans le sillage de la LOLF. Avec en plus la transition épidémiologique, technologique et "Big Data" qui change tout.
S'agissant de la répartition des postes entre disciplines universitaires, la bataille pour la reconfiguration de la galette commence à peine (lien).
La médecine doit interroger ses évidences pour s'unir, loin de la spirale de la défiance que le Prince, quel que soit ses orientations politiques sait attiser pour diviser les différentes formes d'exercice de notre art.. toujours à la recherche depuis le corpus hippocratique de preuves bien sûr.La construction d'un nouveau cadre de référence pour les politiques publiques ne peut se satisfaire de l'actuel hochet démagogique des luttes contre l'exclusion et la discrimination, axes certes fort louables convenons-en, sauf quand ils servent à masquer la simple mise ne place du filet de sécurité néo-libéral.
Les cours de Foucault au collège de France sur l'ordolibéralisme et la naissance de la biopolitique sont des plus clairs à ce sujet. Il faudrait attendre que les "joueurs", soumis à l'injonction paradoxale d'autonomie, soient devenus totalement incapables de rester sur le terrain (les "exclus"), terrain ou l'Etat n'est plus que le garant des règles, pour que l'on consente à s'en préoccuper. D'où l'usage immodéré de ces buzzwords comme la précarité (définition?) et des différents secrétariats d'Etat aux fléchages politico-médiatiques qui permettent d'évacuer tranquillement toute l'intrication des dimensions bio-psycho-sociales de la santé pendant qu'on prétend le contraire en créant d'abominables inégalités d'accès aux soins.
*Note: Howard Becker est aussi pianiste de jazz.
Quelques liens sur Big Data
Des données, des données , encore des données:
http://blogs.rsd.com/corporate/2010/03/des-donnees-des-donnees-encore-des-donnees-.html
Le 25 février dernier, The Economist publiait un article sur la gestion de l'information illustré par des exemples qui permettent de mieux comprendre l'ampleur du problème, s'il en est !http://blogs.rsd.com/corporate/2010/03/des-donnees-des-donnees-encore-des-donnees-.html
Nature news
http://www.nature.com/news/specials/bigdata/index.html"Privacy and Publicity in the Context of Big Data" Danah Boyd - Blog de Danah Boyd http://www.zephoria.org/thoughts/http://www.danah.org/papers/talks/2010/WWW2010.html
Quelques liens sur le constructivisme
Systémique et constructivisme
http://epistemologie-systemique.blogspot.com/
Systémique - Claude Rochet
http://pagesperso-orange.fr/claude.rochet/systemique.html
Constructivisme en politique (Hayek)
http://fr.wikipedia.org/wiki/Constructivisme_(politique)
Epistémologie constructivistes - Jean-Louis Lemoigne
http://visionarymarketing.com/_repository/wanadoo/epistemo.pdf
Constructivisme épistémologique: une bonne mise au point
http://esprit-critique.over-blog.fr/article-14393975.html
Constructivisme et sciences de l'organisation
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/colan_0336-1500_2004_num_139_1_3249
dimanche 16 mai 2010
Editorial en liberté: les quatre cavaliers du nouvel ordre sanitaire international
Libellés : HPST, SSR, PMSI, Réadaptation,
Ethique,
Loi HPST,
Qualité des soins
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