samedi 31 mars 2012

Filières ségrégatives, fragmentation socio-sanitaire et production administrative du handicap.


"Le pouvoir étatique n'est jamais aussi habile à resserrer son étreinte sur la société civile que lorsque qu'il feint de l'émanciper des autorités qui font de l'ombre à la sienne" Bertrand de Jouvenel "Du pouvoir"


Bréviaire de désintégration des soins

Comment bâtir un cercle vicieux en concevant des filières de soins de plus en plus ségrégatives, centrées sur la fluidification des urgences des hôpitaux ? Voici une recette infaillible tirée d’un  grimoire mythique, écrit selon H.P. Lovecraft  par Lucifer lui-même, le  « Nosocomicon ».



1 Cloisonnez! Cloisonnez!
Commencez par séparer par un abîme sans fond  le sanitaire du social: distinguez bien les missions des institutions sanitaires et sociales,  financez le premier secteur par de l'assuranciel et le second par l'assistanciel, déconcentrez le premier et décentralisez le second. Vous obtenez rapidement un combat financier et politique d'enveloppes aujourd'hui fermées (Ondam et financement médico-sociaux) et des patients qui se battent bec et ongle pour rester dans le sanitaire où le reste à charge est encore, par construction des principes de solidarité, incomparablement plus faible même augmentant dans les deux secteurs. A terme vous avez détruit le paradigme de solidarité (Domin, Castiel), et exterminé la fonction charitable des hôpitaux qui pourtant, restent le seul endroit qui accueille toute la misère du monde 24h sur 24.

2. Maîtrisez l'information
Laissez ensuite s'effondrer par incurie bureaucratique les soins de ville ainsi que les réseaux sociaux et familiaux de soutien. Vous favoriserez alors un afflux sans précédent de malades aux urgences des hôpitaux. Veillez bien à ne les analyser que sur le modèle curatif imposé par les principes du paragraphe précédent. Vous utiliserez le PMSI, ces données très parcellaires destinées au financement des hôpitaux par groupes supposés homogènes de malades en termes médico-économiques , auquel vous adjoindrez pour la vraisemblance quelques données sociales indigentes sur le handicap , les CMU, CMUc et les ALD 100%.
Vous vous assurez ainsi de n'avoir aucune possibilité d’analyse des déterminants de l'hospitalisation en termes combinés de lourdeur médico-soignante y compris rééducation, dépendance physique ou psychique, et problématiques sociales de réseaux de soutien. Vous masquerez cette indigence d’analyse médico-sociale derrière le cache misère de la précarité ce qui vous donnera un supplément d’âme et trompera les gogos. L'objectif est avant tout de ne pas remettre en cause la fragmentation française aujourd'hui politiquement et économiquement verrouillée (dépendance et handicap sont départementaux, et les intérêts divers dans les établissements médico-sociaux sont pour le moins complexes).


3. Réduisez les conflits cognitifs par la rhétorique managériale
Ce refoulement mental chargé d'éviter la "dissonance cognitive" des soignants face à l'évidence mondiale du caractère indispensable de la coordination pour les maladies et états chroniques handicapants est construit d'en haut. Ce qui manque de coordination médico-sociale précoce relève du secteur médico-social mais celui-ci est situé de  l'autre coté du mur de séparation socio-sanitaire. Le sanitaire et paralysé par les séjours longs et les impasses hospitalières. Mais il s'interdit toute analyse qui conduirait à financer trop de "social", ce qu'il n'est pas censé faire. On va, croit-on, forcer les SSR dont les financements sont toujours plus lissés par les nouveaux modèles de classification à se plier aux injonctions de l’amont. Les outils initialement prévus pour faciliter les parcours comme Trajectoire sont aujourd’hui  utilisés sans grand succès par les directions des hôpitaux pour « forcer l’aval ». Chacun sait qu’il faut pourtant repérer dès l’entrée et anticiper les sorties difficiles.  Chacun sait que l’indécision en aigu est un des facteurs majeurs de stagnation, faute d’assembler  précocement et de façon appropriée pour l’évaluation et l’orientation les compétences en santé mentale, en gériatrie et dans le domaine de la réadaptation des  déficiences physiques. Chacun sait que des dossiers de prestation de compensation du handicap (PCH) nécessaires à certaines sorties difficiles  mettent plus d’un an à être constitués par les MDPH. Cela peut se demander "en urgence" mais les effectifs d'assistantes sociales des hôpitaux comme toutes les professions transversales à l'hôpital sont décimés. Contrairement à ce qui est dit sur le manque de place en médico-social comme seule explication de tous les problèmes, de nombreuses places de Foyers d’Accueil Médicalisé (FAM) sont libres parce que les familles refusent de donner des pourcentages exorbitants de leurs revenus, notamment pour des patients TC indemnisés, aux départements. Les patients sortent ou restent parfois au domicile dans des conditions effrayantes.  Les technocrates de l'énarchie de santé publique, qui n'y comprennent rien faute de savoir associer les parties prenantes, vont enfin construire de l'éducation thérapeutique et de la prévention au grand dam des cliniciens qui tentent depuis des décennies de s'occuper des malades chroniques en ville et dans les établissements. Les pompiers pyromanes de l'ingénierie des soins qui les ont asphyxié par un management de purs cost-killers, les accusent aujourd’hui d'incompétence face aux promesses scintillantes du "disease management" bras armé du managed care assuranciel.

4. Créez des outils de rationalisation gestionnaire
Faites alors semblant de créer des machins gestionnaires d'incitation à la coopération contrôlés par  les agences, censés permettre le décloisonnement, des réseaux, c'est à dire censés faire marcher un système qu'on a renoncé à changer. Créez des GCS autres CHT, quelques nouveaux trucs de promotion de la santé et de cost killing dans les hôpitaux, et cela permettra à ceux qui auront fait un bon lobbying sur les priorités de santé publique de capter de belles enveloppes financières. Tout cela bien entendu ne résoudra pas les problèmes et, à enveloppe fermées perturbera encore plus l'allocation de bien maigres ressources.

5.Encadrez la concurrence par indicateurs
Enfin enfermez tout le monde dans les incitations d’un système d’indicateurs  pseudo-marchands où chaque étape de la chaîne de soins est contrainte de lutter pour sa survie. Cette survie financière est fondée sur des unités de paiement trop courtes pour  favoriser la coordination de parcours de soins cohérents. Les injonctions paradoxales engendrent le grand désenchantement des soignants: 
1.  soyez rentables dans le cadre du modèle de financement actuel,
2.  favorisez la fluidité de l'établissement, et prenez tous ses malades « non rentables » refusés ailleurs,  
3 classez les par pathologies causales et populations définies en aigu, non par besoins de soins,  pour les « tracer » en aval et laissez les pour cela bien enfermés dans leur filière (vieux, addicts etc.)
4.  coopérez entre acteurs du réseau territorial réel dans la vision du résultat clinique à long terme pour un patient donné,
5.  travaillez aux priorités de santé publiques face auxquelles vous êtes aussi imputables de l’argent public, définies pour des populations et non au service d'un seul patient.

6. Partagez votre "vision" au nom du bien commun
Voilà, vous avez construit un système où se mêlent de façon ubuesque l'aléatoire, la concurrence, la confusion, les gaps, l'impertinence des orientations, le pouvoir des faux experts, et avant tout les pertes de chances, la stagnation des patients dans des lieux de soins inadéquats et à terme la production administrative du handicap. Le handicap, que l'angélisme exterminateur initial croyait démédicaliser en 1970 et 1975, a été livré à l'idéologie non de l’activation, de l'empowerment que doit proposer la promotion de la participation et de l'autonomie mais bien à l'enrôlement du client que nous pouvons expérimenter chaque jour dans nos bureaux de poste et à l'imputabilité ultra-libérale - ou peut-être protestante selon Max Weber (« L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme ») et anglo-saxonne - de notre propre capital santé. Il s’agit bien entendu de mieux dé rembourser ceux qui n'ont pas les capabilités selon Amartya Sen à suivre les principes d'une éducation thérapeutique dispensée par une nouvelle médecine administrée et promotrice de santé, aussi knockienne que coercitive.
N’oubliez pas pour assurer la faisabilité politique de l’ajustement des dépenses de baptiser le tout « démocratie sanitaire », car il ne faut pas oublier que le pauvre patient est le bras armé du Nouveau Management Public comme « le client est devenu le bras armé de l’actionnaire » (François Dupuy « la fatigue des élites »).

Tu ne seras pas médecin mon fils, ou pas en France où tu n’es plus officiellement  qu’un « idiot rationnel » incité par la carotte et le bâton des agences.

"Il s'agit toujours de dresser un inventaire des enceintes mentales, de réduire des données apparemment arbitraires à un ordre, de rejoindre un niveau où les nécessités se révèlent"
Claude Lévi-Strauss"

Accès aux soins: quelques bonnes feuilles


1. Patient safety, satisfaction, and quality of hospital care: cross sectional surveys of nurses and patients in 12 countries in Europe and the United States BMJ 2012;344:e1717 Cliquer ici
"moins d'infirmières = hôpital dangereux" Cette étude réalisée auprès de 33 659 infirmières ; 11 318 patients en Europe; 27 509 infirmières et plus de 120 000 patients aux USA montre parfaitement les liens entre l'insatisfaction des infirmières sur leur condition de travail et la qualité, la sécurité des soins

2. "Effectifs suffisants = vies sauvées". Les infirmières s'y interrogent sur les réponse politiques aux pénuries d'infirmières. http://www.anfiide.com/Documents/documents-utiles/kit-JII-2006f.pdf 
Le Conseil international des infirmières est une fédération de 129 associations nationales d'infirmières représentant des millions d'infirmières à travers le monde.

3. The relative efficiency of public  and private service delivery. Justine Hsu  World Health Report (2010) Background Paper, 39

Le fait de ne pas rémunérer d'actionnaires pourrait donner un avantage décisif au public. Toutefois les résultats sont discordants d'un pays à l'autre. Encore faut-il que les énarchies locales de santé publique ne s'ingénient pas chaque jour davantage à engloutir cet avantage sous une administration coercitive et  bréjnevienne imaginée en haut lieu. Ainsi chaque pays doit-il s'adapter de façon pragmatique à ses propres contraintes pour un équilibre difficile.

4. Les difficultés d'accès aux soins aujourd'hui: étude de la FEHAP sur l'accès aux soins

5. Manoeuvres autour de l'hospitalisation privée - Un article de Delphine Chardon

6. Hôpital : crise de moral et crise morale à l'AP-HP. Bernard Grangerhttp://www.rue89.com/2012/03/13/hopital-crise-de-moral-et-crise-morale-lap-hp-230104 

7. Public Reporting and Pay for Performance  in Hospital Quality Improvement Peter K. Lindenauer, M.D., M.Sc., Denise Remus, Ph.D., R.N.,  Sheila Roman, M.D., M.P.H., Michael B. Rothberg, M.D., M.P.H.,  Evan M. Benjamin, M.D., Allen Ma, Ph.D., and Dale W. Bratzler, D.O., M.P.H.

8. How to limit the overabundance of health care administrators. Laurent Degos. The Hematology Journal (2001) 2, 21
Peut-être peut-on espérer la fin, certes pas à très court terme avec l'extension actuelle de la rémunération à la performance, de la carotte pseudo-marchande, mais pas celle du bâton technocratique. Les politiques publiques de santé sont malade d'une spirale de la défiance, notre bonne vieille Sécu est malade du contrôle et de l'économie de la santé, et l'hôpital d'un management qui n'est depuis longtemps plus utilisé dans les organisations publiques ou privées qui fonctionnent (lire "la revanche du rameur" de Dominique Dupagne et "lost in management" de François Dupuy avec ses 14 pages sur ce qui ressemble à s'y méprendre à l'AP-HP). Il s'agit comme le souligne Laurent Degos dans son éditorial d'un processus "malin".

vendredi 9 mars 2012

Sortir de l'économystification de la santé

« La volonté ne consent au mal que par crainte de tomber dans un mal plus grand.» Dante La Divine Comédie.

Voici sous ce lien une analyse comparative France Allemagne (note de benchmarking N° 10, mars 2012) de l'Institut Thomas More qui est caractéristique de l'actuelle "économystification" de la médecine. Celle-ci est directement issue des erreurs radicales du "consensus de Washington" à l'origine des SAPs (Structural Adjusment Programs) portés par le FMI et la banque mondiale.

Dépenses de santé : Et si la France prenait exemple sur l'Allemagne ?
Le rapport:
http://www.institut-thomas-more.org/upload/media/notebenchmarckingitm-10.pdf
Une article de la tribune
http://www.latribune.fr/opinions/tribunes/20120305trib000686049/depenses-de-sante-et-si-la-france-prenait-exemple-sur-l-allemagne-.html

Le vice principal de l'analyse, outre de ne souffrir d'aucune gène face à l'absence totale du moindre indicateur de qualité des résultats, est de considérer que la qualité d'un système de santé est inversement proportionnelle à ses dépenses rapportées au PIB, de même que pour les dépenses pharmaceutiques. En dépenses en dollars per capita, les dépenses sont d'ailleurs selon l'OCDE, supérieures pour l'Allemagne! Personne ne nie l'intérêt d'optimiser les pratiques en les fondant sur la recherche de preuves, mais comment en arriver à ces sophismes qu'un enfant de cinq ans trouverait boiteux? Parce qu'on applique à la lettre les oukases du consensus de Washington dès qu'il s'agit d'ajuster des dépenses publiques. Le service public, dans la doxa officielle y est conçu comme mal organisé, dispendieux voire corrompu. La réflexion sur l'accessibilité et le juste équilibre entre hôpitaux de proximité et expertise reste pertinente mais nul argumentaire ne vient permettre de fixer les bons seuils, qui sont d'ailleurs bien différents selon le type d'activité et la technicité des soins.

Ce benchmarking semi-habile tombe à pic pour tenter de faire avaler que la direction générale de l'offre de soins (DGOS) a confirmé aux fédérations hospitalières la baisse de 0,21% des tarifs des établissements de santé publics après convergence dans le cadre de la campagne tarifaire 2012 des établissements de santé. Face à la hausse prévisible des charges, l'asphyxie est donc programmée et quand on veut noyer son chien...

Il est salutaire de mettre à disposition des lecteurs un arsenal de vigilance critique face à cette propagande retardataire. Ce qui doit être recherché aujourd'hui à l'international, c'est un nouveau consensus qui tienne compte à la fois des échecs des méthodes de l'école de Chicago tout autant que des catastrophes engendrées en santé par les formes les plus jacobines du Nouveau Management Public.




1. Pourquoi le modèle allemand est une mode?

2. Politique économique des catastrophes +++ Jean-Pierre Dupuy

 "L'Avenir de l'économie: Sortir de l'économystification" (Flammarion, 2012) Jean-Pierre Dupuy

D'après Adam Smith, dans la société économique, les individus ne cessent de se mentir collectivement ("théorie des sentiments moraux", 1759, qui précède "la richesse des nations" 1776 ). Les intérêts sont toujours déjà contaminés par les désirs et les passions. Pour Dupuy il faut bien relire Smith, très mal connu en France.

Daniel Cohen dans "la prospérité du vice" attirait l'attention sur certains passages méconnus de Smith, tout comme Chomsky. Certains aspects critiques de son oeuvre ou la théorie de la valeur - travail ont été gommés parce Marx en a fait les instruments de combat que l'on sait contre le capitalisme.

C'est une analyse réaliste de l'idéalisme libéral: l'économie est amorale mais elle peut- être politique. Elle a pour rôle de "contenir la violence", dans les deux sens du terme, dans une société en voie de désacralisation (ou de rationalisation selon Max Weber). C'est l'idée du "doux commerce contre le pillage" des lumières écossaises et de Montesquieu, mais elle y parvient de moins en moins.

Ecoutez dans le lien vidéo cette belle citation de Bertrand de Jouvenel qui résume bien le problème de notre fausse "démocratie sanitaire" à la française où usagers et professionnels sont écrasés entre le marché des actionnaires et l'énarchie de santé publique. L'Etat défend ses propres intérêts: il a tendance à profiter de chaque crise économique pour tenter de se ré assujettir les autorités sociales avec lesquelles il est en concurrence: économie, savoir, universités, médias, religions, corps intermédiaires...

"Le pouvoir étatique n'est jamais aussi habile à resserrer son étreinte sur la société civile que lorsque qu'il feint de l'émanciper des autorités qui font de l'ombre à la sienne." Bertand de Jouvenel "Du pouvoir"

Un de ceux qui a avaient le plus conscience du fait que l'économie procède par "prophéties" n'était pas si niais:
"Les économistes sont présentement au volant de notre société, alors qu'ils devraient être sur la banquette arrière." John Maynard Keynes

3. Interview de Roberto Lavagna, une ministre argentin qui a décidé de se passer du FMI
«Nous avons sauvé les gens plutôt que les banques»

Selon les conseils du FMI et du consensus de Washington, les SAPs proposent toujours les mêmes recettes, donner moins d'argent aux gens et abaisser les standards de qualité de vie et de santé: réduire les salaires, les aides sociales, les dépenses de santé, les services sans retour immédiat sur investissements tels que l'éducation etc.
Au lieu de payer les banques et les créanciers, la Grèce ne devrait-elle  investir dans ce qui  crée la vraie richesse à plus long terme! Et nous qui sommes enfermés dans les mêmes enceintes mentales?

4. Trade, foreign policy, diplomacy and health - Structural Adjustment Programmes (SAPs)http://www.who.int/trade/glossary/story084/en/index.html
"In health, SAPs affect both the supply of health services (by insisting on cuts in health spending) and the demand for health services (by reducing household income, thus leaving people with less money for health). Studies have shown that SAPs policies have slowed down improvements in, or worsened, the health status of people in countries implementing them. The results reported include worse nutritional status of children, increased incidence of infectious diseases, and higher infant and maternal mortality rates."


6.Publication de l’IGPDE / Recherche - Études - Veille; n° 30 - mars 2009. La rémunération à la performance est-elle efficace? Elsa Pilichowski (administrateur OCDE)http://www.comite-histoire.minefi.gouv.fr/recherche_publications/gestion-publique-a-l_internati/pgp/remunerations-a-la-performance/downloadFile/file/PGP30.pdf?nocache=1279816955.17

7. Base de données OCDE
http://www.oecd.org/document/60/0,3746,fr_2649_33929_32368700_1_1_1_1,00.html 

dimanche 26 février 2012

Les risques associés à la déstabilisation des systèmes complexes.


« Pourquoi au médecin comme au précepteur suis-je redevable d’un surplus, au lieu d’être quitte envers eux par un simple salaire ? Parce que de médecin ou de précepteur, ils sont transformés en amis, et nous obligent, non par leur art, qu’ils nous vendent, mais pour la bonté et le caractère affectueux des sentiments qu’ils nous témoignent. C’est pourquoi, avec le médecin, s’il ne fait que tâter mon pouls et s’il me compte parmi ceux qu’il voit dans sa tournée hâtive, sans éprouver le moindre sentiment lorsqu’il me prescrit ce qu’il faut faire ou éviter, je ne lui dois rien au-delà, parce qu’il me voit non comme un ami, mais comme un client. »
Sénèque, Traité des bienfaits

L'intégration des soins est un art difficile. N'est-ce qu'un concept bureaucratique derrière lequel se cache un futur "managed care" assuranciel ou bien est-ce la seule voie possible pour retrouver le sens des soins, un paradigme pour parvenir enfin à l'intelligence économique et territoriale entre clinique et santé publique?



Il ne peut y avoir de réseau ni de "chaîne de valeur" en vue d'un résultat de santé partagé si des incitatifs microéconomiques poussent les médecins à se comporter en calculateurs égoïstes et rationnels alors même qu'ils reçoivent des injonctions paradoxales à "coopérer" par d'autres  mécanismes technocratiques surimposés "d'en haut".
Le réseau idéal doit inciter à l'assemblage des compétences entre acteurs interdépendants. Cela ne peut se concevoir dans le cadre de la prophétie auto-réalisatrice du modèle actuel de Nouveau Management Public. Celui-ci est fondée sur l'hypothèse de "l'idiot rationnel" qui ne cherche qu'à maximiser son profit, selon la formule d'Amartya Sen.
Comment le patient pourrait-il avoir encore confiance en son médecin quand il sait que celui est soumis à une double relation d'agence avec deux principaux, le gestionnaire d'un coté et le patient de l'autre. Encore pourrait-il croire au "souci de l'autre" chez son médecin, tout comme Sénèque, mais que peut-il rester de ce souci sous les injonctions d'une rationalisation gestionnaire le nez dans le guidon d'objectifs comptables à courte vue?

Selon Glouberman et Zimerman la médecine n'est ni une activité simple comme de préparer un gâteau selon une recette éprouvée, ni une activité compliquée comme envoyer une fusée dans l'espace, c'est une activité complexe comme élever un enfant: pas de recettes, pas de méthodes d'organisation scientifique du travail a priori, de la prudence au sens d'Aristote, de l'expérience à la recherche de raison et de l'incertitude radicale, dont le caractère unique du patient et de ses réactions n'est pas le moindre des paramètres.

André Pierre Contandriopoulos a beaucoup écrit sur l'intégration des soins et Sholom Glouberman a signé de célèbres articles avec Henry Mintzberg sur la différenciation et l'intégration dans les systèmes de soins. Les voici réunis dans un débat que je vous conseille de lire car ils sont très proches de nos préoccupations actuelles en France.

" En ce qui concerne les projets complexes, ils peuvent englober des sous-projets simples et des sous projets compliqués mais ils ne peuvent être réduits à l'un ou l'autre de ces sous-projets car ils possèdent eux aussi des exigences particulières dont une compréhension de leurs conditions locales uniques, leur interdépendance, en plus des caractéristiques de non linéarité et un besoin d'adaptation aux changements de l'environnement." Glouberman.

Ajoutons qu'en fonction des activités de soins, des disciplines d'exercice et des organisations, la proportion des différents types de sous-projets est si variable que cela ne facilité pas la compréhension mutuelle entre les acteurs. Ainsi ce qui est court, technique, parfois compliqué mais en apparence facile à découper en "process", à codifier ou à tarifer en unité de paiement à court terme ne peut prendre le pas sur la recherche, certes plus incertaine du résultat de santé à long terme. C'est le risque majeur de déstabilisation des systèmes complexes par une rationalisation managériale à courte vue, celle qui entraîne partout l'inversion des fins et des moyens et aggrave inéluctablement la perte de sens.

Vous ne lirez ces articles qu'après avoir revu le film "les invasions barbares", afin de ne pas tomber niaiseux sur les réformes des hôpitaux du Québec ou d'ailleurs, tabernacle!

Vol.9, n°2, 2003. Changement dans les systèmes de santé: Débathttp://www.medsp.umontreal.ca/ruptures/vol2.asp?numtitre=17

• Inertie et changement Par:  André-Pierre Contandriopoulos;
http://www.medsp.umontreal.ca/ruptures/pdf/articles/rup092_004.pdf

• Commentaire : Inertie et changement… mais en contexte de rationnement. Par Yvon Brunelle
http://www.medsp.umontreal.ca/ruptures/pdf/articles/rup092_032.pdf    

• Commentaire : Les risques associés à la déstabilisation des systèmes complexes. Par:  Sholom Glouberman; 
http://www.medsp.umontreal.ca/ruptures/pdf/articles/rup092_037.pdf

• Commentaire :Réformer dans une société à tradition libérale : tenir compte des causes exogènes de l’inertie et du changement. Par:  Nicole F. Bernier;
http://www.medsp.umontreal.ca/ruptures/pdf/articles/rup092_042.pdf

• Réponse de l'auteur aux commentaires. Par:  André-Pierre Contandriopoulos;
    http://www.medsp.umontreal.ca/ruptures/pdf/articles/rup092_045.pdf

Webographie complémentaire

How to limit the overabondance of care administrators. The Hematology Journal (2001) 2, 213
http://online.haematologica.org/thj/2001/6200124a.pdf

Matrice de Stacey et Zimmerman:

Glouberman, S and Zimmerman, B. 2002. Complicated and Complex Systems: What Would Successful Reform of Medicare Look Like? Discussion paper n° 8, Commission on the Future of Health Care in Canada,

Simple, compliqué, complexe

Risques associés à la déstabilisation des systèmes complexes. Sholom Glouberman

Les réseaux : trop complexes pour être efficaces?

vendredi 17 février 2012

Quand la gestion des risques financiers tue l'efficacité économique.



« Le problème politique de l’humanité consiste à combiner trois choses : l’efficacité économique, la justice sociale et la liberté individuelle. » John Maynard Keynes

1. Macro-régulation: guide des erreurs persistantes - En 2012, les hôpitaux devront économiser 415 millions d'euros. 
Financement des établissements de santé - Audition de Mme Annie Podeur, directrice générale de l'offre de soins

2. Méso-régulation: de la genèse des "filières inversées" de Galbraith, les couples DIM - Direction des Affaires Financières
Financement des établissements de santé - Audition du docteur Jérôme Frenkiel, responsable de l'information médicale des hôpitaux universitaires Paris Centre, président du syndicat national de l'information médicale (Synadim) 
http://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20120130/mecss.html  

3. Micro-destruction: quand la gestion des risques financiers tue l'efficacité économique (voir aussi healthcare destruction par Paul Krugman)
Philippe Juvin ne fait ici qu'un demi diagnostic puisqu'il soutient contre toute évidence que le loi HPST a réussi sur le plan macro-économique

PARIS, 9 février 2012 (APM) - La quasi-totalité des représentants des candidats à l'élection présidentielle se sont accordés sur la nécessité de réviser la loi hôpital, patients, santé et territoires (HPST) du 21 juillet 2009, lors d'un débat organisé mercredi à l'occasion du colloque annuel de l'Intersyndicat national des praticiens hospitaliers (INPH) sur le thème "L'hôpital public à l'horizon 2017".


Philippe Juvin, député européen représentant l'UMP (...) , a reconnu des "erreurs". Pour lui, la loi n'est pas allée "assez loin" sur certains points et "a même cassé un outil qui fonctionnait assez bien", l'unité de soin (plus petite que le service).


Il est "persuadé que l'amélioration de la qualité des soins se fait au niveau 'micro' (...) car les gens ont un sentiment d'appartenance à une équipe et le pôle est trop grand pour ça". Pour lui, une grande marge de manoeuvre se trouve à ce niveau "microscopique", en réduisant par exemple tous les temps d'attente entre professionnels.Philippe Juvin ne fait qu'un demi diagnostic puisqu'il soutient contre toute évidence que le loi HPST a réussi sur le plan macro-économique

4. Commentaire 
L'efficacité micro-économique en médecine suppose
- qu'on soit libre de faire ce qu'on sait bien faire et qui est conforme à l'état de l'art, c'est le sens premier qu'il faut donner à l'expression "profession libérale" à l'hôpital ou ailleurs
- en vue d'un résultat clinique (outcome) et non d'indicateurs myopes à court (output et indicateurs pseudo-marchands),
- en réponse aux besoins individuels des patients,
- et en visant l' utilisation optimale les ressources.
Mais comment la concilier, selon le mot de Keynes, avec la liberté et la justice sociale?
Entre marché et hiérarchie, le réseau ne peut être fondé que sur une vision partagée de la "chaîne de valeur". Encore faut-il que les nouveaux incitatifs et les injonctions paradoxales des "leurres marchands" ne s'y opposent pas en permanence, engendrant toujours plus de gaps, transferts de charges, sous qualité non évaluée et sélection des patients dans les pseudo-filières de plus en plus ségrégatives. Encore faut-il qu'on garde bien à l'esprit que l'humanisme médicale est fondé sur une une distinction claire entre clinique et santé publique.

Interview d'Henry Mintzberg (Transcription de l'émission "Par 4 chemins" du mardi 14 avril 1998)
" On dit souvent que dans les hôpitaux, le principal frein au changement tient à la coupure entre les professionnels soignants et le personnel administratif ", lui fait-on remarquer. " La difficulté dans cette activité est que vous ne pouvez pas changer le travail de soin, car il est déterminé par la technologie et la spécialisation des tâches. Le manager ne peut pas changer cela; la seule chose qu’il peut faire, c’est couper les crédits. La politique de restructuration hospitalière entraîne réorganisation sur réorganisation. Les managers font la chaise musicale et rien ne change.


" Il est très difficile de changer une organisation du travail si vous ne connaissez pas de façon intime le métier. Les administratifs de la santé ne peuvent comprendre qu’avec énormément de difficultés ce qui se passe chez les cliniciens. Cela ne veut pas dire qu’il faut laisser faire les cliniciens. Cela veut dire qu’il faut les amener à prendre eux-mêmes en charge le problème. "

"Le médecin n'est pas au service de la science, de la race ou de la vie. C'est un individu au service d'un autre individu, le patient. Ses décisions se fondent toujours sur l'intérêt individuel." Théodore Fox, ancien rédacteur en chef du Lancet


"Quiconque pense que la même chose puisse convenir à tous est un grand sot. La médecine ne s'occupe pas de l'humanité en général mais de chaque individu en particulier." Henri de Mondeville. Chirurgie. 1320

Webographie

Medical Professionalism in a Commercialized Health Care Market 


Market base failures. Robert Kuttner -  Ses articles
En anglais - Traduction en français  (par pharmacritique)

 Articles de Paul Krugman - Ses articles




La rémunération variable rend-elle plus efficace ?
Cet article du monde n'est hélas plus accessible mais on se reportera à ce rapport de l'IGPDE:
La rémunération à la performance est-elle efficace? Publication de l’IGPDE / Recherche - Études - Veille n° 30 - mars 2009 Cliquer ici (voir les recommandations de l'OCDE)

Effects of Pay for Performance on the Quality of Primary Care in EnglandN Engl J Med 2009; 361:368-378 Cliquer ici

Variation in Hospital Mortality Associated  with Inpatient Surgery Amir A. Ghaferi, M.D., John D. Birkmeyer, M.D.,  and Justin B. Dimick, M.D., M.P.H.  N Engl J Med 2009;361:1368-75 http://www.cinj.org/documents/Hospital.pdf

samedi 4 février 2012

La médecine, maladie infantile de la santé publique?



"Ce qui a un prix n'a pas de valeur." Emmanuel Kant
(cité par Laurent Sedel dans "Il faut sauver les malades")

Paiement à l'activité (T2A), dérégulation, gouvernance et indicateurs de performance



Amis usagers, professionnels, élus ou managers de santé qui visitez ce blog, vous avez maintenant bien compris les mécanismes de baisse tendancielle de la qualité des soins et de la motivation dans notre système de soins. Il s'agit d'un formidable gâchis institutionnalisé que nous voyons dysfonctionner au quotidien, quand un de nos proches se trouve confronté à cette incurie. Ce système qui ne vise que la faisabilité politique de l'ajustement des dépenses est géré par de soi-disants "ingénieurs des soins" sorti des fantasmes des réformateurs. A vrai dire, malgré "l'invasion des managers" relatée par Borgstein, personne ne les a encore jamais rencontré . En fait, le nouveau modèle de régulation vise avant tout à "sidérer" les professionnels voire à en séduire certains tout en s'appuyant sur la prétendue promotion des intérêts des usagers face auxquels il est aisé de faire jouer les mécanismes naturels de l'antimédecine. On ne peut guère en dire davantage sur les pertes de chances infligées à nos patients sans trahir notre devoir de réserve et nous devons en rester sagement à la formule d'un médecin de l'Assistance Publique - Hôpitaux de Paris qui affirmait dans Télérama
"On a tellement réduit les effectifs qu'on est sur le fil."

Un de mes amis, expert en Gestion des Risques vient juste de me demander comment s'effectue dans mon hôpital la désignation du "CGRAS". Craignant de passer à ses yeux pour un béotien, moi, pauvre clinicien de base quoique responsable d'unité, obligé tel Tarzan d'entrer dans la jungle inextricable des labyrinthes de l'information  Intranet (quel est le plaisantin qui a parlé d'autoroutes?) pour obtenir l'information institutionnelle désormais quasi inaccessible aux tâcherons, j'ai donc cherché rapidement à quoi pouvait bien correspondre cet étrange acronyme.  Aussi, avant de poursuivre mon propos, je vous invite donc à pénétrer plus avant dans la novlangue inhérente au managérialisme triomphant de la loi Hôpital Patients Santé et Territoires (HPST), à entrevoir la difficulté de s'accorder sur ce qu'est un risque clinique et ce qu'il nous faut ensemble à tout prix éviter:
1. HAS: Recommandations pour la mise en œuvre de la gestion des risques associés aux soins en établissement de santé: CGRAS = Coordinateurs de la Gestion des Risques Associés aux Soins
http://www.has-sante.fr/portail/upload/docs/application/pdf/2010-12/rencontres10_diaporamatr16.pdf
2. Le décret du 12 novembre 2010 et la lutte contre les infections nosocomialeshttp://www.cclinouest.com/PDF/AG2011/HPST_et_LIN_4.pdf 

Les Risques Associés au Soins sont un sujet qui nous concerne tous. La coordination est un "mot valise". Le terme de Gestion ne doit pas devenir comme cela a été suggéré pour la Gestion de la Qualité dans les hôpitaux publics, le problème qui va à rebours de objectifs affichés plus que la solution.

Prophétie auto-réalisatrice

Si vous êtes familiers de ce blog et de mes ubulogues favoris, vous avez compris aussi la justification théorique du remplacement des "normes" garantes de "conditions techniques de fonctionnement" pour les professionnels, ce qu'Avedis Donabedian qualifiait "d'indicateurs de structure" dans son modèle de la qualité*, par des indicateurs de productivité, de qualité et de gestion des risques. 
Le discours néo-managérial entretient une confusion croissante entre indicateurs de productivité, de qualité et de gestion des risques au travers du concept de "performance" qui est un buzzword au contenu assez flou pour permettre la manipulation généralisée d'incitations gestionnaires promue par la loi HPST.
Cela permet la "transformation de tout problème de moyens en problème d'organisation" (Belorgey) au prisme du "couple infernal intégration-processus" (Dupuy, "Lost in Management"), renvoyée à des analystes de la technostructure, des "ingénieurs" des bureaux des méthodes.

Voici une description du cercle vicieux qui conduit tout droit à la fermeture d'activités médicales utiles aux territoires mais non rentables dans le modèle actuel de financement. Elles sont donc rationnellement évitées par le secteur privé (aléa moral et sélection adverse). 
La demande de convergence public-privé est donc véritablement incompréhensible pour quiconque a le moindre sens conjoint de l'économie et de la santé publique. La boite de Pandore a été ouverte par les réformateurs semi-habiles. Leurs agences de propagande sont beaucoup plus habiles et il est bien tard pour la refermer.

1. La T2A a une puissance de restructuration intrinsèque (puissance des systèmes prospectifs de paiement en économie de la santé). L'usage des pseudo-marchés s'insère dans le modèle managérialiste et entrepreneurial. Il attend de la gestion administrative des résultats ainsi que de leurres marchand (pseudo-marchés internes qui ne reflètent en rien la réalité des coûts**) une incitation optimale des acteurs. Malgré l'induction de comportements opportunistes qu'on suppose contrôlés par des "contrats de performance" et par la "certification" un gain d'efficience est attendu de la substitution de ces mécanismes aux procédures rigides de la vieille bureaucratie wéberienne. Adhérer naïvement à ce modèle c'est méconnaître que les établissements de santé sont par nature des configurations hybrides entre l'idéal-type rationnel-légal et l'idéal-type professionnel.

2. Certaine activités ne sont pas "rentables" sans péréquation des coûts et profits le long de la chaîne de soins et sans mécanismes de subsidiarité (en l'occurrence de solidarité) , même si elles répondent bien aux besoins de soins territoriaux. En bref, il s'agit surtout de la prise en charge des maladies et accidents ayant une longue phase post-aiguë, des maladies et états chroniques handicapants, de la complexité médico-psycho-sociale définie simplement comme ce qui n'est pas captée par les tarifs. Ces tarifs sont définis sur une analyse sanitaire (purement curative) de l'hospitalisation, alors que la sortie relève toujours davantage d'une coordination médico-sociale précoce dont l'analyse, l'organisation et le financement sont sans cesse entravés par le modèle fragmenté du couple usine à soin - accompagnement social démédicalisé.

3 Les Migac, ces financements annexes en principe dédiés à des missions d'intérêt général qui devraient y correspondre, sauf hélas pour les actions médico-sociales qui par définition doivent être financé par "l'autre camp" (fragmentation soins-social des lois de 1970-75) ne bénéficient quasiment jamais aux unités qui les ont défendu. Les effectifs obtenus pour les activités "migaquées" le sont pour Pierre en déshabillant Paul, puisque les tableaux d'effectifs rémunérés restent verrouillés par les ressources humaines. Les fonds obtenus sont mutualisés dans une opacité fort bien entretenue par les directeurs, pour la survie des établissements.

4 Dans un établissement ou une activité n'est ni rentable, ni fléchée ni protégée, cette activité entre vite dans le collimateur des collègues et de la direction (mécanisme induit de recherche du "bouc émissaire" bien décrit par certains présidents de Commissions Médicales d'Etablissements)
Pour que les mécanismes de restructuration par le marché puissent jouer à plein, il faut pouvoir supprimer les normes garantes des "conditions techniques de fonctionnement".

5. Les indicateurs de productivité de l'activité en question s'effondrent, les conditions techniques manquantes l'empêchent de répondre aux "contrats" de performance d'où sont absents les véritables dimensions de la qualité et des risques cliniques au yeux des acteurs de la discipline d'exercice considérée. il est alors aisé d'en programmer la disparition, à laquelle nulle agence ne s'opposera. Chacun se réjouira alors d'être encore en vie pendant que la bombe gestionnaire est tombée sur le voisin.

Personne ne peut être contre l'efficience (juste soin au juste coût) , ni contre le travail bien fait, ni contre la réduction des risques associés aux soins. Personne ne peut être opposé à une approche transversale de ces questions permettant une meilleure intégration entre les "silos" disciplinaires. Mais il est en revanche légitime de s'interroger sur la façon dont ces justes causes sont instrumentalisées par une rationalisation managériale qui va a rebours des objectifs affichés, au grand dam des cliniciens en quête de sens et transformés de fait par le modèle en "idiots rationnels" motivés par le seul calcul égoïste.

Vous avez dit risques associés aux soins?

Au delà la menace plane sur tout malade accidenté ou atteint d'une maladie aigue dont les soins, au delà de ce qui est technique, court, facile à codifier et à tarifer, doivent s'étendre sur plusieurs secteurs mis en concurrence les uns avec les autres (hospitalisation aigue, soins de suite et réadaptation etc.). Les malades coûteux sont refusés dans le privé, dispensé de gérer la charge de l'aval des urgences aujourd'hui surtout publiques. 
Le privé est économiquement "rationnel" selon les mécanismes de la prophétie auto-réalisatrice prédits par les réformateurs eux-mêmes, c'est à dire l'aléa moral et la sélection adverse mais que personne ne parvient à contrôler réellement. Les malades pour lesquels on peut réduire la qualité des prestations, donc les coûts de façon "aveugle" pour l'agence, comme les malades nécessitant une réadaptation intensive (polytraumatisés, accidents vasculaires cérébraux entre autres) ou les personnes nécessitant une forte et coûteuse aide quotidienne à la dépendance, faute de laquelle surviennent des complications médicales quel que soit l'âge, sont en revanche admis sans qu'aucun indicateur consistant ne vienne garantir la conformité des soins à l'état de l'art! 
Cette intrication indissociable des risque économiques, financiers et cliniques. Qui la gère?

Il apparaît donc que dans la stratégie d'ajustement promue par les politiques publiques,  le financement à l'activité (T2A), la planification par "contrats de performance" et "autorisations", la Gestion de la Qualité par indicateurs de performance qui remplace les "normes" garantes de conditions techniques de fonctionnement, et enfin la gestion divisionnalisée par les centre de coûts que sont les pôles d'activités sont indissociables. On ne peut critiquer un seul des aspects du modèle, comme la T2A, ou le volet gouvernance de la loi HPST en oubliant sa place dans un dispositif cohérent.

Le système bénéficie de deux système d'accélération de la performance qui est passée rapidement du conseil à l'incitation "d'en haut": la Haute Autorité de Santé (HAS) pour la légitimité scientifique et l'Agence Nationale d'Appui à la Performance pour la légitimité gestionnaire.

Il faut donc que chacun trouve sa place, la médecine, le génie et la logistique, en situation des ressources rares. N'oublions jamais que la médecine cherche l'intérêt individuel de son patient avant l'intérêt d'une population ou d'une organisation***.

A moins, pour paraphraser Lénine qui s'y connaissait en Nouvelle Economie Politique, autre nom du Nouveau Management Public, que la médecine ne soit que la maladie infantile de la santé publique?


"Tout mécanisme de régulation est une « théorie » du changement social"
Jean de Kervasdoué

* structures, processus , résultats
** ce d'autant qu'on commence par prendre une moyenne pour une norme (Kervasdoué) puis on l'abaisse à volonté en fonction du montant de l'enveloppe Ondam!
***Le sociologue Freidson prédisait que face aux pressions managérialistes, nées de l'alliance de l'Etat et du marché contre les professionnels, la médecine conserverait son autonomie en se scindant en trois parties, une élite scientifique, un élite gestionnaire et les cliniciens de base.



Webographie

1 Un texte incontournable de Daniel Lozeau, très complémentaire des analyses de Pierru, Belorgey, Robelet et autres auteurs sur l'impact du managérialisme sur l'organisation du système de santé Paradoxes de la gestion de la qualité dans les hôpitaux publics (Daniel Lozeau) +++++

2. La profession médicale face au défi de la qualité : une comparaison de quatre manuels qualité. Magali Robelet

3. Guy Baillon. Point de vue sur les ARS: conséquences de la fragmentation entre soins et social liée à la loi de 1970. Ce qui est dit sur la psychiatrie s'applique à l'ensemble des maladies et états chroniques handicapants. Éclairant sur l'effet de la concurrence encadrée plaquée sur un système socio-sanitaire déjà fragmenté
http://www.serpsy.org/actua_08/ars_baillon.html

4. Hospital Inc. Le secteur hospitalier à l’épreuve de la gouvernance d’entreprise. Frédéric Pierru

Territoires, réseaux et solidarités : Les politiques publiques de l’éducation et de la santé à l’épreuve d’une recomposition de l’Etat-providence.

4. Vers un appauvrissement managérialiste des organisations de services humains complexes ? Nouvelles pratiques sociales, vol. 22, n° 2, 2010, p. 51-65. Alain Dupuis Luc Farinas. Université de Montréal Cliquer ici Résumé: http://id.erudit.org/iderudit/044219ar

5. L'hôpital public victime des injonctions paradoxales. Alain-Charles Masquelet (déjà diffusé mais à relier aux textes précédents sur la question de l'autonomie des professionnels)
http://217.195.20.2/documentation/fonds/recherche/download.asp?strwhere=1&ref_cde=004418&sup=000004 - Autres lien


samedi 14 janvier 2012

Pour une médecine à visage humain


"Mis à l’écart de l’élaboration de la loi, le personnel soignant hospitalier, toutes catégories confondues, est la cible d’une exhortation permanente à la productivité et à la compétitivité alors que des coupes claires sont effectuées dans les moyens et les effectifs. En outre, la déréglementation concurrentielle s’accompagne d’une sur-réglementation tatillonne et à bien des égards paralysante, sous la forme de protocoles, procédures, certifications, validations, évaluations multiples… Une novlangue phraséologique exerce sa tyrannie incantatoire composée de termes dont le plus redoutable et le plus diffusé est l’efficience, concept galvaudé dans lequel on en arrive à ne plus voir que la rentabilité, allégrement confondue avec le rendement, vidé de sa composante d’efficacité. Tandis que s’accentue le délitement des conditions de travail et surtout d’accueil et de temps passé auprès des patients, l’accent mis sur la qualité est ressenti comme une injonction décalée et sans substance.Alain-Charles Masquelet. L'hôpital public victimes des injonctions paradoxales.

En ces temps de rhétorique électorale, les "clercs" français vont comme à leur habitude qui ne manque jamais d'étonner les intellectuels étrangers, trahir leur devoir de décrire la complexité du monde. Ils vont tout simplifier au nom de l'utilitarisme électoral, pour le camp qu'ils auront choisi. Cette trahison des clercs peut se résumer en une formule simple: "l’organisation intellectuelle des haines politiques". (Julien Benda - La trahison des clercs).

Il est légitime toutefois que chacun cherche autour de quel slogan ceux qui défendent une médecine humaniste pourraient interpeller les politiques. De quelque bord qu'ils soient, ils n'ont guère le souci de sauver un système de soins qui puisse encore chercher à concilier selon la formule de John Maynard Keynes "efficacité économique, liberté individuelle et justice sociale". Ils sont enfermés dans leurs modèles mentaux managérialistes, faute semble-t-il du moindre espoir, ou du moindre modèle alternatif à l'actuel jacobinisme de marché, ce paradigme indépassable du Nouveau Management Public.

Je propose donc:

Préserver une médecine à visage humain - Pour des soins accessibles et solidaires



Aussi fervent défenseur de l'hôpital public que l'on puisse être, il serait dangereux de laisser entendre que les malades privés sont privés de la qualité des soins du secteur public sans évoquer de quoi sont privés les malades captifs du public quand ils sont refusés dans le privé.

"Privé de soins", était un peu vrai autrefois dans certains services où j'ai été interne, et l'on en plaisantait pour les malades privés "du patron" isolés parfois dans des unités de fond de couloir curieusement moins bien surveillées.

Mais aujourd'hui ce qui est en train de se produire ne permet plus une autosatisfaction naguère justifiée du service public hospitalier sur sa propre qualité. Des pans entiers des soins hospitaliers risquent de sortir de la solidarité et sont en train de devenir inaccessibles quand les autres se transforment en soins au rabais.


L'ingénierie actuelle est faite par des théoriciens et des statisticiens qui ont tellement déconnecté leur vision des soins du monde réel qu'ils ne cessent d'aggraver une fragmentation entre le financement du curatif et celui du social. Cela va à rebours des constats les plus élémentaires sur l'organisation des soins pour quiconque s'occupe aujourd'hui de maladies chroniques. On lira au sujet de l'urgence de mesures concrètes contre la "dés-intégration" des soins la plate-forme politique de la FHF. On pourra aussi considérer ces diaporamas sur les SSR gériatriques.

On sait que l'épaississement des grandes pyramides bureaucratiques conduit de façon quasi proportionnelle à une désastreux aveuglement du "management stratégique". Si John K. Galbraith, Henry Mintzberg et bien d'autres ont montré en économie les effets de cet étage "méso"-managérial nommé "technocratie", le Pr Bernard Granger, animateur avec André Grimaldi du MDHP, décrit dans un article de la revue "Le débat" le passage (volontairement?) destructeur pour l'AP-HP d'une pyramide à 3 niveaux (service, hôpital, siège) à une pyramide aussi ubuesque que suicidaire à 7 niveaux: structure interne, service, pôle, hôpital, groupe hospitalier, siège de l'AP-HP et Agence Régionale de Santé. Encore n'évoque-t-il pas, au dessus, la hiérarchie de l'agence commune à tous les hôpitaux.

Dans les causes d'hospitalisation, celles qui contribuent à l'explosion des admissions aux urgences autant que celles qui prolongent les hospitalisations parfois jusqu'à l'impasse (bed blockers des anglo-saxons), ce qui relève de la "dépendance" (conception sanitaire et protectionnelle, plutôt utilisée pour les "vieux") et du "handicap" (conception sociale, environnementale et politique plutôt utilisée pour les jeunes sommés de "s'autoactiver") va être bientôt segmenté en deux modes de prise en charge selon le mode couverture sociale des patients. C'est la conséquence inéluctable des lois de 1970 et 1975 qui ont initié la déconstruction de la solidarité en séparant irrémédiablement soins et social. Elles furent aggravé par les lois de décentralisation séparant les Français de L'Etat, ceux de l'assuranciel, du "sanitaire", des Français du département, ceux de l'assistanciel, du "social".

Secteur public pour le malades couverts par l'assurance maladie obligatoire: Le secteur post-aigu public français évolue très vite vers des soins low cost, conçus surtout dans un objectif de fluidification des soins aigus si l'on en croit l'effondrement effroyable des ratios de personnel notamment à l'AP-HP, pour les patients requérant des soins en attente d'insertion sociale au domicile ou en institution, quel que soit l'âge. 

Le système est devenu incapable par construction théorique même, de financer la part de lutte contre les limitations fonctionnelles et l'accompagnement médico-social de la dépendance pour les malades captifs du public. La disparition de la discipline de soins de "rééducation fonctionnelle" en France dans les décrets SSR de 2008 est bien le résultat de la déconstruction de la solidarité (Domin, Castiel), de même que l'effondrement des effectifs de certains services sociaux servant comme la plupart des professions rares / transversales à l'hôpital de variable d'ajustement dans une logique de survie à court terme. Toute action de coordination médico-sociale précoce est aussi perçue par le sanitaire comme un transfert de charge indu qui devrait relever du secteur de l'action sociale. Ubuesque, générateur de parcours de plus en plus chaotiques et résultat attendu de nos indicateurs myopes.

Secteur privé: Les soins spécifiques et très spécifiques de réadaptation, autrefois accessibles et solidaires dans la continuité de 1945 et mentionnés dans les ordonnances de1958, par exemple dans le cadre d'un AVC, d'une maladie évolutive ou un traumatisme grave, dépendront sans doute à l'avenir des assurances maladies complémentaires. Il est à craindre que cette perte d'accès à des soins spécifiques commence par l'accès à la kinésithérapie ou aux autres modalités de rééducatios en soins de courte durée.

De nombreux collègues récemment confrontés pour un proche à une recherche d'hospitalisation en gériatrie ou en réadaptation spécialisée dans le secteur public sont consternés et reconnaissent adhérer à ma description un peu sombre.

Nous sommes déjà entrés dans ce brave new world du modèle de production de Fetter puisque les établissement privés sélectionnent les patients les moins coûteux de façon totalement opaque pour l'agence malgré leurs "contrats de défiance", ceux dotés d'une couverture sociale solide, d'une bonne mutuelle, ceux susceptibles de payer des chambres seules et/ou diverses petites commodités, et enfin dotés d'un environnement social garant d'une sortie rapide.

Comparaisons public et privé en SSR: voir en particulier les diapos 5 à 8

Il est aujourd'hui clair que la loi HPST n'a pas le pouvoir de défragmentation, elle n'a que celui de créer encore de nouveaux machins de santé, de nouvelles injonctions gestionnaires à la coopération.

Finalement, on ne sait pas bien où réapparaîtront les unités de "défectologie" qu'on croyait disparues, en sanitaire ou en médico-social?

Ne sont-elles pas déjà sous nos yeux?

"En politique, le désespoir est une sottise absolue." (Jacques Bainville)


Promouvoir des soins accessibles et solidaires


Quittons enfin les enceintes mentales de ce modèle linéaire des "filières"  issu des méfaits conjoints de la fragmentation et des leurres pseudo-marchands qui ont amené l'hôpital aigu, devenu usine de production des "soins nobles" à asservir toujours davantage ce qui est nommé "aval". Il en façonne  a priori les besoins et les "clientèles" en fonction des ses propres contraintes économiques. Il faut nous résoudre à la complexité d'un modèle systémique adapté à la réalité des nouvelles demandes de soins et d'accompagnement.
Cela signifie sortir de la fragmentation institutionnelle, culturelle et financière de notre système socio-sanitaire. Elle engendre des gaps désastreux dans les prises en charge et les parcours chaotiques que nous observons au quotidien. Changer la carte mentale des activités de soins en France, leurs représentations collectives, la  vision "d'en haut" des priorités de santé, c'est enfin sortir des indicateurs myopes et à si court terme qu'ils ont déconnecté une fausse rentabilité et l'efficacité du service médical rendu. C'est promouvoir une autre planification, une autre organisation et un autre financement des soins.