dimanche 1 mai 2016

La capitulation managériale des médecins : en route vers le néolibéralisme


«L'homme purement économique est à vrai dire un vrai demeuré social. La théorie économique s'est beaucoup occupée de cet idiot rationnel, drapé dans la gloire de son classement unique et multifonctionnel de préférences. » Amartya Sen

Variations machiavéliques



J'appelle capitulation managériale des médecins, des soignants en général, non pas le recours à la rationalisation, à la comptabilité, aux systèmes d'information, à la modélisation des processus et des fonctions de production, ni le recours à l'intégration de ces fonctions par l'action publique. J'appelle capitulation managériale le renoncement à exiger que les processus ainsi modélisés correspondent un tant soit peu aux activités cliniques réelles (1). Toutes ces démarches de gestion sont inévitables quand l'argent se fait rare, à l'heure de la révolution numérique et des healthcare data interconnectées. La question est pourtant bien posée par tous les bons économistes, les bons managers et les bons comptables: une mauvaise modélisation des processus à visée managériale et comptable qui ne reflète pas les activités réelles peut tuer l'institution ou l'entreprise qu'on sert. Dès lors ce n'est pas l'accumulation de nouveaux incitatifs externes à la qualité ou aux objectifs de santé publique qui viendront compenser les effets délétères d'une mauvaise modélisation des processus et des résultats, aggravant encore le désarroi des acteurs.

Ce n'est donc pas la tarification à l'activité le problème principal, c'est le renoncement à l'activité, l’abandon du combat pour que l'allocation des ressources soit réellement fondée sur les activités fondamentales pour des groupes de besoins pertinents et requérant des ressources spécifiques en quantité et qualité. L’organisation scientifique du travail est promue au rouleau compresseur par la dissociation de la conception et de l’exécution sans considération pour la complexité des organisations soignantes (Mintzberg) C'est le renoncement à considérer l'activité médicale porteuse de sens de pratiques et de compétences clés comme une vision structurante à priori qui doit précéder la modélisation des processus comptables. Cette vision est impérative pour la recherche de nouveaux modes de management et de contrôle de gestion, inévitablement basés sur une activité modélisée par la gestion, mais en associant les cliniciens.

La gauche jacobine est tout naturellement poussée à soutenir une rationalité comptable déconnectée des opérationnels par la défiance qu'elle entretient depuis Le Chapelier envers les corps intermédiaires et les corporations, donc les professions soignantes anciennes ou plus récentes. La notion que l'état doit supprimer tout intermédiaire entre lui-même et le citoyen amène à soutenir un processus d'intégration managériale autoritaire et descendant par une hiérarchie d'agences qui se défie de toute construction bottum up des activités.

La droite libérale se réjouit de la concurrence encadrée par les indicateurs, promue par les nouveaux modèles gestionnaires. Ils voient de la concurrence saine et efficiente dans la T2A là où la gauche antilibérale n'y voit qu’un mécanisme pervers de marchandisation des esprits. On occulte donc l'essentiel la nature comptable de la T2A et de ses vices de construction dans la tentative de refléter l'activité, le produit cible étant dans la plupart des cas un groupe homogène de malades dont il faut discuter avant tout du sens clinique, de la pureté et de l'homogénéité.

La réalité est bien que la T2A introduit des pseudo-marchés, parfois efficients si l’on rapporte des coûts à des résultats qui ne disent rien de la performance publique, qui comporte outre l’efficience, l’efficacité (rapport des résultats aux objectifs) et la pertinence (rapport des moyens aux objectifs). Ces faux marchés dont les incitatifs pervers sont bien connus sont rarement si peu dotés de garde-fous qu'en France, sous enveloppe fermée. D'autres n’y voient une simple clé comptable très mal ficelée d'allocation des ressources dont les éventuels effets de concurrence sont faussés en permanence par les enveloppes fléchées descendant par les agences. Cette allocation des ressources à l’activité est mal ficelée parce qu'elle ne décrit en général des activités ni « pures » (définition comptable avant d'être clinique) ni « homogènes » (homogénéité de répartition des patients, des intensités de soins et des durées de séjour au regard des facteurs - notamment psycho-sociaux-environnementaux non captés). Il existe de multiples méthodes, outils et unités d’allocation à l’activité, le financement par cas au séjour n’étant que l’une d’entre elle et pas toujours la mieux adaptée.

Ce que je vois des positions syndicales de toutes les intersyndicales de médecins et des positions politiques qui reprennent le dessus en période préélectorale me navrent parce qu’elles concourent toutes à un effet de système qui valide une évolution néolibérale du système de santé. J'entends par « néolibéral », au sens de Bourdieu et Pierru, un système de généralisation à toutes les sphères de la vie de la forme économique de la firme. L'état, rien moins que minimal, s’y arroge le rôle de régulateur de firmes dont nous sommes les agents, soumis aux incitations et asymétries d'information qu'exige les théories de la firme et que met en musique la modélisation des processus comptables en les nommant "activités". A l'échelle individuelle la réingénierie sociale des comportements vise à faire de nous des entrepreneurs de nous-mêmes comme des autres. L'état géré comme une firme par le Nouveau Management Public est en ce sens un état néolibéral.

Mais l'activité humaine ne se décrète pas. Les activités sont faites d'actions qui ont du sens (praxis) pour ceux qui les accomplissent, mais elles se construisent collectivement dans un contexte social toujours contraignant avec un répertoire de possibilités toujours limité.

Je ne qualifierai pas la position que je défends de "libérale" tant ce mot est ambigu, mais il faut trouver le moyen de promouvoir la logique des « pratiques prudentielles », celles de la vision clinique, de ses processus clés et connaissances critiques qu’il est vital de préserver pour la survie de l’organisation qu’ils servent. Les justifications théoriques ne manquent pas en économie, en management et en bonne intelligence comptable et les sociologues et anthropologues nous aident à comprendre les mécanismes de ces constructions d’activités humaines, trop humaines... et de leurs représentations. De nombreux pays tentent de créer des incubateurs d’innovation et de transmission de connaissances critiques. Et nous ? 

Si l'on suit Max Weber, la logique du pur profit n'est pas consubstantielle aux activités économiques. Leur objet, c'est la création de valeur, avec un modèle de revenu qui, soit sera réinvesti dans l'activité, soit investi dans d'autres activités, soit sera distribué entre actionnaires ou non si elles sont à but non lucratif. C'est la rationalisation gestionnaire qui, en cherchant à tout comparer, à tout intégrer dans un système unique d'évaluation de la performance, notamment en cherchant à intégrer verticalement tous les niveaux de gouvernance, ne trouve que le profit comme outil de benchmarking universel, comme dans la LOLF. L'irrationalité du culte du profit dans l'économie moderne a pu être sous-tendue, au début, par la culture protestante ("L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme"). On constate tout de même au quotidien que la culture de santé des pays anglo-saxons et latins reste très différente. La conception de l’autonomie face à l’état y est radicalement opposée.

Bref, la logique de production de biens et de services, fussent-ils de santé, ne peut se confondre avec la logique de rationalisation gestionnaire. C'est pourtant cela qui fourvoie républicains et libéraux dans cette capitulation en rase campagne face au néolibéralisme, chacun croyant servir ses objectifs de liberté de création et de justice sociale sans voir qu’ils favorisent le même modèle vicieux d'efficacité économique. On pense inévitablement à la servitude volontaire de La Boétie, bien que des sociologues comme Freidson, Pierru, Champy, Belorgey nous expliquent en termes plus modernes les avatars de la reconfiguration du pouvoir médical. Certain sont plus égaux que d'autres, ce n'est pas nouveau mais quand la gestion de nos hôpitaux et de nos territoires ressemble de plus en plus à la ferme des animaux d'Orwell, c'est beaucoup plus inquiétant.

On ne sait plus bien ce qui paralyse la circulation descendante de l'information. Est-ce en partie l'épaississement bureaucratique et les nouvelles couches de bureaucrates des méthodes accumulées à chaque réforme ? Est-ce la fidèle application de la théorie de l'agence qui suppose l'asymétrie d'information pour mieux inciter les idiots égoïstes et calculateurs mais aux rationalités limitée que supposent les postulats de la nouvelle neuro-économie paternaliste ? S’agit-il d’une politique programmée de cost-killing et de restructuration des soins de santé et de la protection sociale?

Demain, dans les nouveaux monstres territoriaux issus de la merger mania que sont les Groupements Hospitaliers de Territoire, quel médecin, quel cadre, fut-il encore en charge d'un centre de responsabilité, osera encore demander l'état de ses recette et dépenses, le CREA (comptes de résultats d’exploitation analytiques) de son unité, l'accès au-delà de la petite vue étriquée qu’on lui accorde au tableau des ETPR (état des temps pleins rémunérés) de son pôle, son hôpital ou son futur GHT, l'accès aux données PMSI. Vous avez dit démocratie sanitaire ? Pour qui, avec quels gardiens et quels gardiens pour garder les gardiens ?

Il est fort, Machiavel, mais jamais aussi fort peut-être que quand il prend le masque d'Ubu.



Esculape vous tienne en joie,

Activités et processus, modélisation gestionnaire et comportements des acteursLucien Véran. Dans Comptabilité - Contrôle - Audit 2006/1 (Tome 12)



samedi 23 avril 2016

Activités réelles et crise de l’intelligence comptable


« s’il est une idée hautement ridicule, c’est bien celle de nos littérateurs persuadés que le travail intellectuel dans un bureau privé se distingue en quoi que ce soit de celui qui s’effectue dans un bureau d’État. Bien au contraire, l’un et l’autre sont essentiellement de la même espèce. Pour les sciences sociales, l’État moderne est une “entreprise” au même titre que l’usine ; c’est précisément ce qu’il a historiquement de spécifique. » Max Weber

En route vers la servitude volontaire?


Je crois à trois choses fondamentalement difficiles à concilier:

1. Une démocratie pluraliste qui repose sur des corps intermédiaires dotés d'un rôle représentatif et participatif, et des réseaux de confiance, entre marché et bureaucratie.

2. Les activités économiques et sociales réelles ne peuvent être décrites par une fonction globale de production de l'action publique, même si une rationalisation et une comptabilité pertinente sont une nécessité tangible sans être obligatoirement une cage d'acier de Max Weber. On peut remonter aux débats entre Platon et Aristote ce que je vous épargnerai.

3. Les activités économiques et sociales nécessitent une régulation publique du fait des défaillances et externalités négatives du libre marché et toute la richesse (biens et services) ne peut être produite dans le cadre du marché, même dans un système de concurrence encadrée par les incitatifs.

Dès lors il apparaît aujourd'hui qu'une grande partie du mal qui accable nos institutions publiques vient de ce que la révolution numérique permet à la modélisation comptable. Nous voyons déferler sur le monde des systèmes de classification des patients à visée tarifaire dont certains sont manifestement moins pertinents que d'autres. Le paiement à la performance (P4P) ou à la qualité le plus souvent centrée sur des indicateurs de processus non signifiants qu'on soigne à la place des malades (Christian Morel, Maya Beauvallet...),  ne semblent pas être la solution pour réduire le gap entre les activités réelles et processus comptables représentés et prescrits. Ils semblent au contraire faire partie du problème de l'autodestruction bureaucratique des institutions publiques (Claude Rochet).

Ajouter des motivations extrinsèques pour corriger d'autres incitations extrinsèques dont la perversité est avérée ne peut conduire qu'à des résultats médiocres, détruisant le moteur fondamental des activités sociales, les motivations intrinsèques et leur combinaison en activités collectives. La capitulation comptable des médecins dont découle l'abandon de toute responsabilité sur l'organisation des soins est une réalité qui m'afflige au quotidien mais qui s'explique parfaitement (Freidson, Pierru, Belorgey, Champy). 

Un pacte aussi tacite que faustien a conduit l'élite de la médecine scientifique issue de 1958* à renoncer à l'organisation des soins pour reconfigurer son pouvoir sur l'enseignement et la recherche. Cette capitulation comptable, laissant le champ totalement libre au business process management a été soutenue par une partie des "cliniciens de base" (Freidson), s'estimant à tort ou à raison être les outsiders du système et qui ont dès lors soutenu la logique comptable du Nouveau Management Public en occupant des positions de médecins gestionnaires (Pierru: "les mandarins à l'assaut de l'usine à soins"). Gardant jalousement l'accès aux données de santé et constituant de nouvelles strates inexpugnables dans les pyramides socio-sanitaires (Kervasdoué), le nouveau clergé de l'information et des risques financiers aggrave alors inéluctablement la perte de participation des soignants aux processus de décision qui les concernent, alimentant le cercle vicieux qui cantonne ces derniers à la position néo-taylorienne régulée par l'état de petit technicien de santé ou de "promotion de la santé".

La santé émerge aujourd'hui comme nouvelle religion du monde, qui a remplacé le "salut", et dont les politiques de santé façonnent le nouveau clergé. Nous comprenons ici pourquoi la nouvelle gouvernance limite chaque jour davantage la circulation transversale et descendante de l'information, à rebours complet de ce qu'elle dit, voire de ce qu'elle dit qu'elle veut, en principe. Le discours ésotérique réservé à l'élite des "initiés" se coupe toujours plus du discours exotérique pour les producteurs. Ceux-ci, de plus  en plus coupés de la maîtrise de la novlangue, sont incités au contraire à se battre et à se perdre contre de faux démons incarnés dans des mots diabolisés: part de marché, entreprise, profit, modèle économique, business plan, efficience, tarification à l'activité, concurrence... Pendant ce temps les experts glosent d'un air entendu sur la relation d'agence, le contrôle de l'asymétrie d'information, l'intégration de la fonction de production, la réingénierie des compétences et des comportements, la substituabilité des orientations, les subventions croisées, les coûts de transaction, les droits de propriété etc. Dors bien petit soignant, petit usager, ou petit manager, la théorie de l'agence veille sur toi, elle t'a mis en équations dans des pages de mathématiques économiques qui suivent, pour les masquer, des postulats inconsistants sur les motivations des acteurs.

Le public et les associations subventionnées par l'état et ou trop sensibles aux campagnes politico-médiatiques des appareils idéologiques favorables au New Public Management, comme le montre bien Maya Beauvallet et Béatrice Hibou, demandent toujours plus de contrôle et de reporting des professionnels sans pour autant les soutenir dans leurs demandes d'accès aux données de santé et d'autonomie professionnelle face aux réformes gestionnaires. Ce cercle vicieux contribue à transformer la "démocratie sanitaire" imposée par les agences de santé en simulacre de démocratie voire en une démocrature sanitaire qui fait irrésistiblement penser au discours de la servitude volontaire de La Boétie.

C'est ainsi que le système de soins ou doit-on dire de santé est devenu maltraitant autant pour les patients que pour les soignants. Comme le souligne Valérie Iles pour le NHS britannique, on parvient à faire faire du mauvais travail à des gens biens et qui y croyaient. On mesure mal le gâchis humain en termes de résultats cliniques et de désenchantement des soignants. Aucun garde-fou sur les ressources minimales des activités ne vient contrecarrer la doxa gestionnaire en contexte de rationnement des soins, aucune évaluation sérieuse ni des processus clés faute de savoir les identifier, ni des résultats cliniques qui comptent vraiment (outcome), faute d'un définition partagée avec les partie prenantes, ne vient soutenir ce qui pourrait être une véritable évaluation de la performance publique.

L'organisation et le financement des "soins de suite et de réadaptation", de la "santé mentale" et des politiques publiques du "handicap" sont aujourd'hui parfaitement exemplaires de cette crise de l'intelligence comptable qui a le don d'introduire une confusion typiquement française dans les concepts internationaux les mieux partagés. La gestion des "risques psychosociaux" a réussi à personnaliser le risque sur la victime, finalement responsable du fait de son idiosyncrasie psychique, dédouanant ainsi le management tout en feignant de s'intéresser aux facteurs systémiques et organisationnels de la souffrance au travail. Albert Einstein aimait à dire qu'on ne résout pas un problème avec les modes de pensée qui les ont créés et que la folie était recommencer toujours les mêmes erreurs en attendant des résultats différents.

Quelle est la hantise des bons comptables et des bons ingénieurs, bref du management accounting, bien différent selon qu'l est un contrôle d gestion interne ou externe tel que promu par les organisations internationales de santé?  Leur objectif est de servir les activités publiques ou privées et non de les couler, leur hantise, l'erreur fondamentale qu'ils redoutent, c'est de construire une représentation des processus donnant une image erronée de l'activité réelle, aboutissant alors à une réingénierie destructrice qui manquerait les activités et compétences fondamentales de la création de valeur. 

Les économistes néoclassiques de la "firme" et les politiques qui les suivent ne les aident pas, bien au contraire. Sont-ils tous au service d'un Machiavel régulateur qui aurait une vision claire de ce qu'il veut, ou est-ce une crise de l’intelligence comptable et de l’intelligence du bien public? Les sociologues de l'action publique, les vrais managers publics et les vrais comptables, ainsi que certains économistes hétérodoxes peuvent nous aider à comprendre le chemin de dépendance français à cette grande gidouille (ou bidouille?) internationale des politiques publiques de santé.

L'article cité ci-dessous de Lucien Véran résume assez bien le problème, qu'il faut situer en contexte d'ajustement et de révolution numérique des systèmes de santé.

Esculape vous tienne en joie,

*La réforme de 1958 est une grande réforme, promue comme souvent en France par quelques personnes éclairées dans une situation de type providentielle. Hélas, elle a un peu échappé aux objectifs de ses promoteurs dont Robert Debré. Source de l'hospitalo-centrisme et de l'exclusion des paramédicaux de ce qui aurait pu être de véritables universités de santé ouvertes sur les territoires, elle n'a pas été adaptée aux changements disruptifs survenus depuis, avec notamment la transformation ubuesque de l'hôpital en "usine à soins" où le cure devrait se défaire du care, laissé au secteur de l'action sociale et médico-sociale, transformant en "français du département" les personnes âgées et handicapées dès lors qu'elles ne relevaient plus d'un hôpital réduit aux soins techniques payés par la sécurité sociale. En France la médecine reste en permanence tiraillée entre les principes de 1958 et ceux de la médecine libérale de 1927. Cette situation s'étend sans doute aux autres professions soignantes et c'est une particularité française comme l'a bien analysé Patrick Hassenteufel.

Sources

Activités et processus, modélisation gestionnaire et comportements des acteurs. Lucien Véran Dans Comptabilité - Contrôle - Audit 2006/1 (Tome 12)

Et bien sûr le célèbre article d'Hamel et Prahalad sur les cœurs de compétences qui suffirait à lui seul à remettre la santé sur ses deux pieds et que tout soignant devrait lire pour se déniaiser du bullshit management.

La Thèse de Margit Malmmose établit le lien entre la Comptabilité de gestion et le Nouveau Management Public notamment au regard des politiques de santé promues par les organisations internationales

The Role of Management Accounting in New Public Management Reforms: Implications in a Socio-Political Health Care Context

vendredi 1 avril 2016

Du jacobinisme 2.0


Commentaire à propos de l'article du Quotidien du médecin intitulé : 

"Trump supprime l'Obamacare, Clinton plafonne le coût des médicaments" du 1er avril 2016.


Au commencement il y avait l'état, les malades et les médecins.

Puis il y a eu l'assurance maladie, sous diverses formes propres à la culture de chaque pays et l'on vit que la protection sociale solidaire était une bonne chose.

Puis il y a eu la révolution numérique, l'hyper-régulation étatique par le reporting et la comparaison d'indicateurs qu'ils permettent, la mise en concurrence des payeurs et des offreurs par les ingénieurs d'incitation de la nouvelle neuro-économie. 

Enfin il y a eu les stratégies de contention des coûts de la santé selon un paradigme de comptabilité de gestion globalisé par les organismes internationaux.

Alors apparurent les nouvelles strates de managers, de data miners, de clercs de l’information, de gestionnaires de risques et de lobbys industriels de toute nature.

Ainsi put commencer la création de systèmes de classification des patients à visée tarifaire, trop souvent en boucles auto-référentielles entre gestionnaires d’entrepôts de données et statisticiens sous influence des divers groupes de pression.

Alors on dissocia les "modèles économiques" de production de biens et de service, ce qui constitue le lien fragile entre activités, connaissances et organisation des soins de santé, de leur "performance". La performance publique - pertinence, efficacité et efficience - dépendait dès lors essentiellement de la définition de la « pertinence » des politiques publiques, qui est la rationalisation toujours limitée par la technologie des sciences sociales du rapport entre moyens et objectifs de la fonction de production générale de l'action publique (Patrick Gibert), par exemple de la "santé". Une fonction générale englobe ou plutôt "intègre" toutes les sous-fonctions de production, par exemple les différentes activités différenciées de prévention, les soins curatifs, la réadaptation, le soutien social. C'est une brève histoire du Nouveau Management Public, avant tout permis par la révolution numérique dont le management accounting n'est qu'une des composantes, hélas non régulée.

Tous les systèmes décrits dans l’article du Quotidien du médecin y compris celui de Sanders associent une régulation étatique exubérante à la mise en concurrence effrénée soit des offreurs, soit des payeurs, soit des deux.

Le problème est donc le milieu du système, le niveau "méso" en novlangue, celui des technostructures, fondamental pour Galbraith comme pour Mintzberg mais aussi pour les sociologues qui y analysent le jeu des représentations et comment s'y influencent mutuellement structures et comportements face à la destruction créatrice induite par les nouvelles technologies.

Payeur unique ou payeurs multiples? Offre unique du type grand GHT généralisé en grandes assistances publiques régionales, ou offre laissant la place à l'émergence des modèles de solution "d'en bas"?

Let happen ou make happen? L’économie est d’en haut et d’en bas. Comment gérer ce paradoxe sans tomber dans l'écueil de ne voir que des choix politiques ou au contraire la détermination de tout par l'économie?

Chacun verra comme dans la loi HPST et la nouvelle loi de santé soit les excès de la régulation étatique soit les défaillances du marché, alors que la vraie question, en France notamment, se situe au niveau des corps intermédiaires et de leur place dans une société qui laisse seul le client "activé" face à l'état. Société que certains nomment jacobinisme 2.0, soit en l'appelant de leurs vœux soit en y voyant une trahison des valeurs républicaines et démocratiques, au sens français de ces termes. Cette nouvelle trahison des clercs consiste en un asservissement des politiques publiques à l'économie néoclassique, qualifiée de néolibéralisme sous l'angle économique - au sens de Bourdieu et Pierru d’une généralisation planifiée par un état fort à toutes les sphères de la société de la concurrence entre « firmes »-, ou de bureaucratie libérale sous l'angle managérial (David Giauque).

Je suis favorable à un payeur unique, pour les motifs donnés par Krugman, Grimaldi et Tabuteau, à de forts contre-pouvoirs à la régulation étatique et aux défaillances du marché, selon les principes de Montesquieu, et à l'autonomie des corps intermédiaires qui organisent les activités de soins et de services sociaux respectant des pratiques prudentielles. Cela suppose un système fondé sur la confiance et l'accès libre aux données des santé, seul moyen d'une participation effective aux processus de décisions qui concernent les parties prenantes, mais doublé de garde-fous d'autant plus efficaces que l’hyper-concurrence et ses prophéties auto-réalisatrices tendent à remplacer les motivations intrinsèques des soignants, enseignants et travailleurs sociaux par des motivations extrinsèques.

La crise de l'intelligence collective qui bloque notre société selon Michel Crozier a frappé chaque pays de façon différente. C'est sans doute de cette maladie infantile de la révolution numérique et des Big Data qu'il nous faut d’abord guérir.

"On ne naît pas marchand on le devient." Philippe Batifoulier

dimanche 28 février 2016

Le management des hôpitaux pour les nuls: peut-on encore imaginer Sisyphe heureux?


"Il faut imaginer Sisyphe heureux."​ Albert Camus 

Le management des hôpitaux pour les nuls: un dessin vaut mille mots


Imaginons que le rocher soutenu par les porteurs du dessin ci-dessous symbolise une activité collective qui a du sens pour ses porteurs, par exemple obtenir un résultat clinique à long terme qui compte pour le patient et les soignants. C'est la notion d'outcome et de soins centré sur l'outcome. Le contrôle de gestion associé au Nouveau Management Public et déployé dans le cadre de la LOLF compte souvent ce qui ne compte guère et on ne peut pas toujours compter ce qui compte vraiment.

Soit le manager ignore les conséquences de sa gestion parce qu'il est trop à distance, soit il les connaît mais il est soumis ​à ​l'injonction de poursuivre des objectifs qui sont autres ​que de porter le rocher ​et n'ont pas de sens pour les porteurs:
  • Soit il s'agit de conduire une gestion axée sur les résultats sous forme de résultats de sortie de système, d'outputs à court terme, par exemple être capable de tenir le rocher 5 minutes sans considération pour ce qui se passe ensuite lors du parcours.  Les objectifs sont induits par des modèles économiques artificiels imposés d'en haut. On pensera ici aux​ effets ​de ​la pression sur les lits aigus dont la T2A et les autres systèmes de concurrence par comparaison d'indicateurs myopes ne sont que des moyens.
  • Soit, bien pire, ou pire, il s'agit de restructurer en supprimant des activités qu'on estime inutiles, non en fonction des besoins de soins mais suivant alors des méthodes de management de transition. La chute du rocher est donc insignifiante voire attendue pour le manager alors qu'elle représente l'anéantissement du travail signifiant pour les porteurs.
Attention nous sommes tous tantôt des porteurs et tantôt des managers. La ​notion de ​compétence risque alors de n'être qu'une construction sociale de l'insignifiance.

Il faut surtout associer les porteurs du soin à la gestion en arrêtant de croire que la solution viendra d'en haut et d'ailleurs que de l'intérieur.

Comment ne pas réduire les dépenses de santé?

How Not to Cut Health Care Costs
A version of this article appeared in the November 2014 issue of Harvard Business Review.

A rapprocher de:

HÔPITAL: La réorganisation des soins viendra de l'intérieur – NEJM






Nouveau Management Public, contrôle de gestion et santé


Où va le management public? Par Maya Bacache-Beauvallet, le 20/01/2016 (à lire absolument)

Pour la collection "Positions" de Terra Nova, Maya Bacache-Beauvallet dresse un état des lieux des conceptions théoriques et des interrogations auxquelles chercheurs et décideurs sont désormais confrontés dans les domaines de l’évaluation des politiques publiques, de la gestion de l’emploi public et de la définition des frontières de l’Etat.
Maya Beauvallet avait publié "les stratégie absurdes. Comment faire pire en croyant faire mieux". A lire en lien avec les décisions absurdes de Christian Morel et Lost in management de François Dupuy.

A rapprocher de Béatrice Hibou:

Béatrice Hibou, La bureaucratisation du monde à l’ère néolibérale, Paris, La Découverte, 2012

Et de "Extension du domaine du management" Mana 2010

Réification à l’hôpital, un EIG évitable? Nathalie Angelé-Halgand
Revue Hospitalière de France - Juillet-Août 2015

La Thèse de Margit Malmmose établit le lien entre la Comptabilité de gestion et le Nouveau Management Public
The Role of Management Accounting in New Public Management Reforms: Implications in a Socio-Political Health Care Context

​Une santé qui compte ? : Coûts et tarifs dans la politique hospitalière française par Pierre-André Juven​ (texte intégral). 

samedi 20 février 2016

Risques psychosociaux et bullshit management


« Les paradoxes ça rend fou.» Vincent de Gaulejac

Individualisation du risque santé au travail et crise de la gouvernance des systèmes de santé


Introduction : la ré-ingénierie sociale centralisée


« À l’individualisation du risque maladie fait écho celle du risque santé (note personnelle : cela s'applique autant à la "santé au travail"). Le renforcement de l’administration de la santé publique française depuis vingt ans n’a pas empêché la montée en puissance d’une lecture individualisante des problèmes de santé. (...) 
L’épidémiologie sociale, qui s’alimente à la biostatistique et souvent aux sciences sociales, reste peu reconnue en regard de l’épidémiologie des facteurs de risque (riskfactorology) qui inspire l’épidémiologie dominante (Peretti-Wattel & Moatti 2009). La catégorie du risque, désormais au cœur des institutions de la santé publique française, est souvent entendue dans son acception individualisante : la génétique ou les comportements dits “à risque” sont plus incriminés que les milieux. Ces connaissances sous-tendent des politiques de normalisation et de moralisation de comportements “individuels” au lieu d’aménager les environnements (Buton 2008). Des campagnes d’information censées inciter les individus à abandonner leurs inclinations ou leurs valeurs culturelles – la santé publique moderne penche vers le culturalisme – prônent l’adoption rationnelle des modes de vie jugés plus “sains”.» 


« Bien sûr qu’il y a des gens qui vont mal et que le travail joue un rôle majeur dans ce malaise. Sauf qu’on utilise le psychologue pour faire du contrôle social, pour adapter les humains à des contextes hostiles ! » ​Souffrance au travail : oubliez le psychologue !


​« il n’y a rien à attendre de la fréquentation des pervers narcissiques, on peut seulement espérer s’en sortir indemne » Paul Claude Racamier

Les médecins, la souffrance au travail et le harcèlement


La qualité de vie au travail des médecins salariés ou libéraux est de plus en plus souvent altérée, tout comme celle des autres professions des soins de santé, par les nouvelles pratiques managériales et les injonctions paradoxales qui en résultent. Loin de l'opposition traditionnelle entre libéraux et républicains, des sociologues de l'action publique et des économistes évoquent aujourd'hui les méfaits d'une bureaucratisation néolibérale (Béatrice Hibou).  Nous pouvons tous être confrontés un jour ou l'autre à la question des risques psychosociaux au travail (RPS). L'analyse des RPS oscille entre une psychologisation extrême qui personnalise la difficulté d'adaptation à un contexte de travail en méconnaissant les facteurs organisationnels et managériaux liés aux politiques de santé ou à l'inverse la mise en avant systématique des déterminants économiques, sociaux et politiques au risque de ne pas repérer des situations nécessitant une approche centrée sur la personne ou l'encadrement de véritables pervers narcissiques, dont peut difficilement nier qu'ils existent.

Sur les effets des politiques publiques sur la gouvernance et le management des systèmes de santé, on lira Maya Beauvallet, Henry Mintzberg, Frédéric Pierru, Nicolas Belorgey, Christian Morel, François Dupuy,Béatrice Hibou, Valérie Isles, David Giauque, Vincent de Gaulejac, Michela Marzano...

Il faut se méfier des concepts valises, tant ils sont aisément intégrés et instrumentalisés par la gestion attrape-tout. Mais quand les langues se délient, il apparaît qu'au delà de simples situations conflictuelles inhérentes aux organisations, les médecins, qu'on a longtemps cru mieux protégés que les autres soignants, sont de plus en plus souvent en difficulté.
  • Non seulement il sont de plus en plus en situation de souffrance au travail (travail en sous effectifs médical ou paramédical, défaillances du pilotage des activités, défaut de reconnaissance au travail, défaut d'information et de participation aux processus de décision, empêchement de faire, perte d'autonomie dans l'organisation des soins, injonctions paradoxales...) 
  • Mais ils sont aussi de plus en plus souvent en situation de harcèlement, par leur hiérarchie, des coalitions internes et/ou l'administration. Si l'on parle parfois de "claques cliques et clans", le rapport sur les conflits à l'HEGP parle de "lobby" et de "cabinet noir". Si la pression managériale tend à individualiser le risque a détriment de l'influence du milieu, s'il ne faut pas méconnaître les facteurs individuels, nombreux sont les arguments qui mettent en évidence les méfaits des modèles prescriptifs du Nouveau Management Public, promu dans l'ensemble des systèmes de santé par les organisations internationales. L'injonction simultanée à la compétition de tous contre tous pour la concurrence efficiente et à la coopération pour l'intégration des soins nous mène à la catastrophe. L'hôpital se transforme en "arène politique" au sens de Mintzberg, la pire forme d'organisation politique.

Webographie:


Rapport de la mission sur les conflits à l'HEGP 


« La mission fait suite au suicide de Monsieur Jean-Louis Mégnien, professeur de médecine à l’université Paris-Descartes et praticien hospitalier au sein du pôle Cœur-Vaisseaux-Reins-Métabolisme (CVRM), sur son lieu de travail, l’Hôpital Européen Georges Pompidou (HEGP) de l’Assistance Publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), le 17 décembre 2015. »


Suicide de l’hôpital européen Georges-Pompidou : l’AP-HP va devoir céder la place à l’IGAS Jean-Yves Nau

« Le rapport de la commission interne confirme que « la souffrance [du professeur Mégnien] a été révélée par plusieurs alertes qui n’ont pas été prises en compte de façon appropriée ». Il ajoute que la réponse apportée « s’est limitée à la recherche d’une solution au conflit. Aucun entretien n’a été proposé au professeur Mégnien, les médecines du travail universitaire et hospitalière n’ont pas été sollicitées et aucun contact n’a été établi par la suite avec l’université en vue de faire appel à un médecin agréé ou à un comité médical ».

Pourquoi le management peut rendre fou, par Vincent de Gaulejac (Vidéo)

​De Gaulejac insiste en permanence sur la distinction entre prescripteurs d'en haut et management de terrain. Il décrit les causes macro, les effets méso sur le comportement des petits soldats du management et les désastreuses conséquences sur les micro-systèmes cliniques. Au delà du choix entre "exit, loyalty or voice" le risque est la résignation cynique et la complicité soumise.

Travail : peut-on résister aux injonctions paradoxales sans péter un boulon ? (à propos de Vincent de Gaulejac)


Les petits soldats du nouveau management

Pourquoi le monde du travail est-il si déboussolé et anxiogène ? Plusieurs ouvrages expliquent la dérive progressive des directions d'entreprise (note personnelle: et institutions publiques), et comment nombre d'entre elles ont délégué l'élaboration de méthodes qui confinent parfois à l'absurdité.

Recension: Yves Clot et Michel Gollac, Le Travail peut-il devenir supportable ?, Armand Colin, 2014, 240 p.


​Souffrance au travail : oubliez le psychologue !


Le burn-out n'est pas un diagnostic médical rappelle l'academie de médecine


Frédéric Pierru : «Il y a un absentéisme massif, signe d’une crise collective forte»



Dossier: Considérations sur les risques psychosociaux à l'hôpital (dans la lettre PHARe n°70)

Journal du Syndicat National des Praticiens Hospitaliers Anesthésistes-Réanimateurs Élargi - n° 70 - Décembre 2014 


Peut-on attendre quelque chose des commissions régionales paritaires?

Etat des lieux de la santé et des risques psycho sociaux au travail des médecins hospitaliers 

(ARS Île-de-France)Relevé de Discussion Commission Régionale Paritaire Réunion du 28 mai 2015

L'impact du lean sur le risque psychosocial vu par un médecin du travail


Les méthodes d’organisation du travail : le Lean en question


Les recompositions paradoxales de l’État sanitaire français Transnationalisation, étatisation et individualisation des politiques de santé


La reconnaissance du harcèlement moral au travail : une manifestation de la « psychologisation » du social ? Laïla Salah-Eddine


Florilège ubulogique:


Effets des politiques publiques sur la gouvernance et le management des systèmes de santé, lire:
Maya Beauvallet, Henry Mintzberg, Frédéric Pierru, Nicolas Belorgey, Christian Morel, François DupuyBéatrice Hibou, Valérie Isles, David Giauque, Vincent de Gaulejac, Michela Marzano...


Plus sur les RPS
Risques psychosociaux ou malaise dans l'organisation?


samedi 16 janvier 2016

Intégration gestionnaire et gouvernance des politiques publiques de santé à l’ère néolibérale


« Le joli mot de "gouvernance" n'est qu'un euphémisme pour désigner une forme dure de domination politique » Jürgen Habermas

« La gouvernementalité est un concept élaboré par Michel Foucault afin de rendre compte des différentes techniques de domination exercées sur les autres et sur soi-même. La gouvernementalité va désigner la manière de gouverner les hommes afin qu'ils se gouvernent eux-mêmes comme on veut qu'ils se gouvernent. »
Extension du domaine du management

« les formulations néolibérales faisant une référence œcuménique aux communautés locales ont atteint un tel point qu’elles sont vues comme une victoire en faveur de la décentralisation et de l’autonomie au lieu d’être considérées comme une euphémisme cynique du démantèlement progressif de l’Etat providence » (Marden, 2003)" 


Les mythes cachés de la loi de santé: populisme bureaucratique, orthodoxie des soins de santé primaire et bucolisme paramédical


Nous savons bien pourquoi les médecins se suicident, libéraux ou salariés, cliniciens de base ou professeurs des universités. Rapidement énoncées, les causes de ce qui conduit du désenchantement au désespoir se résument en sur-administration et spirale de la défiance, défaut de reconnaissance au travail confinant à l'humiliation injurieuse et à l'infantilisation managériale, évaluation intrusive et sous information combinées à l'asservissement croissant à des indicateurs myopes déconnectés des finalités des soins, exclusion des processus de décision qui les concernent, suppression de toute autonomie dans la définition des besoins et de l'organisation des programmes de soins dont ils sont les experts. C'est un sentiment d'absurdité, de perte de sens institutionnalisée, qui se combine à un sentiment d'absence totale de reconnaissance, parfois de l'oeuvre d'une vie entière, et qui finit parfois par devenir insupportable. Hélas, le concept de « souffrance au travail » permet d’individualiser les causes, d’évacuer les déterminants économiques et sociaux en déterminants psychologiques relevant d’une approche individuelle. Celui de « maltraitance » permettra d’accuser quelques lampistes maladroits et "harcelants". S’il y a bien sûr des situations individuelles à traiter, des maltraitances institutionnelles à combattre et des chefaillons pervers narcissiques à circonscrire, le problème principal, c'est de savoir si le management participatif et son extension à la gouvernance des politiques publiques de santé sous la forme d’un développement participatif territorialisé par les « agences » sont le problème ou la solution.

L'opposition classique entre libéraux et républicains, qui prend trop souvent la forme d'une querelle de fous selon Marcel Gauchet,  ne permet pas de rendre compte de la remarquable continuité existant entre la loi HPST et la nouvelle loi de santé. Dans la loi HPST, les libéraux voient l'hôpital-entreprise enfin libéré des "flâneries bureaucratiques" des salariés grâce au libre marché, tandis que les républicains y voient l'hyper-marchandisation néolibérale. Dans la nouvelle loi de santé, les libéraux ne voient que l'hyper-administration centralisée et la iatrogenèse managériale, quand les républicains y voient le triomphe du développement participatif à partir des soins de proximité, celui de la démocratie sanitaire et de l'accessibilité égale aux soins. Cela ne se résume pas à un débat droite - gauche car il y a toujours eu une droite dirigiste et planificatrice  et une gauche jacobine-libérale, à commencer par Le Chapelier. Pour sortir de l'impasse il faut sans doute en revenir aux penseurs de 1968 tels que définis par Luc Ferry et Alain Renaut, notamment Foucault et Bourdieu et à leurs successeurs. Le sociologue et l'archéologue du savoir permettent de penser le néolibéralisme et le managérialisme au sein d'un même paradigme de "gouvernementalité". Nous y ajoutons quelques anthropologues moins connus.


Apport des anthropologues: mondialisation, ajustement et techniques de rationnement des soins


Nous empruntons le terme de "déconcentralisation" au sociologue et politiste Frédéric Pierru. C'est un processus par lequel sous une apparence de décentralisation le contrôle hiérarchique du sommet stratégique ne fait que se renforcer sous couvert de contrôle des coûts, de la rationalisation des processus, de la gestion des risques, voire de la "qualité" et de "l'éthique". Rappellons que Pierru rejoint Bourdieu dans sa vision du néolibéralisme: "...le néo-libéralisme ne saurait en aucune façon être assimilé au moins d'Etat. Il est au contraire une rationalité politique originale qui confère à l'Etat la mission de généraliser les relations concurrentielles et la forme entrepreneuriale y compris et surtout au sein de la sphère publique." Frédéric Pierru
Ce terme de déconcentralisation doit être rapproché de l'idéal-type des organisations divisionnelles de Mintzberg fondées sur la standardisation des résultats. La "gouvernance" renvoie au terme ambigu de régulation, à la fois régulation par l'état et autorégulation systémique où les individus et les "firmes" (les entreprises) doivent se conformer au principe de concurrence efficiente. Le paternalisme économique appelle une réingénierie sociale centrale des formes collectives de l'action, afin que les "acteurs" soient conformes à ce qu'en attend la théorie des rationalités limitées et des incitations (Mintzberg).

A l'heure d'une globalisation tantôt présentée comme nécessaire et sans alternative au rationnement des soins ("TINA") ou au contraire contingente, qui pourrait être autrement qu'elle ne se déploie ("TATA"), l'analyse des politiques coloniales et post-coloniales de santé par les anthropologues permettent de voir comment les techniques managériales importées des pays colonisateurs ont d'abord été expérimentées en terrain colonial, puis dans les pays ex-colonisés sous l'influence des organisations internationales après la seconde guerre mondial, pour enfin être importées dans les pays développés lorsqu'ils ont été soumis à la contrainte des programmes d'ajustement structurels. Tout un arsenal de concepts présents dans les déclarations d'Alma-Ata et la charte d'Ottawa, fondés sur le constat d'un nouvel ordre économique mondial, est ainsi appliqué par les politiques publiques de santé dans le nouveau contexte néomanagérial-néolibéral. Cette approche permet de mieux percevoir la continuité des réformes des politiques de santé derrière les oripeaux politico-médiatiques derrière lesquels se déguisent les partis qui les ont promues pour masquer le rationnement et la destruction de la solidarité: pseudo-libération du marché derrière la loi HPST et pseudo-égalitarisme derrière la nouvelle loi de santé.

Le populisme bureaucratique: Jean-Pierre Chauveau


L'orthodoxie des soins primaires: Bernard Hours

La santé publique entre soins de santé primaires et management Bernard Hours - A lire absolument +++ et à rapprocher de:


Le bucolisme paramédical: Michel Foucault, incontournable pour ses approches de la gouvernementalité, de la biopolitique et de l'ordolibéralisme évoquait aussi les risques du bucolisme médical

Le bucolisme paramédical est soutenu par l'innovation de rupture de Clayton Christensen. Il annonce la disruption des anciens modèles économiques de la médecine par les nouveaux modèles économiques de santé numérique. Il est aussi soutenu par le mythe de "l'inversion du triangle d'allocation des ressources" des soins curatifs vers les soins de santé primaires, mythe fondé sur le double détournement 
1. de la "thèse de McKeown" (généralisation des hypothèses d'inefficacité des soins curatifs sur les indicateurs de santé) et
2. de l'Evidence Based Medicine dans sa version pervertie et néo-managériale où elle légitime l'industrialisation par l'organisation scientifique du travail, le déremboursement de ce qui n'est pas pertinent au regard des RCT et la conception de la médecine comme science appliquée à la main des ingénieurs de santé. Cette vision est incontestablement présente dans la campagne de promotion actuelle des "soins de santé primaires" et la 'Patamédecine non remboursées sauf par les mutuelles, dans la version orthodoxe critiquée par les anthropologues (équivalent du rôle des tradipraticiens dans les modèles post-coloniaux).
McKeown et David Sackett , chers au "Docteur du 16", valent mieux que cela et doivent se retourner dans leurs tombes!

Crise de la médecine ou crise de l’antimédecine ?

Analyse critique des liens entre santé publique et globalisation: Didier Fassin

Pour poursuivre un survol anthropologique critique des politiques publiques de santé lire aussi  aussi Raymond Massé en lien avec la critique du principe de prévention par Moatti et Peretti-Watel

Néomanagérialisme et néolibéralisme


Les quelques textes présentés ici permettent mettre en lien les différentes approches du New Public Management et les liens étroits entre 

Béatrice Hibou ("la bureaucratisation du monde à l'ère néolibérale")

Extension du domaine du management ; néomanagement et néolibéralisme*

« Par sa connexion avec le néolibéralisme le management se convertit en une forme, insuffisamment identifiée, de gouvernementalité globale. Quels éclairages peuvent nous apporter les sciences humaines sur les conséquences de cette extension du discours managérial pour chacun d'entre nous, que nous soyons étudiant, salarié, militant associatif ou patient ? Pourquoi le discours du néomanagement s'est-il imposé aussi facilement ? Quelles conséquences pour la démocratie ? »

Lire l'avant propos +++ (en pièce jointe)

« La gouvernementalité est un concept élaboré par Michel Foucault afin de rendre compte des différentes techniques de domination exercées sur les autres et sur soi-même. La gouvernementalité va désigner la manière de gouverner les hommes afin qu'ils se gouvernent eux-mêmes comme on veut qu'ils se gouvernent. »

Burn-out : plus d'un médecin sur deux dit souffrir d'épuisement professionnel Anne Bayle-Iniguez 15.01.201

Février 2014 Note socio-économique La gouvernance en santé au Québec (plus ça change, plus c'est pareil partout mais avec des spécificités nationales)

La construction dite néolibérale des nouveaux collectifs (comme "firmes" issues à la fois des dynamiques de changement d'en haut et d'en bas) ne peut faire l’économie d’une critique des concepts d'empowerment, du « développement participatif», de l'activation des personnes vulnérables, de l’intégration gestionnaire des « parcours de santé », des soins de santé primaires dans leur version orthodoxe. Il convient de lire les anthropologues critiques de l'utilisation des technologies coloniales de gouvernance de la santé, d'abord utilisées dans les pays pauvres et/ou ex colonisés où l'on a initialement importé des modèles technocratiques constructivistes avant de les instrumentaliser chez nous en vue de l'ajustement / rationnement des soins. Notons que le « parcours » est la traduction angélique du business process ou chaîne de valeur qui sera gérée par les assureurs dirigeant les nouveaux réseaux de santé intégrés. La déconstruction de la solidarité liée à l’ajustement international fait que ces pseudo-chaînes de valeurs intégreront de moins en moins une vision médico-sociale de l’outcome dans les « super-T2A » « au parcours » (bundled payments ou paiements par "épisodes de soins"). Mettant les opérateurs en concurrence sur des modèles économiques artificiels – des unités d’œuvre comptables - fondés sur des parcours étriqués et déconnectés d’une finalité qui fait sens, on ajoutera toujours plus de machins de « coordination d’appui aux soins » pour des activités qu’on a désintégrées.

Le Néolibéralisme : Destruction du collectif et atomisation de l’humain


« Le but, poursuit Bourdieu, étant d’arriver à une armée de réserve de main-d’œuvre docilisée par la précarisation et par la menace permanente du chômage. Cela amène à des situations de détresse extrême qui donne lieu à un stress irréversible qui peut amener à l’autodestruction, il n’est que de se souvenir du feuilleton des suicides de France Télécom. Pour Pierre Bourdieu, le libéralisme est à voir comme un programme de «destruction des structures collectives» et de promotion d’un nouvel ordre fondé sur le culte de «l’individu seul mais libre». Le néolibéralisme vise à la ruine des instances collectives construites de longue date par exemple, les syndicats, les formes politiques, mais aussi et surtout la culture en ce qu’elle a de plus structurant et de ce que nous pensions être pérennes. »

L'essence du néolibéralisme - Le Monde diplomatique (Pierre Bourdieu)




Gouvernementalité néomanagériale et positivisme scientiste 

Farouchement opposé à la colonisation et à son constructivisme technocratique et irénique, Clemenceau s’opposa à Jules Ferry qui déclarait :

« Je répète qu’il y a pour les races supérieures un droit parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures. » (Discours devant la Chambre des députés, 28 juillet 1885).

Clemenceau lui répondit en ces termes :

« Les races supérieures ont sur les races inférieures un droit qu’elles exercent et ce droit, par une transformation particulière, est en même temps un devoir de civilisation. Voilà, en propres termes, la thèse de M. Ferry et l’on voit le gouvernement français exerçant son droit sur les races inférieures en allant guerroyer contre elles et les convertissant de force aux bienfaits de la civilisation. Races supérieures ! Races inférieures ! C’est bientôt dit. Pour ma part, j’en rabats singulièrement depuis que j’ai vu des savants allemands démontrer scientifiquement que la France devait être vaincue dans la guerre franco-allemande, parce que le Français est d’une race inférieure à l’Allemand. Depuis ce temps, je l’avoue, j’y regarde à deux fois avant de me retourner vers un homme et vers une civilisation et de prononcer : homme ou civilisation inférieure ! [...] Je ne veux pas juger au fond la thèse qui a été apportée ici et qui n’est autre chose que la proclamation de la puissance de la force sur le Droit [...] » (Discours devant la Chambre des députés, 30 juillet 1885)

mardi 22 décembre 2015

Loi de santé: qui croit encore au Père-Noël?


« Le pouvoir étatique n'est jamais aussi habile à resserrer son étreinte sur la société civile que lorsque qu'il feint de l'émanciper des autorités qui font de l'ombre à la sienne.» Bertand de Jouvenel - « Du pouvoir »

Les 7 mythes de la loi de santé


Salut, heureux agents de promotion de la santé!

Cet article récent du Quotidien du Médecin fait état d’un malaise et d’une division des médecins hospitaliers.

"Parmi les représentants des médecins hospitaliers, l’analyse est nuancée, même si la satisfaction domine."

La  nouvelle gouvernance serait saluée par les PH? Leur impression serait seulement "mitigée" ?
Jusqu'où abusera-t-on de notre patience? Les Praticiens Hospitaliers croient-ils encore au Père-Noël?

En suivant Mintzberg et March qui ont beaucoup écrit sur les mythes du management, on peut identifier 7 mythes dans la loi de santé, en continuité parfaite avec les lois précédentes depuis maintenant quelques décennies.


1. L’existence d’un système de santé


L'existence d'un système de santé est le premier mythe interrogé par Henry Mintzberg. La fonction de production de l’action publique, qui a pour objet la production du bien-être économique et social, englobe depuis la LOLF toutes les autres fonctions qui lui sont asservies dans sa budgétisation, dont la fonction de production hospitalière de Fetter - les "groupes homogènes de malades" (GHM) - les soins de ville, l'action sociale, au delà tous les secteurs de l'action publique impactant la grande santé Bien-être. Le financement de l'action publique est dès lors soumis à des arbitrages budgétaires "experts" en termes de coûts d'opportunité, rien moins que transparents et démocratiques, objets de tous les lobbyings, rien moins que rationnels.  

Cette intégration des fonctions, où les soins sont séparés du social par une triple fragmentation institutionnelle, financière et culturelle, fait du système sanitaire une "usine à soins techniques produits à flux tendus". Cette industrialisation brouillonne, démunie de tout modèle de valeur signifiant pour l'usager et pour les professionnels de soins,  induit désenchantement et révolte d'être ainsi incité à pratiquer de mauvais soins, classés en unités d'oeuvre comptables à trop courte vue. Why Reforming the NHS Doesn’t Work The importance of understanding how good people offer bad care - Valerie Iles

Le principe de pertinence de soins en secteur sanitaire percute de plein fouet celui d'accès universel et égalitaire du secteur de l'action sociale, dans un cafouillage technocratique qui rend les parcours toujours plus chaotiques. En vérité, nous n'avons pas de système de santé cohérent, pas de modèle économique pour les biens et services de santé, juste un modèle de comptabilité de gestion.

Le système: l'intégration des fonctions de l'action publique d'après Patrick Gibert



2. La crise du système: marché mondial - démocratie locale


C'est le second mythe dénoncé par Mintzberg. Le système clinique est-il en crise ou bien réussit-il mais à un certain prix? Ici se discute le phénomène de la globalisation asymétrique face à une mondialisation bien réelle, et la pertinence des stratégies politiques d’ajustement portées par les organisations internationales.

Le marché, qui gère la liberté individuelle dans les biens privés, est mondial, mais la démocratie qui gère la liberté individuelle dans les biens publics, est locale, tout au moins quand elle existe. Le marché, sans état de droit, conduit au chaos et la liberté individuelle ne peut y conduire qu'au "droit d'être déloyal". Comment faire pour que les entreprises, au delà toutes les organisations sommées de mettre leur comportement en conformité avec ce qu'attend la théorie économique des "firmes" ne deviennent pas "des collections de mercenaires déloyaux" selon la formule de Jacques Attali? Comment, nous autres soignants, pouvons nous retrouver le droit d'être loyaux envers nous-mêmes et les patients que nous servons?

Le discours de la crise est à rapprocher de la classique "stratégie du choc" et de l'innovation de rupture. Mais qui peut lire l'avenir  et anticiper les résultats de la destruction créatrice de Schumpeter? Attali et Stiglitz se rient à la lecture de ce que les oracles prédisaient à l'aube du XXème siècle.  La crise du système, c'est avant tout celle du Nouveau Management Public de la santé et celle induite par l'effroyable iatrogenèse gestionnaire qu'il impose à nos organisations cliniques en confondant management et compétition par comparaison d'indicateurs myopes.

3. L’ingénierie sociale centralisée


La technologie des sciences sociales est aujourd'hui au centre du management public d'après Patrick Gibert. C'est le niveau "macro" de la régulation. Les sciences biomédicales y sont désormais asservies à cette réingénierie générale de la santé-bonheur, à ce grand chef d'œuvre industriel que seule notre énarchie de santé publique pouvait concevoir sous une forme aussi délétère.

Projet de société, d'entreprise, de sortie, de vie, de soins, de service, d'établissement, d'insertion, professionnel,  de développement personnel etc. Sans projet point de salut. La tyrannie du projet s'impose à tous les niveaux de gouvernance du sommet de l'état jusqu'à l'enfant scolarisé ou jusqu'au plus malheureux des plus malheureux de la Terre. Il convient de la soumettre à une anthropologie critique avec Jean-Pierre Boutinet.

4. La rationalisation gestionnaire


Les NTIC et l'interconnexion des données permettent la généralisation de la comptabilité de gestion et l'expansion du managérialisme, défini comme généralisation des sciences de gestion à toutes les sphères de la vie.

Au niveau "méso" de l'organisation de la santé, elle régule la gouvernance des managers intermédiaires, notamment par le biais du contrôle croissant des directeurs d'hôpitaux par les agences régionales. Les organisations de "managers de santé", notamment celles des managers publics, sont dès lors poussées à réclamer toujours plus de contrôle sur de grands trusts verticaux de survie à la T2A, aujourd'hui les Groupements Hospitaliers de Territoire (GHT) et toujours plus d'intégration des cliniciens au prix d'une précarisation des statuts permettant de réduire leur autonomie, de les rendre plus dociles aux incitations perverses. Ces incitations, les managers ne font que les transmettre d'en haut, souvent à rebours de leurs propres convictions. Mais la fonction publique, autrefois "grande bavarde" au service de l'état providence, se rapproche de plus en plus de la "grande muette" par la loi martiale qu'impose la caporalisation des chaînes de commandement gestionnaires.
Il s'agit partout de rationaliser la production de résultats de sortie de système à court terme (outputs). Dès lors le cost-killing imposé d'en haut  ne sait qu'assurer la réduction de coûts au détriment du résultat clinique qui compte vraiment (outcome). Nul économiste de santé sérieux ne peut prétendre savoir, sous un financement destiné à rationner les soins, assurer la péréquation des coûts et des revenus le long d'une chaîne de soins ou des professionnels libéraux, des centres de santé et des établissements de soins encaissent le remboursement accordé par l'assurance-maladie pour le segment de la chaîne de soins /de valeur dont il ont assuré le fonctionnement. Nul ne peut créer et innover pour mieux rendre un service dès lors que des financements pseudo-marchands déconnectés de l'utilité des biens paralysent toute initiative locale ou d'établissement, et tout investissement.

Une activité centrée patient (outcome oriented) nécessiterait que les équipes de soins soient encore autorisées - et non incitées comme des idiots rationnels qu'on gouverne à distance -  à une approche humaniste, qu'elles puissent encore se mobiliser pour le résultat qui compte pour le patient, après la sortie ou en prévenant son hospitalisation, dans son environnement propre. C'est bien là le droit d'être loyal envers le patient par une action qui a du sens, au delà de la production d'un acte ou d'un groupe homogène de malade (GHM), même modulé par je ne sais quel "machin" de paiement à la performance. Mais quelle logique comptable peut fixer sérieusement la fin d'un épisode de soins, fin qui marquerait le point où l'on peut définir une unité d'oeuvre comptable qui fait sens? Certainement pas celle des "financements au parcours" qui couvriraient un épisode s'arrêtant devant l'abîme qu'on a créé entre soins et social. Elle imposerait encore davantage aux Soins de Suite et de Réadaptation une fonction de déstockage dans une logistique poussée depuis la production d'amont et une mission impossible de "dernière station avant le désert" soumise à l'injonction du virage ambulatoire, alors que le modèle "d'usine à soins" a réduit toute possibilité de coordination médico-sociale précoce pour les équipes de soins en sanitaire! En réalité la promotion actuelle des "financements au parcours", au nom de l'intégration des soins, personne ne pouvant être contre, est un bon moyen de laisser le contrôle des offreurs aux mains des payeurs qui en l'occurrence sont de plus en plus les assureurs privés.

Les spécialistes du management, les vrais, savent que pour certaines organisations, notamment cliniques,  la standardisation des processus ou des résultats, dès lors qu'on ne parvient pas à les définir assez bien pour capter le sens de ses activités fondamentales, ne peut conduire qu'à des résultats économiques médiocres. Cette transformation du système clinique en organisation divisionnelle est pourtant ce qui a guidé la restructuration des établissements en pôles, le plus souvent sans cohérence médicale, sans autre réelle logique que de casser l'autonomie d'organisation des équipes, les couper de l'information et des processus de décision pour mieux réduire leurs ressources. Efficience n'est pas performance, c'en est seulement une composante.

De la vieille "rationalisation des choix budgétaires" il reste bien les choix budgétaires et la fermeture de l'ONDAM. En découle une direction descendante des nouvelles chaînes de commandement pilotées par un contrôle de gestion de plus en plus déconnecté des réalités du terrain, des pratiques et des besoins de soins. Tuer les coûts pour rester dans l'enveloppe est le seul objectif.

La principale mission assignée aux nouveaux gestionnaires n'est plus de bien rendre le service attendu mais de réduire les coûts, coûte que coûte en quelque sorte. Ces extrait des débats du 18 septembre 2015 au Sénat explicitent bien ces mécanismes de prise de contrôle par les Groupements Hospitaliers de Territoires, ces nouvelles grandes verticalités de territoires chargées d'accélérer  le cost-killing. 

Dès lors se déploient les  plus grossières méthodes d'économies d'échelle, de mutualisation, de flexibilité, de destruction des compétences et processus clés au nom de la polycompétence, sans aucun garde-fou consistant au regard de la dégradation d'un service rendu que chacun peut constater au quotidien en ville, dans les établissements de soins et dans le secteur médico-social.

L'autonomie des professionnels et la participation réelles des usagers ne sont plus considérés comme une source de performance des soins mais deviennent contre-efficients pour les indicateurs ubuesques d'une gestion qui a inversé les fins et les moyens, qui prend les ressources humaines, soignants et patients non comme une fin, mais comme les intrants de sa fonction de production.


5. Le mythe du « leader héroïque »


C'est la figure du visionnaire qui promeut l’innovation de rupture en lisant l'avenir (March, Mintzberg). Ce capitaine d'entreprise, charismatique, parfois qualifié de génialissime dans un culte quasi soviétique de la personnalité, voit à travers les murs et guide le troupeau.

Joint au mythe de la rationalité gestionnaire il justifie une régulation hiérarchique, mécaniste, top down, celle du couple intégration / processus décrite comme plaie du management par François Dupuy ("Lost in management").

6. Le mythe de l’optimum historique ou la compétition efficiente


C'est la théorie "micro" des motivations et de la décision. Elle est indispensable pour légitimer les politiques "macro".

La compétition, pour être efficiente, doit y être régulée par les incitations selon les théories économiques de la « firme », elle justifie la commercialisation de l’offre de soins et des assurances maladies.

L'utilisation systématisée de la forme "firme" (ou entreprise) comme support d’une compétition généralisée à toutes les sphères de la vie publique et privée que l’état a pour mission de réguler; est parfois qualifiée de "néo-libéralisme". Elle est donc indissociable du managérialisme d'un état régulateur puissant. C'est tout le contraire de "l'état minimal", certes introuvable, des libéraux classiques.

Ce mythe représente l'acteur économique "micro", usager, médecin, directeur, élu local etc. comme un idiot rationnel, ou plutôt aux "rationalités limitées", que les régulateurs éclairés par les sciences sociales et les Big Data pilotent vers le bon sens de l'histoire économique et sociale.

Ce pilotage est possible grâce aux NTIC et à l'asymétrie d'information qui permet l'intégration des divers niveaux de gouvernance.

Hélas, dans un système de médecine administrée, planifiée et rationnée par des enveloppes budgétaires fermées il ne peut y avoir de réel modèle économique. La "commercialisation" entraîne bien des profits pour des entreprises privées en cas de privatisation de l’offre de soins ou des assurances complémentaires , mais il s'agit de faux marchés, sans modèle de valeur/ utilité au sens économique, quelle que soient les part respectives des secteurs publics et privés.

Les modèles de revenus y sont artificiellement créés, pour des unités d'œuvre comptables trop souvent insignifiantes en termes de résultats cliniques (exemple de la production de groupes homogènes de malades dans la T2A).

Ces faux business models sans résultats signifiants pour les parties prenantes, loin de constituer un vrai marché, placent les acteurs dans « une guerre hobbesienne de tous contre tous » (Frédéric Pierru) quand il faudrait qu'ils soient libres de collaborer en vue d'un résultat clinique partagé, celui qui compte pour l'usager au terme d'un parcours de soin. Une super-T2A par épisode, mettant en compétition des « groupes homogènes de parcours » gérés par les assureurs n’y changerait rien, au contraire.

7. Le mythe du développement inclusif et l’orthodoxie des soins de santé primaires


C'est le mythe qui légitime les réformes au nom de la défense de l'égalité et de l'autonomie à base communautaire.

La « santé » y est définie comme processus régulé de développement social et d'émancipation des communautés, dans la plus parfaite orthodoxie des Soins de Santé Primaires, à l’heure où le techno-cafouillage socio-sanitaire n’a jamais autant affaibli les soins de premier recours. La loi de santé cherche à appliquer aujourd'hui les modèles postcoloniaux inopérants aux pays en voie d'ajustement des dépenses de santé (Bernard Hours). Cela justifie la promotion des médecines alternatives, l’action de nouveaux acteurs de développement communautaire se rapprochant de plus en plus des logiques d’action sociale. Cela légitime l’ajustement des dépenses et le rationnement des soins remboursés par l’assurance maladie par l’inversion du triangle d’allocation des ressource, des soins secondaires et tertiaires hospitaliers ou ambulatoires vers des soins de santé primaires qu’on promeut comme la panacée. Au nom de l’égalité et de la liberté, mais au service des stratégies politiques d’ajustement, cette révolution culturelle de la promotion de la santé, avec ses comités territoriaux, ses tradipraticiens, ses nouveaux cliniciens conçus par des ingénieurs, connectés et ubérisés qui remplaceront les médecins, après avoir tout fait pour asphyxier et rendre inattractifs les soins de premier recours, est en mesure de détruire un système de protection solidaire contre la maladie qui avait fait ses preuves

Dans ce nouveau monde de la santé bien-être, comme le suggérait Canguilhem « la santé a remplacé le salut ». Entre biopolitique et bio-ascèse, le sujet activé, empouvoiré par les agents de promotion de la santé, se sentira libre d'adhérer à des normes dont il espérera qu'elles lui permettent d'optimiser son capital de ressources humaines au sein d'un système de firmes régulées rationnellement, en vue du bien-être économique et social. L’autonomie n’est souvent qu’un soleil trompeur.

Brave new world!

Joyeux Noël

Webographie : Kit de dé-niaisement accéléré


James March: « Les 4 mythes du Pr. March »

Henry Mintzberg: « Mythologie du management de la santé »

Jean-Pierre Boutinet: « Anthropologie du projet »

Maya Beauvallet: « Les stratégies absurdes »

Christian Morel: « Les décisions absurdes 1 et 2 »

François Dupuy: « la fatigue des élites », « Lost in management »

Frédéric Pierru: « Hippocrate malade des ses réformes »

Florent Champy: « sociologie des professions »

Nicolas Belorgey: « l’hôpital sous pression, enquête sur le Nouveau Management Public»

Didier Fassin: « L’espace politique de la santé», « Enjeux politiques de la santé »

Bernard Hours: « l'orthodoxie des Soins de Santé Primaires »

Michèle Marzano: « Extension du domaine de la manipulation »

Dany Robert Dufour: « le divin marché »

Valérie Iles « Comment d’honnêtes gens peuvent dispenser de mauvais soins? »

Why Reforming the NHS Doesn’t Work The importance of understanding how good people offer bad care - Valerie Iles

•Retrouvez ces auteurs et d’autres sur le florilège des ubulogues

Sénat: Séance du 18 septembre 2015 (compte rendu intégral des débats) à propos des Groupements Hospitaliers de territoires

Loi Santé: la Ministre comptable de sa politique! Par Frédéric Bizard
"L'état accroît son emprise tout en privatisant la gestion du risque."

Jacques Attali & Joseph E Stiglitz, LHFORUM 2013 (FR)

Une dernière référence s'impose dans ce contexte:

Discours de la servitude volontaire Étienne de La Boétie