vendredi 5 mars 2010

Incertitudes sur la qualité des soins: du financement à l'activité au marché des "tacots" d'Akerlof

Pourquoi la tarification à l'activité crée un "marché des casseroles"


La science économique est de plus incapable d'envisager ce qui n'est pas quantifiable, c'est-à-dire les passions et les besoins humains. Ainsi l'économie est à la fois la science la plus avancée mathématiquement et la plus arriérée humainement. Hayek l'avait dit :«Personne ne peut être un grand économiste qui soit seulement un économiste.» Il ajoutait même qu'« un économiste qui n'est qu'économiste devient nuisible et peut constituer un véritable danger ». (Edgar Morin La tête bien faite, p.16, Seuil, 1999)

Dans une communication de 2004 Philippe Mossé évoque les travaux de deux prix Nobel d'économie relatifs aux situations d'incertitudes sur la qualité et des défaillances que peut entraîner une régulation préferentielle par le marché ou un pseudo-marché tel que le paiement prospectif (tarification à l'activité). Les économistes défenseurs de ces modèles le savent et doivent tenter de faire croire aux usagers, aux élus et aux professionnels que l'asymétrie fondamentale d'information peut être suffisamment réduite (déification de la "régulation par l'information" par J de Kervasdoué). Pourtant les expériences internationales et notamment celles du cancre américain des dépenses de santé au regard des résultats, montrent que ces modèles détruisent le professionnalisme au profit de comportements de calculateurs économiques qui deviennent alors des experts en manipulation des "signaux" face aux manipulateurs d'incitations. Ils conduisent à une baisse tendancielle de la qualité des soins et au rationnement recherché, tout en majorant dramatiquement les coûts de transaction de l'organisation.
L’économie du système hospitalier ; Le délicat problème de l'incitation Philippe Mossé, Lest UMR 6123 Moscou, octobre 2004
Extrait:
"Depuis son origine, l’économie de la santé, et singulièrement celle de l’hôpital, fait la démonstration de ce que K. Arrow appelait les “ spécificités ” de l’industrie des biens et services de santé (Arrow, 1963). Confrontant ce secteur au modèle de l’économie classique, il concluait que, dans la santé, le Marché ne pouvait être le mode de régulation ou de coordination dominant.
Cette approche, développée par Akerlof (1976) à propos de l’incertitude sur la Qualité ou par Granovetter (1985), via la notion “ d’encastrement ” ou embeddedness, a été appliquée, à des degrés divers, à l’ensemble des activités économiques et sociales. Elle montre que la logique marchande tire son sens et son efficacité des institutions qui l’encadrent."


"The Market for 'Lemons' : Quality Uncertainty and the Market Mechanism" est un article de théorie économique de George Akerlof écrit en 1970 établissant les bases de la théorie de la sélection adverse. Professeur à l'université de Californie à Berkeley, Akerlof a été récompensé du « prix Nobel d'économie » en compagnie de Michael Spence et Joseph Stiglitz 2001 pour ses recherches sur l'asymétrie d'information dont cet article est un des points de départ.
Akerlof prend l'exemple des voitures d'occasion pour démontrer comment une asymétrie d'information en faveur du vendeur d'un bien, en l'occurrence le vendeur en sait plus que l'acheteur sur la qualité du bien qu'il vend, peut conduire à la réduction du nombre de transactions ou à la disparition du marché, même dans des conditions par ailleurs concurrentielles. L'acheteur de sait pas si le vendeur lui propose un "tacot" (lemon) où une voiture en bonne état. Un vendeur ne connait pas non plus la qualité de ce que les autres proposent (problème de signal). Dans une relation d'agence, le problème de "signal" peut être traité par la "certification" qui vise à réduire l'incertitude sur la qualité. Mais celle-ci peut reposer là encore soit sur un contrôle externe prédominant dans un modèle de régulation bureaucratique (voire pire sous forme de palmarès encouragés par l'Etat), soit reposer beaucoup plus largement sur l'autorégulation professionnelle (collèges professionnels).

La force de l'article d'Akerlof est de permettre d'analyser comment ce type de phénomènes peut se produire du fait de certaines erreurs persistantes dans la régulation du système de santé.



3 notions simples pour mieux comprendre l'horreur médico-économique


Voici trois notions qui assemblées, montrent comment la médecine prépayée à l'activité transforme les professionnels de santé en calculateurs économiques égoïstes dans une prophétie autoréalisatrice. En poursuivant le but de rationnement des dépenses, elle transforme inévitablement la santé en "marché des tacots". Elle conduit en effet dans un contexte d'incertitude sur la qualité et d'asymétrie d'information à une baisse inéxorable de la qualité des soins et à l'achat de programmes de soins "tacots" ou "lemons" au plus bas prix par les payeurs, qu'il s'agisse des usagers ou de tiers-payants.


Comme il n'y a pas de conditions techniques de fonctionnement opposables et que la tarification à l'activité ne valorise pas convenablement l'intensité ou la complexité des prise en charges les plus lourdes, nos directeurs ne sont plus retenus par aucun garde-fou face aux mécanismes du paiement prospectif et sont contraints à rationner les soins par le couple infernal EPRD - masse salariale. Les effectifs diminuent et quand le risque devient trop grand dans une activité, quel qu'en soit le besoin territorial, on la ferme. Pas la peine d'attendre de définir ce qui est "médicalement justifié", les activités tombent d'elles-mêmes.


Darwinisme organisationnel, marché des "tacots" et choix tragiques


1 La puissance du système de paiement prospectif est sa capacité à permettre des marges au regard du paiement prospectif. La T2A est un système de médecine prépayée. Dans un contexte de rationnement, une lutte pour la survie de chaque structure est favorisée. Il faut donc sélectionner les patients, diminuer les moyens de prise en charge, éliminer au maximum les "mauvais risques financiers" et au mieux, si l'on s'entend bien avec son directeur, "financer les malades non rentables par les malades rentables". Pour que ce système soit efficace et elimine les unités et établissements supposés les moins organisés il faut justement qu'il n'y ait pas de conditions de fonctionnement opposables qui limiteraient les marges d'action et les "chaînes de commandement" du nouveau directeur ingénieur tout puissant bardé de ses nouveaux bureaux des méthodes.
Mais le comble est hélas, qu'en France, le jacobinisme industriel piloté par les croyances de quelques experts autoproclamés a développé plus que partout ailleurs ce système de financement tout en omettant soigneusement les gardes-fous utilisés à l'étranger. C'est donc l'ensemble du système qui semble devenu fou et au grand dam des usagers et des professionnels.
Ainsi peuvent être aisément supprimés "au fil de l'eau" des postes d'aides-soignants, de rééducateurs, d'assistantes sociales mais aussi de cadres de proximité et de secrétaires médicales si indispensables à l'intégration des soins, puisque les effets dramatiques et inhumains en terme de production du handicap n'apparaîtront pas dans les indicateurs à courte vue de la nouvelle myopie gestionnaire. Ces suppressions sont hélas la seule marge de manoeuvre qui reste aux directeurs dans cette counter-evidence based policy.
"..les établissements se retrouvent dans cette situation paradoxale où la seule variable d'ajustement réside dans la qualité des soins. Le coeur de l'activité des établissements constitue donc le premier poste d'arbitrage financier. La pression budgétaire peut ainsi se traduire par une baisse de la qualité des soins." Robert Holcman au sénat


L’expérience américaine et la réforme de la tarification hospitalière en France – commentaire de l’article de J. Newhouse Roland Cash Michel Grignon Dominique Polton
http://economiepublique.revues.org/docannexe265.html


2 Le marché des tacots ou la transformation des professionnels, médecins, autres soignants, managers, en calculateurs égoïstes. La relation d'agence qui se met en place en santé remplace la logique de régulation par le professionnalisme médical par la seule logique de régulation comptable. Nous sommes dès lors dans un domaine économique très particulier où l'on ne peut connaître la qualité réelle du produit. Les indicateurs de contrôle externe de qualité sont quasiment toujours de indicateurs de processus courts (outputs) et non des indicateurs de résultats. les palmarès d'hôpitaux sont encotre plus inconsistants.
Ce cas de figure évolue vers une inévitable défaillance du marché. Il est décrit dans le célèbre article sur le marché des voitures d'occasion d'Akerlov. L'agence, contrairement à ce qu'elle va tenter d'affirmer notamment par la prétention à contrôler les filières et par les mécanismes divers de "certification", n'a aucun moyen sérieux de savoir ce que fait un établissement quand il prend en charge un malade: le vendeur est ici l'établissement, qui, bien organisé peut deviner ex ante par les connaissances des professionnels la complexité d'un cas, et peut par ailleurs prétendre délivrer un programme de soins d'une certaine qualité que l'agence, ici dans la position de l'acheteur, ne sait pas quoiqu'elle prétende évaluer ex post:


- le "vendeur" peut rester dans le cadre des Objectifs Quantifiés de l'Offre de Soins (OQOS) contractualisés sans répondre aux besoins réels du territoire, à supposer qu'on ait su les évaluer,


- il peut sélectionner des patients légers et à séjour prévisibles courts qui entrent apparemment dans les mêmes groupes homogènes que des patients plus lourds qu'on sait détecter et éviter.


- il n'y a pas de moyen d'évaluer la qualité des soins réelle (quality uncertainty) dans le cadre de cette prise en charge dont on n'aura que des indicateurs médico-économiques, même s'il ne s'agit dans les faits que de prises en charge "tacots".

Finalement seuls ces "soins casseroles" se vendront. La dégradation est d'autant plus rapide que la spirale de la défiance se développe entre usagers, payeurs et professionnels. CQFD.
C'est pourquoi l'autorégulation par un professionnalisme reconnu, de confiance et non incité en permanence au calcul économique reste indispensable à des soins de qualité au coté des rationnalités gestionnaires. Il faut en convaincre les usagers et les élus. Et sans doute aussi hélas certains médecins trop sensibles aux sirènes des économistes-ingénieurs!


"The Market for "Lemons" : Quality Uncertainty and the Market Mechanism" http://www.riekert-online.de/riekert-online/Transfer/0-154.pdf


3 Le transfert des choix tragiques ou analyse des portefeuilles d'activités doit se faire simplement avec la matrice du Boston Consulting group (BCG). Nos établissements travaillent sur le court terme car nos directeurs ont le "couteau à phynances" (celui du père Ubu) sous la gorge. Point de stratégie fondée sur les besoins de soins, ce qu'il faut c'est survivre jusqu'à la prochaine campagne budgétaire.

Cliquer ici pour la matrice BCG


Le viol éthique par l'image: "financer les malades non rentables par les malades rentables?.. ou ne plus financer du tout?".Bien des états d'âme en perspective pour les futurs médecins tacherons.

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