lundi 27 décembre 2010

Appel des soignants: c'est l'hôpital qu'on assassine!

O vous qui avez l'entendement sain
Voyez la doctrine qui se cache
Sous le voile des vers étranges"
Dante, L'enfer, chant IX, 61-63.

Appel des soignants

"Qui ne gueule pas la vérité dans un langage brutal quand il sait la vérité se fait le complice des menteurs et des faussaires." Charles Péguy

Le système de soins est malade des réformes imposées par la Nouvelle Gestion Publique et de l'hypertrophie bureaucratique d'un management qui légitime une ingénierie financière de plus en plus absurde. Chacun est incité à garder l'oeil rivé sur les indicateurs d'une rentabilité myope au détriment de l'intérêt des patients. Face à la gestion chaque jour plus ubuesque à laquelle il sont confrontés, les soignants appellent aujourd'hui à sauver l'hôpital public.
Signez l'appel des soignants : "c'est l'hôpital public qu'on assassine" à pourlhopital@yahoo.fr
Appel national et non catégoriel à signer par tout professionnel de santé

Guide de détection de "sophistique managériale"

"Il y eut le temps des Eglises, puis celui des Nations. Nous entrons désormais dans celui des Entreprises". Devise des écoles de commerce des années 1990, citée par Michela Marzano: "extension du domaine de la manipulation"
Hôpitaux démunis d'infirmières, salles privées de soignants, malades chroniques laissés immobilisés au lit sans secours dans le plus grand désarroi des soignants eux-mêmes et livrés à la précarisation fonctionnelle, malades que l'on fait de plus de plus souvent sortir sans l'accompagnement social requis au domicile, locaux dégradés et repoussants faute d'investissements, afflux de toutes les vulnérabilités à l’hôpital face à la dégradation voire la désertification des soins de ville et des alternatives sérieuses à l'hospitalisation, engorgement des urgences alors même que l'on incite, par un pseudo-marché artificiel, chaque maillon de la chaîne de soins d'aval à lutter pour sa propre survie économique, restructurations bureaucratiques absurdes faute de concertation, désenchantement des médecins et de l’ensemble des acteurs de santé, ...
Le constat d'une baisse tendancielle et conjointe de la qualité des soins et du taux de motivation est sévère et appelle à réagir.

Ce produit, pur output industriel représenté par un groupe standardisé de malades auquel sera dès lors appliqué un tarif, ne peut par construction prendre en considération les facteurs de complexité qui interfèrent avec ces prises en charge standard. Ces facteurs, d’autant plus intriqués à la maladie que celle-ci est chronique. Quoique leur prise en compte soit indispensable à l’outcome ou résultat de santé à long terme, ils sont par construction exclus des fonctions réglementaires de l’hôpital réduites à une conception trop étroite des activités diagnostiques et thérapeutiques. Il faut y voir l’effet des lois de 1970 et 1975 de séparation des secteurs sanitaire et social, puis l’aggravation de la fragmentation par les lois de décentralisation, le sanitaire étant déconcentré et le social décentralisé et territorialisé. La fabrique du produit « santé » est de plus en plus segmentée, et l’Etat, malgré les réformes successives de 1996, 2002 et 2005, ne parviendra jamais à réduire la fragmentation institutionnelle, culturelle et financière, qu’il tente de masquer par le cache-misère des réseaux, "machins" peu pérennes et compliqués à mettre en œuvre sur un système défaillant que l’on a renoncé à améliorer. Il est peu probable que l’extravagante bureaucratie autoritaire mise en place par la loi HPST avec les Agences Régionales de Santé y réussira mieux.

Le produit hospitalier est ainsi une pure représentation gestionnaire de plus en plus éloignée de ce que l'action des cliniciens voudrait pouvoir viser pour leurs patients dont ils doivent pouvoir rester les avocats. Mais cette fausse réalité, sans cesse martelée par la "COM" officielle, permet alors ce tour de passe-passe qu'est l'application des principes de la théorie de l'agence et de la concurrence encadrée au système de soins. Le médecin devient alors "agent double" pris entre l'injonction de servir deux "principaux", le gestionnaire qui l'emploie et le patient, qu'on le nomme malade, usager, ou client qui lui a fait confiance. La rhétorique managériale, en confrontant les acteurs de la santé au sentiment quotidien de la perte de sens, par la valorisation d'indicateurs myopes au détriment du résultat de santé à long terme, se fait progressivement "sophistique managériale".
L'objet de ce site est la déconstruction point par point de ce discours mythique qui n'a qu'un objectif, la faisabilité politique de l'ajustement brutal des dépenses de santé au cadre contraignant d'enveloppes budgétaires fermées, en dépit de la complexité croissante des besoins et au détriment de l'accessibilité aux soins.

Des auteurs clés pour la détection de balivernes et de "sophistique managériale" en santé
Michela Marzano - "Extension du domaine de la manipulation"
André Grimaldi - "L'hôpital malade de la rentabilité"
Frédéric Pierru - "Hippocrate malade de ses réformes"
François Dupuy - "La fatigue des élites"
Christian Morel - "Les décisions absurdes"
Henry Mintzberg - "Structure et dynamique des organisations"

lundi 6 décembre 2010

Le système d'information comme volonté et comme représentation

"Tout mécanisme de régulation est une théorie du changement social." Jean de Kervasdoué
On ne lit jamais assez Kervasdoué, le Schopenhauer du système de soins.

Une partie de la résignation des médecins et de leur renoncement à tenir leur place aux différents niveaux du management du système de soins tient dans l'inaccessibilité organisée et hélas acceptée du système d'information. Celui-ci, en l'absence d'accès réel aux données et aux interprétations qui en sont faites, du fait des pyramides et millefeuilles bureaucratiques, des réseaux professionnels de la mécanique gestionnaire, du fait des coûts d'accès exorbitants aux bases de données de santé et d'abonnements aux analyses, est la base d'une réalité "de second ordre", construite, comme l'explique très clairement Kervasdoué par une volonté des politiques publiques. Elle est à l'origine de l'apparition d'une nouvelle cléricature, de nouveaux groupes de pouvoir d'experts de l'information interreliée et de nouveaux marginaux sécants d'une nouvelle santé publique numérique d'Etat.

Bréviaire d'anti-management médical

Tout le monde connaît la célèbre "roue de Deming" mais beaucoup moins ses 14 points qui, assimilés et appliqués, entraîneraient une rénovation majeure de notre management hospitalier jacobin et fondé sur la défiance, et bien au delà de tout ce que nous imaginons aujourd'hui. (voir sous ce lien les 14 points de deming)

Mais restons sur le schéma de la roue que font tourner habituellement tous les semi-habiles formatés à la fausse qualité top down infligée aux victimes des suites de powerpoints itératifs, redondants et monotones qui remplacent si tristement aujourd'hui les assemblées médicales délibératives d'avant la nouvelle gouvernance.

La roue de la perte de sens

"Je ne crois qu'aux statistiques que j'ai falsifiées moi-même." Winston Churchill

1 In the begining was the Plan
C'est un très vieux projet que la budgétisation de l'assurance maladie et la mise sous enveloppes contraintes. Elles ont été plus récemment associées au projet de dépeçage de l'hôpital public "vaporisé" au profit du privé, avec un modèle cible d'hôpital public résiduel pour indigent et pour expertises hospitalo-universitaires de référence. Ces projets supposent la dissimulation bien ordonnée des politique publiques de déconstruction de la solidarité et de l'assurance maladie obligatoire derrière les décisions qu'on peut alors attribuer à des agences prétendument indépendantes et aux nouveaux opérateurs privés ainsi habilement introduits pour brouiller les cartes.

L'asphyxie de l'hôpital devait dès lors être habilement masquée par la mise place d'une concurrence par comparaison qui supposait une autonomie financière et une responsabilité des offreurs de soins que le management ne donnera jamais car elle aurait une potentialité trop inflationniste, l 'exemple de l' AP-HP étant caractéristique de cette mécanique infernale, pourtant aisée à comprendre, de conjonction d'un pseudo-marché par la T2A et de plafonnement aveugle d'effectifs, associé au refus de décentralisation des décisions. Ceci interdit, en contradiction flagrante avec les principes mêmes de la T2A, tout effort/effet réel d'optimisation capable de préserver la qualité des soins.

Le simple constat de cette arme de destruction massive de l'hôpital public aurait pu suffire semble-t-il à motiver la démission non moins massive de nos responsables médicaux en CME et ceux des pôles qui s'y étaient engagés. Ils ne l'ont pas fait alors qu'ils ne croient sans doute guère en la possibilité d'une DGère apprivoisée. Poussons donc plus loin l'analyse pour comprendre.

2 Do
Ils'agit de la mise en oeuvre pratique de la guerre de tous contre tous alors que le système d'aval, censé déstocker au plus vite les GHM "produits" en aigu, est lui même rapidement entraîné vers à la même logique de survie sans considération pour les parcours de soins. Dans l’omelette au lard de la restructuration, il faut pousser chacun à espérer être la poule plutôt que le cochon. Chacun croit à l'utilité de son activité, aux besoins de ses patients et veut sauver son équipe. C'est la mécanique psychologique du piège qui se referme sur les médecins hospitaliers. Il y a au moins trois façons de couler une activité en situation de financement prospectif (T2A) : l'inefficacité du responsable médical, la désorganisation des soins et activités support transversales de l'établissement sur laquelle il ne peut quasiment rien, à commencer bien sûr par le manque de personnel, et enfin les effets délétères de superstructure et frais de siège inutiles qui impactent les établissements.

3 Check
Pour que le système de destruction fonctionne sans trop de révolte, il doit s'appuyer sur un renoncement que seule la défiance généralisée peut engendrer. Chacun, dupe ou non, mouton, mutin ou maton de Panurge, doit affecter de jouer le jeu et de croire au système d'information, c'est ici la clé du processus de destruction massive par la spirale de la défiance.
La célèbre phrase de Nietzsche "il n'y a pas de fait, il n'y a que des interprétations" doit être aujourd'hui énoncée sous forme de novlangue gestionnaire si l'on espère extirper le reste de crédulité maladive et d'angélisme exterminateur qui serait en nous et nous permettre de garder un soupçon d'esprit critique:
Le système d'information est au coeur des interprétations relatives à la part de performance ou de non-performance individuelle imputable à l’organisation ou à la superstructure.

4 Act
Vient le temps de la punition des faux coupables. Il se fait selon le vieux principe paraphrasant La Fontaine "selon que vous serez puissant, dépendant d'un pôle protecteur puissant, fléché ou bien "restructurable" les jugements d'audits vous rendront blancs ou noirs."
Après deux ou trois tours de roue de la perte de sens, si vous n'êtes pas "rentable", fléché ou protégé vous êtes morts. Management by decibels et management by lobbying sont alors hélas trop souvent les deux mamelles de la survie en milieu hostile.

Mais le pire, c'est l'assimilation tacite d'un besoin de soin territorial de recours ou régional à la compétence supposée d'un responsable d'une activité clinique dont on supprimerait les prestations parce qu'il a été prétendument défaillant, sans toujours de considération pour les configurations territoriales ou celles de l'établissement. On peut constater dans de trop nombreux cas que la congruence entre un schéma d'organisation sanitaire et un projet d'établissement est une construction dont la dynamique est bien différente des principes affichés.

Une seule solution: le droit d'accès et l'accessibilité réelle, ce qui est bien différent, aux "indicateurs-handicapeurs" aux données et aux interprétations de "Big Data". C'est la conclusion bien évidente de ce que serait un système de connaissances tiré des 14 points de Deming et appliqué au système de soins.
Ou tout au moins, puisqu'il n'y a certes pas de modèle unique, ne nous appartient-il pas de préserver la vigilance critique, le sens du devoir d'ingérence organisationnelle et du refus de l'usage de mots qui nous font penser faux?
N'est-ce pas le seul moyen de préserver la confiance de patients qui ne doivent pas craindre que leur intérêt et leur santé passe pour le médecin après la "relation d'agence" qui le lie au directeur ou à l'ARS?

"Il y a trois sortes de mensonge, le mensonge, le fieffé mensonge et les statistiques."
Mark Twain cité par Disraeli, autre premier ministre anglais.
"Fais que mes patients aient confiance en moi." Prière du médecin de Maimonide

Notes webographiques
La "roue de la perte de sens" est une expression de Christian Morel (les décisions absurdes).