samedi 26 septembre 2015

Fin de vie: l'euthanasie bureaucratique et l'art de culpabiliser les improductifs


« Tout a ou bien un prix, ou bien une dignité. On peut remplacer ce qui a un prix par son équivalent; en revanche ce qui n'a pas de prix, et donc pas d'équivalent, c'est ce qui possède une dignité.» Kant fondements de la métaphysique des mœurs 1785​

« Par principe d’utilité, il faut entendre le principe qui approuve ou désapprouve quelque action que ce soit en fonction de sa tendance à augmenter ou diminuer le bonheur de la partie dont l’intérêt est en jeu. » Jeremy ​B​entham
(cité dans l'art d'ignorer les pauvres de John K. Galbraith)

La force qui, éternellement veut le bien, et accomplit le mal​


Nous évoquerons aujourd'hui un article de Bernard Pradines, un livre​ de Robert Holcman et un livre de Laurent Degos. 
Pradines nous montre comment certains milieux intellectuels qui se prétendent progressistes et se présentent en défenseurs de la liberté individuelle peuvent sans le vouloir faire le lit de l'horreur économique. Robert Holcman développe après Galbraith une nouvelle facette de l'art d'ignorer les pauvres et les improductifs, enfin Laurent Degos nous donne des clés pour en finir avec la malédiction de l'incontinence réglementaire dans les systèmes complexes pour y permettre l'innovation, la résilience et l'auto-organisation salutaires.

Face à cette dynamique de dénonciation convergente de l'angélisme exterminateur, on ne peut que faire le rapprochement avec un article de Sigmund Freud consacré au président Thomas Woodrow Wilson, considéré aujourd'hui, par opposition à l'approche du courant réaliste, comme le représentant de l'idéalisme libéral américain en politique étrangère, que ce soit dans la version hard power du "wilsonisme botté" ou dans la version soft power de la recherche de l'hégémonie économique. 
​Freud y fait allusion aux paroles de Méphistophélès dans le Faust de Goethe dont Wilson-Faust est l'antithèse: 

"​Je suis une partie de cette force ​ qui, éternellement, veut le mal, et qui, éternellement, accomplit le bien ​"​ Faust, Goethe



​Fin de vie et horreur économique​


​​La loi sur la fin de vie : pschitt ? Par Bernard Pradines ​


"​En guise de conclusion provisoire, croire naïvement que l’on peut ignorer les contingences financières, dans un pays en crise économique et sociale, pour n’envisager qu’une philosophie détachée de tout contexte, est une erreur qui a déjà taché l’histoire de la médecine elle-même. Un idéalisme dangereux qui consiste à ignorer qu’un système économique fondé sur la rentabilité et le profit n’est pas seulement générateur de scandales tels que celui du Médiator ou des prothèses PIP. Que le mal va bien au-delà et demande une vigilance constante dans un paradigme où les conflits d’influence et d’intérêt demeurent préoccupants. Au fond, c’est vouloir croire à la toute-puissance de la médecine et donc à son autonomie par rapport à la société.​"​​

Quand c'est assez bien dit, il vaut mieux vaut ne pas chercher à mieux ​le ​dire. Tout au plus doit-on insister sur le fait que que le médecin est devenu l'agent double de la théorie économique de l'agence et des pressions incitatives qui en découlent​. La théorie de l'agence est une des composantes des théories économiques de la" firme" à qui les politiques publiques ont laissé la clinique et la santé publique comme nouveau terrain de jeu et d'expérimentation. Le médecin est en permanence pris dans une double contrainte, être​ l'agent ​fidèle ​du patient qui lui fait confiance et ​en même temps ​celui de la gestion qui lui impose ses modèles d'efficience. On parle aussi d'injonctions paradoxales aujourd'hui à l'origine d'un désespoir croissant des soignants face à la perte de sens au travail.

​​Quand aux victimes d'infortunes dont on ​risque de​ pondérer la qualité de vie dans les QALYS,​ ces années de vie pondérées par la qualité et qui servent au​x​ tutelles d​e​ certains pays à décider de l'éventuel remboursement d'un traitement médical,​ ne faut-il pas craindre avec Pradines que, dans une prophétie auto-réalisatrice, la pression utilitariste​ de l'environnement économique et social n'incite les citoyens​,​ dès lors qu'ils seront handicapés et improductifs à se considérer comme "une charge inutile pour leur famille et pour la société".
​ Que vaudra alors cette évaluation de la qualité de vie pour des individus incités sans relâche à s'auto-déprécier?​ Quelles attitudes et quels comportements induira-t-on chez leurs proches?

Vous avez dit viol éthique?


​ Je crains que le serment d'Hippocrate ne soit une nouvelle fois réécrit par le pouvoir politique,​ et que celui-ci soit plus influencé par l'utilitarisme de Bentham que par l'humanisme de Kant pour qui "ce qui a un prix n'a pas de valeur" et pour qui l'humain doit être considéré comme une fin avant de l'être comme un moyen ou une ressource humaine, voire un inducteur de coûts inutiles, qu'il soit soignant ou malade.


Les cliniciens qui ont l'expérience du grand handicap peuvent partager ce que dit Pradines. J'émets juste​ une petite réserve​ à ce beau texte​. Le mal premier qui tue l​'autonomie de la​ médecine ​et ses capacités d'auto-organisation, si nécessaire à la résilience et à l'innovation dans les systèmes complexes, ​n'est pas​ en premier lieu​ la ​"​rentabilité et le profit​", même si ces valeurs sont vénérées comme le veau d'or par nos nouvelles technostructures socio-sanitaires,​ ​​mais l'action combinée de la comptabilité de gestion et des systèmes d'information ​ mis au service de la rationalisation gestionnaire. 
Cette rationalité hautement limitée peut ​être au service d'entreprises du secteur marchand ou de l'action publique. 
​L'action publique peut aussi​, et la notre s'y avère experte,​ se fourvoyer dans ​des systèmes pseudo-marchands gouvernés par un économisme prisonnier du paradigme délétère de la compétition régulée (managed competition)​. C'est le cas quand une unité comptable, "objet de coût", devient un "objet de prix" dans un modèle économique totalement artificiel comme dans la T2A.

​La T2A en SSR, ou "dotation modulée à l'activité" en novlangue gestionnaire, vient d'être promue dans le dernier PLFSS 2016. Elle a ceci de particulier et d'innovant qu'elle sera le premier modèle médico-économique au monde de type "prospectif par cas" qui soit non médical, c'est à dire que les unités d'oeuvre seront déconnectées de la pertinence de programmes de soins médicaux (ou procédures thérapeutiques) signifiants pour les acteurs. C'est en effet un modèle innovant!
Au secours, rappelez Robert Fetter dont le modèle de production des soins n'était pas si ubuesque!

​Il n'en demeure pas moins comme le rappelle Frédéric Pierru, que l’alliance avec le marché n'est souvent que de circonstance dans le New Public Management ​,​ au risque de transformer un peu vite l'état providence en "état prédateur"

​L'art d'ignorer les improductifs​


​Robert HOLCMAN, directeur à l'AP-HP vient de publier

Inégaux devant la mort ​"Droit à mourir": l'ultime injustice sociale. Dunod

Holcman a aussi écrit la fin de l'hôpital public
​ce qui prouve qu'il n'y a pas que les soignants qui ont le blouse.​

​En finir avec l'euthanasie bureaucratique de la santé publique​


​Sur l'urgence virale d'en finir avec l'incontinence réglementaire et les procédures délétères ​ qui conduisent à ce que Claude Rochet nomme euthanasie bureaucratique de l'état​, il faut lire

"Eloge de l'erreur" de Laurent Degos. Editi​o​ns du Pommier​


​Dans ce brave new world, le petit magicien médical devrait comprendre qu'il n'est pas capable, seul, de résister à l'ogre bureaucratique.​ ​ Il a besoin des usagers ​, ​des élus et des managers ​de santé humanistes pour remettre le bon sens à l'agenda politique.​

​Esculape ​vous tienne en ​joie... et en ​vigilance,​



​*​ ​​"Lorsque comme Wilson, un homme réalise presque le contraire de ce qu'il voulait accomplir, lorsqu'il a prouvé qu'il est la véritable antithèse de la force qui "désire toujours le mal et crée toujours le bien", lorsque sa prétention de délivrer le monde du mal ne réussit qu'à donner une preuve supplémentaire du danger qu'un fanatique fait courir au bien public, il ne faut pas s'étonner que l'observateur éprouve une méfiance qui rend la sympathie impossible." Sigmund Freud, à propos du président Thomas Woodrow Wilson​