lundi 27 juillet 2015

La santé pour tous ou la maladie pour chacun?

« Avec les moyens actuels de publicité, une opinion ou une doctrine peut être lancée comme un produit pharmaceutique quelconque. »  Gustave Le Bon 1924

Essai ubulogique sur la loi de santé

Solidarité, santé et protection sociale

Ce billet est né du constat que la nouvelle loi de santé s'appuie sur tous les principes de la déclaration d'Alma-Ata et de la charte d'Ottawa et que paradoxalement, cette promotion de droits purement formels à la santé assimilée au "bien-être" en vient à masquer une dégradation de l'accessibilité réelle aux dispositifs de protection contre la maladie. Le titre est inspiré d'un article cité en webographie.

Dès lors il faut interroger la quasi-impossibilité d'une approche critique de la déclaration d'Alma-Ata et de la charte d'Ottawa dont les principes incantatoires, qui sous-tendent notre nouvelle loi de santé, semblent érigés en mythes intouchables. Ces mythes sont par ailleurs tantôt inscrits dans la théodicée d'un nouvel "ordre économique international" qui légitime le managérialisme des organisation internationales et tantôt dans le cadre d'une alternative illusoire que nous tenterons de déconstruire: Alma-Ata et la comprehensive health care approach comme porteuse de la logique publique contre le néolibéralisme et la neoliberal approach qui, seule, mettrait l'emphase sur le secteur privé.

Énumérons quelques uns de ces mythes et leur lien avec l'économisme orthodoxe

  • La santé bien-être, voilà défini l'objectif auquel est asservie la protection contre la maladie, laquelle relève dès lors de calculs de coûts d'opportunité entre les secteurs de l'économie du bien-être, au nom d'une fausse neutralité scientifique.
  • Le nouvel ordre économique international, mais est-ce un processus inéluctable qui exclut toute contingence, toute incertitude dans le chemin vers l'optimum historique attendu ou un projet qui légitime idéalisme intrusif et ingénierie sociale de la part des institutions?
  • La rationalisation managériale par les organisations internationales, c'est le managérialisme appliqué à la gourvernance mondiale, dans le cadre économique de la compétition régulée par comparaison d'indicateurs du Nouveau management public (mythe d'optimum d'efficience).
  • La disruption de la biomédecine par les soins primaires, est un mythe conforté par la disruptive innovation de Christensen, les nouvelles technologies permettant la substitution de médecins par des praticiens cliniques moins coûteux voire des "tradipraticiens" appliquant  des médecines non conventionnelles. Où sont les preuves? Mais un mythe ne se discute pas!
  • La confusion des concepts entre soins primaires, soins communautaires, soins de proximité et soins ambulatoires: on est très frappé par l'inexistence des réseaux de "second recours" dans la loi de santé, pourtant une clé de la qualité des soins,
  • Le contrôle de l'accès à des niveaux de soins soumis à une hiérarchisation territoriale ("gate keepers", cliniciens, managed care par les managers de parcours ou assureurs),
  • L'inversion du triangle d'allocation des ressources des soins curatifs vers la promotion de la santé ("réorientation des services  santé" dans la charte d'Ottawa) au nom même de la lutte contre les inégalités face aux déterminants de santé et de la "marche vers l'avenir",
  • La coordination externe des équipes par des complexes bureaucratiques publics ou privés, pouvant associer offreurs et payeurs, chargés de d'organiser les composantes de la multidisciplinarité et d'allouer les ressources entre les étapes du processus de soins en partageant les risques (ce mythe est conforté par la value based competition de Porter).
  • La réduction des inégalités entre pays, ce qui en contexte d'ajustement et de rationnement des dépenses de santé ne peut conduire qu'à une convergence vers le bas, non vers le haut avec une réduction des inégalités réelles au regard de soins définis comme fondamentaux.
​Nul ne peut être contre la promotion de la santé, nul ne peut raisonnablement s'opposer à ​l'organisation à base territoriale de soins primaires accessibles à tous. Nul ne peut se faire le chantre d'une biomédecine qui ignorerait radicalement les déterminants des maladies qu'elle soigne, et toute action possible sur ces déterminants et les inégalités de santé qu'il engendrent. Enfin nul ne peut se faire le champion de l'incoordination des parcours de soins. Pourtant l'idéologie d'Alma-Ata, dès lors qu'elle se présente comme un alternative illusoire au "néolibéralisme", devient l'instrument du managérialisme légitimé par le "nouvel ordre économique" décrit dans la déclaration, et qui suppose une régulation, une gouvernance internationale... dans un contexte orienté de globalisation et d'ajustement. Faire de la déclaration d'Alma-Ata et de la charte d'Otawa une arme des faibles contre les forts, une garantie contre les défaillances du marché quand les politiques d'ajustement internationales sont dominées par une logique d'idéalisme libéral de plus en plus intrusive, c'est renoncer à la douloureuse mais salutaire épreuve des faits. Quand on érige en mythe des principes généreux mais incantatoires, on risque de les transformer en une redoutable arme de propagande pour les coalitions dominantes qui sauront les absorber et s'en réclamer pour mieux s'autolégitimer.

Droits formels et accessibilité effective

On a oublié que depuis Aristote, la politique, "art de rendre les peuples heureux", n'a cessé d'être confrontée à l'opposition entre justice commutative et distributive,  Leibnitz distinguait les libertés de fait et les libertés de droit et Marx n'a cessé cessé de dénoncer la confusion entre égalité formelle, juridique et statutaire (droits - liberté) et égalité réelle qui garantit l'accessibilité effective (droits  -créances) à une protection entre autres domaines, d'emploi, de santé, de services sociaux, de logement,  d'enseignement etc.. On peut certes discuter ​longuement​ sur ce que doit être l'égalité, sur les rapports entre liberté et égalité et sur le périmétrage d'une protection sociale universelle. Là n'est pas mon propos.
On a oublié aussi que concernant l'assurance maladie s'appliquait le principe d'universalité qui définit les conditions d'une égalité réelle d'accès aux soins de la maladie pour tous, dans le cadre de soins fondamentaux définis par un choix politique et couverts par un protection universelle, sans s'opposer pour autant au vœu formel du"bien-être" pour tous:

"Chacun paie selon ses moyens, et reçoit selon ses besoins."

Dès lors il devient évident que trop ​d'égalité formelle tue l'égalité réelle, comme les mauvaises lois affaiblissent les bonnes et ce d'autant plus que s'impose une politique internationale d'ajustement qui contraint les organisations internationales à s'en faire peu ou prou les appareils idéologiques. Autrement dit l'idéalisme intrusif de l'économie mainstream appliqué à la santé tue la diversité des réalisations concrètes, paralyse l'innovation faute de modèle économiques viables et détruit irrémédiablement des compétences clés au détriment des usagers.

Ubulogie clinique des lois de santé française

Voici un diaporama (15 dias) qui se propose d'être une  "ubulogie clinique" des lois de santé française, la dernière de ces lois, couronnant une approche qui combine dans une remarquable synergie négative  économisme et managérialisme. Elle s'inscrit dans la droite ligne non seulement de la loi HPST, qui combinait la subordination des cliniciens aux managers et par leur intermédiaire aux agences à l'imposition d'un modèle économique du "tout incitatif". Elle s'inscrit à plus long terme dans une politique de soins de santé minée par la "crise de l'intelligence" bien française si bien décrite par Crozier autant, sous un aspect différent, que par l'école de Bourdieu.
Il faut considérer l'effet d'autogénération des objectifs par les indicateurs de gestion (coûts, "qualité") et d'inégalités à la fois. (voir INPES sur l'Europe et la France page 78+++)


L'invention de l'escalier Shadok


Jacques Rouxel, l'inventeur des Shadoks, en avait rêvé, le BIT a fini par inventé l'escalier shadok. Ce modèle est prévu pour les pays en voie de développement mais il faut bien constater qu'il est aujourd'hui préconisé dans les pays où la protection sociale était bien plus avancée. Il fait dès lors descendre de manière plus inégale ce qui était fait pour faire monter tout en réduisant les inégalités...



Webographie

​Déclaration d'Alma-Ata sur les soins de santé primaires

"La Conférence réaffirme avec force que la santé, qui est un état de complet bien-être physique, mental et social et ne consiste pas seulement en l'absence de maladie ou d'infirmité, est un droit fondamental de l'être humain, et que l'accession au niveau de santé le plus élevé possible est un objectif social extrêmement important qui intéresse le monde entier et suppose la participation de nombreux secteurs socioéconomiques autres que celui de la santé."
"Le développement économique et social, fondé sur un nouvel ordre économique international, revêt une importance fondamentale si l'on veut donner à tous le niveau de santé le plus élevé possible et combler le fossé qui sépare sur le plan sanitaire les pays en développement des pays développés."
"Les soins de santé primaires sont des soins de santé essentiels fondés sur des méthodes et des techniques pratiques, scientifiquement valables et socialement acceptables, rendus universellement accessibles à tous les individus et à toutes les familles de la communauté avec leur pleine participation et à un coût que la communauté et le pays puissent assumer à tous les stades de leur développement dans un esprit d'autoresponsabilité et d'autodétermination . "

Rapport sur la protection sociale dans le monde 2014/15 Vers la reprise économique, le développement inclusif et la justice sociale

​"​Les pays à revenu élevé ont réduit l’éventail de prestations de protection sociale et limité l’accès à des services publics de qualité. Allant de pair avec un chômage persistant, des salaires réduits et des impôts plus élevés, ces mesures contribuent à l’augmentation de la pauvreté et de l’exclusion sociale, qui touche actuellement 123 millions de personnes dans l’Union européenne, soit 24 pour cent de la population, dont beaucoup d’enfants, de femmes, de personnes âgées et de personnes handicapées. Les coupes budgétaires ont été déclarées inconstitutionnelles par plusieurs tribunaux européens. Le coût de l’ajustement est supporté par les populations, qui sont confrontées à des suppressions d’emplois et des revenus plus faibles depuis plus de cinq ans. Les faibles niveaux de revenu des ménages donnent lieu à une baisse de la consommation intérieure et de la demande, ce qui freine la reprise. Ces réformes d’ajustement à court terme viennent miner les réussites du modèle social européen, qui avait su réduire considérablement la pauvreté et favoriser la prospérité après la Seconde Guerre mondiale."

​Concepts en Santé Publique​ "La SP est donc « populationnelle » et non « individuelle

​"Attention la santé publique n’est pas uniquement une médecine de prévention par opposition à une médecine de soins qui n’est pas uniquement curative.​"

Réduire les inégalités sociales en santé ​ Europe page 74​

​Retour à Alma-Ataa. Margaret Chan​ Sur les interprétations possibles d'Alma Ata

Myths of community-based health care. Carl E. Taylor

Community-based health care and development: exploring the myths. A.A. Hyder

​Health promotion, power and political science Valéry Ridde and Patrick Cloos​ - La Charte d’Ottawa : un manifeste pour « le manifestant » ? Michel O’Neill

Twenty-five Years After the Ottawa Charter: The Critical Role of Health Promotion for Public Health Louise Potvin, PhD Catherine M. Jones, BA

Sociopolitical Determinants of International Health Policy = Dé​finition de l'alternative illusoire​: ​Alma-Ata ou le néolibéralisme​

​"​For decades, two opposing logics have dominated the health policy debate: a comprehensive health care approach, with the 1978 Alma Ata Declaration as its cornerstone, and a private competition logic, emphasizing the role of the private sector. We present this debate and its influence on international health policies in the context of changing global economic and sociopolitical power relations in the second half of the last century. The neoliberal approach is illustrated with Chile’s health sector reform in the 1980s and the Colombian reform since 1993. The comprehensive “public logic” is shown through the social insurance models in Costa Rica and in Brazil and through the national public health systems in Cuba since 1959 and in Nicaragua during the 1980s. These experiences emphasize that health care systems do not naturally gravitate toward greater fairness and efficiency, but require deliberate policy decisions."

Neoliberalism and its Consequences. The World Health Situation Since Alma​ Alternative illusoire - Confusion entre "biomédecine" et "domination​"

​"​Neoliberalism could have not been expanded had it not been for the alliance of the dominant classes of the rich countries with the so-called “poor” countries. There are no poor countries in the world. But there are a lot of countries with a lot of very poor people. And 20% of the richest people in the world live in so-called poor countries. The dominant classes of the so-called poor countries benefit from the neoliberal policies. The promotion of neoliberalism in the health sector is supported not only by the dominant classes of the North, but also by the dominant classes of the South. The active promotion of the privatization of health care, the aggressive sold of the private conservative insurance, the support of the biomedical hospito-centric model of medicine, and many other neoliberal health policies are supported by the dominant classes of the North and of the South."

La santé au cœur des lendemains qui chantent et qui déchantent (Commentaire)​ ​In: Sciences sociales et santé. Volume 21, n°2, 2003. pp. 109-114.

Soins de santé primaires: mythes et réalités

​D’où vient le concept d’égalité réelle ? 

« Il ne peut y avoir ni vraie liberté, ni justice dans une société, si l’égalité n’y est pas réelle ; et il ne peut y avoir d’égalité, si tous ne peuvent acquérir des idées justes sur les objets dont la connaissance est nécessaire à la conduite de leur vie » ​ Condorcet​

​Tizio Stéphane, Flori Yves-Antoine. L'initiative de Bamako : santé pour tous ou maladie pour chacun ?. In: Tiers-Monde. 1997, tome 38 n°152. pp. 837-858.​

Remarquables modèles de cercle vicieux ​parfaitement applicables aux pays développés: analyse réaliste du rôle des rentes économiques comme freins au succès des différents modèles de gestion.




Esculape vous tienne en joie