dimanche 25 octobre 2015

Lost in management 2 - Kit de survie à la faillite de la pensée managériale



La faillite de la pensée managériale : Lost in management 2. François Dupuy. Seuil. Date de parution 08/01/2015.


"La théorie, c'est quand on sait tout et que rien ne fonctionne. La pratique, c'est quand tout fonctionne et que personne ne sait pourquoi. Ici, nous avons réuni théorie et pratique : Rien ne fonctionne... et personne ne sait pourquoi !" Albert Einstein

L'une des causes majeures de la crise du système de santé, outre l'impécuniosité des politiques publiques, c'est la déconnexion stupéfiante entre les nouveaux concepteurs du « système de santé » et les pratiques professionnelles. Cette déconnexion délétère est aujourd'hui reconnue et analysée par toutes les écoles sociologiques des organisations même celle de Crozier, plus indulgente dans la critique sociale que celles plus proches de Bourdieu (Pierru, Belorgey...). Pardon pour ceux que j'oublie, n'étant pas sociologue.

Voici une clé « 4G » ou kit de survie à cette Grande Gidouille Gestionnaire Généralisée:


1. lire de François Dupuy: la fatigue des élites, Lost in management 1 et 2 :

la faillite de la pensée managériale. Cliquer aussi ici et ici. Lire un extrait

2. Lire aussi de Christian Morel « les décisions absurdes 1 et 2 »;

3. Lire de Maya Beauvallet « les stratégies absurdes ».

4. Lire De Florent Champy « sociologie des professions » qui met en cause l'alliance entre les sociologies interactionnistes enseignées aux managers de santé et le nouveau management public et enfin

5. Lire de Jean-Pierre Boutinet « psychologie des conduites à projet » pour comprendre comment on en est arrivé là.

6. Lire d’Henry Mintzberg cet article et celui-ci (en texte intégral)

Voici pour terminer un petit détournement de dessin humoristique pour illustrer ce modeste kit.


"Pour être un membre irréprochable parmi une communauté de moutons, il faut avant toute chose être soi-même un mouton." Albert Einstein

Esculape vous tienne en joie 

mercredi 21 octobre 2015

L'autonomie des médecins est plus fragile que jamais - Ce que nous devons aux bons sociologues - Les deux visages du MDHP

Hello, happy accountables!

​Il est plus que jamais nécessaire de défendre la représentation des logiques médicales et l'autonomie des médecins face à l'emprise croissante de l'économisme des incitations, des sciences de gestion et des sciences sociales sur ce qu'on nomme aujourd'hui "système de santé", système dont Henry Mintzberg doute toujours de l'existence. Nous dénonçons sans relâche dans ce blog  les dérives de la comptabilité à l'activité quand elle fait fi des processus clés qui font sens pour les cliniciens et les usagers, les décisions absurdes d'un contrôle de gestion dominé par un utilitarisme aussi forcené qu'inhumain dans la gestion des "ressources humaines", et enfin une gestion des risques ubuesque, dominée par une perspective essentiellement myope, tueuse de sens et de motivation pour les acteurs parce que trop court-termiste.

Je résumerai ainsi ma pensée, en adaptant Churchill:

"Les disciplines médicales sont le pire système de représentation de la logique professionnelle médicale face aux tutelles, à l'exclusion de tous les autres."

Cela ne signifie pas qu'il ne faut pas de syndicats, qu'ils s'agisse des syndicats professionnels ou grandes centrales, bien au contraire. Mais les organisations professionnelles ne se limitent pas aux syndicats. A l'extérieur des établissements, cabinets libéraux, centres et maison de santé, l'articulation entre sociétés savantes, collèges d'enseignants, ordre professionnels, nouveaux conseils nationaux professionnels et syndicats est chose délicate, que sait parfaitement manier Machiavel régulateur de santé, fût-ce au nom du bien commun. A l'intérieur des établissements le fonctionnement des communautés médicales d'établissement CME doit pouvoir faire valoir des principes réglementaires, scientifiques, déontologique, éthiques, qui doivent échapper à la toute puissance des managers locaux a fortiori lorqu'ils ont le couteau budgétaire sous la gorge. Nous avons par ailleurs expliqué à plusieurs reprises dans ce blog pourquoi la "qualité" officielle est aujourd'hui un trompe l’œil destiné à masquer que la comptabilité à l'activité et le contrôle de gestion ne disent rien de la qualité. On n'évalue ni les moyens de structures, sachant qu'un minimum de conditions technique de fonctionnement devrait être certifié par des organisation autonomes. On n'évalue pas plus les processus clés, ou programmes de soins toujours oubliés au profit de processus courts, évalués par des indicateurs insignifiants et inefficaces parce qu'ils tombent inévitablement sous le coup de la loi de Goodhart. Enfin, on évalue encore moins les résultats cliniques, l'outcome qui, au delà du simple résultat myope de sortie de système, la "sortie" qui donne lieu à une facturation au séjour, compte vraiment pour les soignants et les usagers au terme de la chaîne de soins. Inutile de rappeler ici l'absurdité des indicateurs du Point, un business rentable, donc un "affaire sérieuse" comme dirait Frédéric Pierru. Ne soignez plus les malades compliqués et à risque et ainsi vous améliorerez vos indicateurs! Mais de qui se moque-t-on?

Enfin ce qu'on évalue le moins, et qui est sans doute le plus important pour la performance d'une organisation, c'est l'état d'esprit au travail. Ou plutôt on n'ose publier les résultats et en tirer les leçons. 
La performance de l'organisation , en bon management - oui ça existe -, c'est le produit des compétences par l'état d'esprit au travail. 
Mais essayez aujourd'hui d'aller expliquer cela à votre directeur?!

La loi HPST et la naissance du Mouvement de Défense de l'Hôpital Public


Plusieurs courants de pensée ​sont présents ​chez les médecins ​sympathisants ​du Mouvement de Défense de l'Hôpital Public (MDHP). Ces courants, qui partagent tous la défense d'un service public de santé robuste et d'une sécurité sociale pilier intangible d'un système de soins accessibles et solidaires, ont toutefois sur de nombreux points une approche hétérogène du management du système de santé et de la nouvelle loi de santé. Le mouvement est né de l'émotion suscitée lors de la préparation de la loi HPST par l'éviction des médecins du management de l'hôpital, sous forme d'un coup de force spécifiquement français,  qualifié de néolibéral ou de soviétique selon les analystes. 

La loi HPST témoignait d'une volonté néo-managérialiste, fortement soutenue par les "managers de santé", non seulement de faire du directeur d'établissement un tyranneau tout puissant vers le bas, vers les soignants, et  impuissant vers le haut, vers les agences régionales de santé, mais encore d'achever de casser la brique de base du travail de soins, le "service" ou "unité fonctionnelle" considérée comme le frein principal à l'efficience et à l'innovation de rupture annoncée par les économistes de santé. Ces curieux prophètes avaient gagné le droit de faire de la santé un terrain d'expérimentation pour apprentis sorciers. Ils adorent notamment augmenter le "reste à charge" au nom de la responsabilisation de l'usager, ils en mettent la responsabilité sur les médecins malgré la paralysie des tarifs en secteur 1, ils appellent les assurances privées déguisées en mutuelles comme sauveteurs et ils cultivent mieux que quiconque ce que le vieux Galbraith appelait "l'art d'ignorer les pauvres", mais avec des pages et des pages de mathématiques masquant l'indigence de leurs postulats et les limites de leurs modèles théoriques.

Ces briques de base des systèmes de santé ou "microsystème clinique" au contact du public, sont fondées sur les disciplines médicales académiques ou d'exercice, si bien décrite par Henry Mintzberg comme l'indispensable lieu d'articulation, dans un système professionnel complexe où les compétences sont les principaux actifs de l'organisation, entre la logique de fonction (technologie et compétences clés) et celle de regroupement de clientèle relevant de programmes de soins proches (profils homogènes de patients). Les disciplines évoluent dans le temps, ne sont pas immortelles, et rien n'empêche des hybridations, des unités mixtes, des structures transversales pluridisciplinaires voire "matricielles" pour mieux intégrer les cas complexes. Ces mécanismes de liaison et d'intégration n'ont besoin ni de la mystique holistique de la "globalité" ou de la trans-méta-multi-interdisciplinarité, ces foutaises pour gogos qui découvrent le concept d'intégration des process. Ils sont depuis bien longtemps reconnus comme nécessaires dans le management de toute organisation complexe comme en économie industrielle, ils ne sont pas nés d'une invention récente de je ne sais quel gourou promu pour formater les esprits dans les écoles des cadres. Ils n'ont jamais impliqué la destruction des unités de base et de leurs cœurs de compétences collectives, sources des évolutions technologiques et porteuses d'innovation. Qui veut-on abuser? Et jusqu'où abusera-t-on ne notre patience?

Le mouvement de défense de l'hôpital public est donc hétérogène dans sa composition, co-animé par deux personnalités fortes que l'histoire a réuni, André Grimaldi et Bernard Granger​. Le mouvement a une audience nationale, il est présent sur les réseaux sociaux en narrowcasting et en broadcasting sur Internet, il permet des échanges rapides, des réflexions fécondes et des rencontres interdisciplinaires réunissant tous les parties prenantes à la rénovation du système de santé. Il est dès lors un interlocuteur incontournable des décideurs face aux multiples think tanks de santé qui, malgré un fort pouvoir de lobbying, n'ont pas toujours la puissance et la diversité des apports des contributeurs aux travaux du MDHP.
Nous allons ici tenter de décrire deux courants qui partagent le MDHP dans son ensemble​, courants qui peuvent être rapprochés des deux périodes de l'évolution du sociologue américain Freidson​ que Frédéric Pierru et Florent Champy nous permettent fort heureusement de bien connaître en France.

  1. ​Une vision ​du "​corporatis​m​e​" médical​ que conservent les jacobins ​traditionnels tout comme les jacobins de "pseudo-marché" ​qui ne jurent que par la tarification à l'activité (T2A) et la compétition régulée. Ces "républicains" au sens ou Marcel Gauchet les oppose aux "libéraux" en dénonçant une querelle de fous, ​partagent au sujet des médecin la vision anticorporatiste de Le Chapelier​, ainsi que ​la ​défiance de tradition​ rousse​au​iste ​envers les cor​ps​ intermédiaire​. Ce qui domine ici c'est la volonté de laisser l'individu seul ​face à l'Etat afin de le protéger​ ​de ​ ce​s corps intermédiaires ​par nature suspects. ​On lira avec intérêt Hassenteufel sur l'évolution du paradigme corporatiste et les relations des médecins avec la régulation de la santé à l'étranger.
  2. ​Une vision ​du "​professionnalis​m​e"​​ qui ​ dénie à l'Etat,​ ​surtout quand il devient prédateur de ses services publics (James K. Galbraith), ​la possibilité d'un​e​ réingénierie ​descendante ​de l'offre de soins et de son financ​e​ment qui fasse l'économie ​de la participation ​de professions ​ appliquant​, pour reprendre l'expression de Champy,​ ​"​des savoirs abstraits à des cas concrets​" et ce dès les premiers niveaux de gouvernance​. Champy, tout comme Pierru, cite aussi abondamment Abbott​,  pour ses profondes analyses des marchés et juridictions professionnelles.

L'évolution de Freidson


Le débat est sérieux et ne peut être évacué d'un revers de main. Citons Freidson:


"Tel est le grave défaut de l'autonomie professionnelle: en permettant et en encourageant la création d'institutions qui se suffisent à elles-même, elle conduit la profession à se faire une idée trompeuse de l'objectivité et de la fiabilité de son savoir, ainsi que des vertus de ses membres; elle entraîne en outre à se considérer comme la seule à posséder savoir et vertu, à mettre en doute les capacités techniques et morales des autres professions, à avoir, à l'égard de sa clientèle , une attitude au mieux paternaliste, au pire méprisante.
Eliott Freidson


C'est ​ ici la meilleure expression du "premier" Freidson dont les critiques sont tout à fait justifiées et 
​que ​nous devrions afficher dans nos salles de consultation​ pour nous rappeler à l'humilité​ et au bon sens. Toutefois, Pierru et Champy nous expliquent très bien comment cette vision critique​ a ​permis​ aux sociologues interactionnistes enseignés ​prioritairement ​à l'EHESP, l'école des directeurs d'hôpitaux,​ ​à nier la nécessité d'un​e​ protection spécifique de la profession médicale comme des autres professions à ​"​pratiques prudentielles​"​ ​par essence ​fragiles​. On peut aussi parler de la protection ​nécessaire ​de ​"​l'autonomie des médecins​" et ainsi justifier avec Mintzberg leur association incontournable à la gestion dès les premiers niveaux de gouvernance, c'est à dire l'équipe clinique au contact du public, véritable porteuse des compétences fondamentales et processus clés de l'organisation, que ce soit en médecine libérale ou en établissement de soins.

Cette première vision​ ​a laissé place chez Freidson à une forte perception de la nécessité de défendre le professionnalisme. Il tire cette conclusion par l'observation d'une part de l'instrumentalisation progressive ​de l'interactionnisme sociologique ​par ​les "réformateurs" de santé au nom de la faisabilité politique de ​"l'ajustement"​,​ au sens des programmes économiques et politiques de réduction des dépenses de santé, ​et d'autre ​​part par ​le ​Nouveau ​M​anagement ​P​ublic​, ​en particulier dans ​l'alliance entre l'Etat et le marché ​qu'il tend à réaliser ​contre les professions. Il invite les médecins à soutenir cette "troisième logique" en forgeant une nouvelle alliance avec les usagers, débarrassée des oripeaux du vieux paternalisme médical. Comment ne pas lui donner raison?

Ne nous y trompons pas, il y a une continuité parfaite entre la LOLF, la loi HPST et la nouvelle loi de santé. Elle menace l'autonomie des médecins, des autres soignants et des équipes de soins, et partant leur efficacité, leurs compétences, la qualité et la sécurité des soins, et peut-être pire à plus long terme, la production, la combinaison et la transmission des savoirs, une fonction essentielle que Michel Foucault reconnaissait à la clinique.

Malade, patient, usager, client, prends garde à toi et pense à protéger l'autonomie de ton médecin pour te mieux protéger! Ta santé est peut-être à ce prix.

Webographie


​Pierru


Champy


Freidson


​Abbott​


​Mintzberg​


Esculape vous tienne en joie, ​ et en vigilance​ critique

dimanche 11 octobre 2015

Blouse du technicien de santé - Pour une médecine fondée sur les pratiques prudentielles



Chacun peut aujourd'hui faire l'expérience de la déconnexion entre les valeurs du soin, l’organisation des activités et les modèles de revenus conçus par les ​politiques publiques​ pour soutenir ces activités. Notre système de santé, ​en séparant conception et exécution, a coupé ​la rationalité gestionnaire ​des finalités du soin et de leurs compétences clés. Vu de l'économie, le problème est l'absence de modèle économique viable. Vu de la philosophie, c'est la perte de sens dans un brave new world fait de leurres marchands régulés par des experts​-ingénieurs ​ néo-platoniciens. Vu du management c'est une approche trop descendante, comptable et court-termiste de la stratégie et de l’intégration de la production. Enfin, vu de la sociologie c'est la souffrance au travail, allant jusqu'au burn out des soignants, médecins ou non. Voici quelques articles diagnostiques et quelques ​​pistes pour le​ traitement de la maladie​, ​dans la perspective d'​une médecine fondée sur les "pratiques prudentielles".

1. ​JC Weber. Jugement pratique et burn-out des médecins. La revue de médecine interne Volume 36, n° 8 pages 548-550 (août 2015). 

Cet article à lire absolument n'est hélas pas en accès libre.

​"​La fréquence du syndrome d’épuisement professionnel chez les médecins devient un motif de préoccupation publique. Les causes profondes ne sont pas bien connues. Nous formons l’hypothèse que le ressort le plus puissant de la souffrance au travail des médecins est la remise en question de leur jugement pratique. C’est une faculté qui met en connexion la connaissance et la raison, la science et l’expérience, le général et le particulier. Elle est au cœur de l’activité médicale et sa mise en œuvre est associée à un plaisir dans l’action. L’évolution de la médecine, et en particulier la multiplication des procédures, a une influence négative sur son apprentissage et son exercice. ​"​

2. ​​​Réification à l’hôpital, un EIG évitable? REVUE HOSPITALIÈRE DE FRANCE N° 565 2015​​


"Les réformes du système de santé menées depuis trente ans ont pour principal objectif de contenir les dépenses de santé, sans y parvenir de manière satisfaisante, dans le cadre global d’une financiarisation de la santé. La logique financière que la T2A exerce sur les établissements met les équipes sous pression avec des conséquences explosives en matière de risques psychosociaux, et potentiellement pour la sécurité du patient. Ce qui peut être qualifié d’événement indésirable grave peut-il être évité et, si oui, comment? Cet article analyse les mécanismes de régulation de la santé. Il en montre les limites, pointant les effets de réification de l’humain portés par les dispositifs de contrôle de gestion d’un hôpital financiarisé. Un modèle alternatif est proposé: fondé sur les travaux d’Elinor Ostrom, il consiste à considérer l’égal accès aux soins de grande qualité pour tous, quelles que soient les conditions de revenu des usagers, qu’ils soient actifs ou non, comme un bien commun."

3. La médecine frappée de burnout. Rev.Med Suisse 2012;776-776 Bertand Kiefer

​4. L’humain face à la standardisation du soin médical Elie Azria

5. Le nouveau Moyen Âge psychiatrique The new psychiatric Middle Ages T. Haustgen © Springer-Verlag 2009

6. L'hôpital victime de ses injonctions paradoxales. Alain-Charles Masquelet

7. HÔPITAL: La réorganisation des soins viendra de l'intérieur – NEJM Publié le 09/05/2014​​ - ​​ Insourcing Healthcare Innovation David A. Asch, Christian Terwiesch, Ph.D., Kevin B. Mahoney, and Roy Rosin, M.B.A. N Engl J Med 2014; 370:1775-1777

8. Florent Champy, "La sociologie des professions" - Florilège pour Florent Champy Les professions à pratiques prudentielles

9. Entretien avec Florent Champy:''La sociologie des professions''

​10. L'inertie clinique: une critique de la raison médicale (Gérard Reach)

​​Esculape vous tienne loin du burn out.