dimanche 1 mai 2016

La capitulation managériale des médecins : en route vers le néolibéralisme


«L'homme purement économique est à vrai dire un vrai demeuré social. La théorie économique s'est beaucoup occupée de cet idiot rationnel, drapé dans la gloire de son classement unique et multifonctionnel de préférences. » Amartya Sen

Variations machiavéliques



J'appelle capitulation managériale des médecins, des soignants en général, non pas le recours à la rationalisation, à la comptabilité, aux systèmes d'information, à la modélisation des processus et des fonctions de production, ni le recours à l'intégration de ces fonctions par l'action publique. J'appelle capitulation managériale le renoncement à exiger que les processus ainsi modélisés correspondent un tant soit peu aux activités cliniques réelles (1). Toutes ces démarches de gestion sont inévitables quand l'argent se fait rare, à l'heure de la révolution numérique et des healthcare data interconnectées. La question est pourtant bien posée par tous les bons économistes, les bons managers et les bons comptables: une mauvaise modélisation des processus à visée managériale et comptable qui ne reflète pas les activités réelles peut tuer l'institution ou l'entreprise qu'on sert. Dès lors ce n'est pas l'accumulation de nouveaux incitatifs externes à la qualité ou aux objectifs de santé publique qui viendront compenser les effets délétères d'une mauvaise modélisation des processus et des résultats, aggravant encore le désarroi des acteurs.

Ce n'est donc pas la tarification à l'activité le problème principal, c'est le renoncement à l'activité, l’abandon du combat pour que l'allocation des ressources soit réellement fondée sur les activités fondamentales pour des groupes de besoins pertinents et requérant des ressources spécifiques en quantité et qualité. L’organisation scientifique du travail est promue au rouleau compresseur par la dissociation de la conception et de l’exécution sans considération pour la complexité des organisations soignantes (Mintzberg) C'est le renoncement à considérer l'activité médicale porteuse de sens de pratiques et de compétences clés comme une vision structurante à priori qui doit précéder la modélisation des processus comptables. Cette vision est impérative pour la recherche de nouveaux modes de management et de contrôle de gestion, inévitablement basés sur une activité modélisée par la gestion, mais en associant les cliniciens.

La gauche jacobine est tout naturellement poussée à soutenir une rationalité comptable déconnectée des opérationnels par la défiance qu'elle entretient depuis Le Chapelier envers les corps intermédiaires et les corporations, donc les professions soignantes anciennes ou plus récentes. La notion que l'état doit supprimer tout intermédiaire entre lui-même et le citoyen amène à soutenir un processus d'intégration managériale autoritaire et descendant par une hiérarchie d'agences qui se défie de toute construction bottum up des activités.

La droite libérale se réjouit de la concurrence encadrée par les indicateurs, promue par les nouveaux modèles gestionnaires. Ils voient de la concurrence saine et efficiente dans la T2A là où la gauche antilibérale n'y voit qu’un mécanisme pervers de marchandisation des esprits. On occulte donc l'essentiel la nature comptable de la T2A et de ses vices de construction dans la tentative de refléter l'activité, le produit cible étant dans la plupart des cas un groupe homogène de malades dont il faut discuter avant tout du sens clinique, de la pureté et de l'homogénéité.

La réalité est bien que la T2A introduit des pseudo-marchés, parfois efficients si l’on rapporte des coûts à des résultats qui ne disent rien de la performance publique, qui comporte outre l’efficience, l’efficacité (rapport des résultats aux objectifs) et la pertinence (rapport des moyens aux objectifs). Ces faux marchés dont les incitatifs pervers sont bien connus sont rarement si peu dotés de garde-fous qu'en France, sous enveloppe fermée. D'autres n’y voient une simple clé comptable très mal ficelée d'allocation des ressources dont les éventuels effets de concurrence sont faussés en permanence par les enveloppes fléchées descendant par les agences. Cette allocation des ressources à l’activité est mal ficelée parce qu'elle ne décrit en général des activités ni « pures » (définition comptable avant d'être clinique) ni « homogènes » (homogénéité de répartition des patients, des intensités de soins et des durées de séjour au regard des facteurs - notamment psycho-sociaux-environnementaux non captés). Il existe de multiples méthodes, outils et unités d’allocation à l’activité, le financement par cas au séjour n’étant que l’une d’entre elle et pas toujours la mieux adaptée.

Ce que je vois des positions syndicales de toutes les intersyndicales de médecins et des positions politiques qui reprennent le dessus en période préélectorale me navrent parce qu’elles concourent toutes à un effet de système qui valide une évolution néolibérale du système de santé. J'entends par « néolibéral », au sens de Bourdieu et Pierru, un système de généralisation à toutes les sphères de la vie de la forme économique de la firme. L'état, rien moins que minimal, s’y arroge le rôle de régulateur de firmes dont nous sommes les agents, soumis aux incitations et asymétries d'information qu'exige les théories de la firme et que met en musique la modélisation des processus comptables en les nommant "activités". A l'échelle individuelle la réingénierie sociale des comportements vise à faire de nous des entrepreneurs de nous-mêmes comme des autres. L'état géré comme une firme par le Nouveau Management Public est en ce sens un état néolibéral.

Mais l'activité humaine ne se décrète pas. Les activités sont faites d'actions qui ont du sens (praxis) pour ceux qui les accomplissent, mais elles se construisent collectivement dans un contexte social toujours contraignant avec un répertoire de possibilités toujours limité.

Je ne qualifierai pas la position que je défends de "libérale" tant ce mot est ambigu, mais il faut trouver le moyen de promouvoir la logique des « pratiques prudentielles », celles de la vision clinique, de ses processus clés et connaissances critiques qu’il est vital de préserver pour la survie de l’organisation qu’ils servent. Les justifications théoriques ne manquent pas en économie, en management et en bonne intelligence comptable et les sociologues et anthropologues nous aident à comprendre les mécanismes de ces constructions d’activités humaines, trop humaines... et de leurs représentations. De nombreux pays tentent de créer des incubateurs d’innovation et de transmission de connaissances critiques. Et nous ? 

Si l'on suit Max Weber, la logique du pur profit n'est pas consubstantielle aux activités économiques. Leur objet, c'est la création de valeur, avec un modèle de revenu qui, soit sera réinvesti dans l'activité, soit investi dans d'autres activités, soit sera distribué entre actionnaires ou non si elles sont à but non lucratif. C'est la rationalisation gestionnaire qui, en cherchant à tout comparer, à tout intégrer dans un système unique d'évaluation de la performance, notamment en cherchant à intégrer verticalement tous les niveaux de gouvernance, ne trouve que le profit comme outil de benchmarking universel, comme dans la LOLF. L'irrationalité du culte du profit dans l'économie moderne a pu être sous-tendue, au début, par la culture protestante ("L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme"). On constate tout de même au quotidien que la culture de santé des pays anglo-saxons et latins reste très différente. La conception de l’autonomie face à l’état y est radicalement opposée.

Bref, la logique de production de biens et de services, fussent-ils de santé, ne peut se confondre avec la logique de rationalisation gestionnaire. C'est pourtant cela qui fourvoie républicains et libéraux dans cette capitulation en rase campagne face au néolibéralisme, chacun croyant servir ses objectifs de liberté de création et de justice sociale sans voir qu’ils favorisent le même modèle vicieux d'efficacité économique. On pense inévitablement à la servitude volontaire de La Boétie, bien que des sociologues comme Freidson, Pierru, Champy, Belorgey nous expliquent en termes plus modernes les avatars de la reconfiguration du pouvoir médical. Certain sont plus égaux que d'autres, ce n'est pas nouveau mais quand la gestion de nos hôpitaux et de nos territoires ressemble de plus en plus à la ferme des animaux d'Orwell, c'est beaucoup plus inquiétant.

On ne sait plus bien ce qui paralyse la circulation descendante de l'information. Est-ce en partie l'épaississement bureaucratique et les nouvelles couches de bureaucrates des méthodes accumulées à chaque réforme ? Est-ce la fidèle application de la théorie de l'agence qui suppose l'asymétrie d'information pour mieux inciter les idiots égoïstes et calculateurs mais aux rationalités limitée que supposent les postulats de la nouvelle neuro-économie paternaliste ? S’agit-il d’une politique programmée de cost-killing et de restructuration des soins de santé et de la protection sociale?

Demain, dans les nouveaux monstres territoriaux issus de la merger mania que sont les Groupements Hospitaliers de Territoire, quel médecin, quel cadre, fut-il encore en charge d'un centre de responsabilité, osera encore demander l'état de ses recette et dépenses, le CREA (comptes de résultats d’exploitation analytiques) de son unité, l'accès au-delà de la petite vue étriquée qu’on lui accorde au tableau des ETPR (état des temps pleins rémunérés) de son pôle, son hôpital ou son futur GHT, l'accès aux données PMSI. Vous avez dit démocratie sanitaire ? Pour qui, avec quels gardiens et quels gardiens pour garder les gardiens ?

Il est fort, Machiavel, mais jamais aussi fort peut-être que quand il prend le masque d'Ubu.



Esculape vous tienne en joie,

Activités et processus, modélisation gestionnaire et comportements des acteursLucien Véran. Dans Comptabilité - Contrôle - Audit 2006/1 (Tome 12)