samedi 4 février 2012

La médecine, maladie infantile de la santé publique?



"Ce qui a un prix n'a pas de valeur." Emmanuel Kant
(cité par Laurent Sedel dans "Il faut sauver les malades")

Paiement à l'activité (T2A), dérégulation, gouvernance et indicateurs de performance



Amis usagers, professionnels, élus ou managers de santé qui visitez ce blog, vous avez maintenant bien compris les mécanismes de baisse tendancielle de la qualité des soins et de la motivation dans notre système de soins. Il s'agit d'un formidable gâchis institutionnalisé que nous voyons dysfonctionner au quotidien, quand un de nos proches se trouve confronté à cette incurie. Ce système qui ne vise que la faisabilité politique de l'ajustement des dépenses est géré par de soi-disants "ingénieurs des soins" sorti des fantasmes des réformateurs. A vrai dire, malgré "l'invasion des managers" relatée par Borgstein, personne ne les a encore jamais rencontré . En fait, le nouveau modèle de régulation vise avant tout à "sidérer" les professionnels voire à en séduire certains tout en s'appuyant sur la prétendue promotion des intérêts des usagers face auxquels il est aisé de faire jouer les mécanismes naturels de l'antimédecine. On ne peut guère en dire davantage sur les pertes de chances infligées à nos patients sans trahir notre devoir de réserve et nous devons en rester sagement à la formule d'un médecin de l'Assistance Publique - Hôpitaux de Paris qui affirmait dans Télérama
"On a tellement réduit les effectifs qu'on est sur le fil."

Un de mes amis, expert en Gestion des Risques vient juste de me demander comment s'effectue dans mon hôpital la désignation du "CGRAS". Craignant de passer à ses yeux pour un béotien, moi, pauvre clinicien de base quoique responsable d'unité, obligé tel Tarzan d'entrer dans la jungle inextricable des labyrinthes de l'information  Intranet (quel est le plaisantin qui a parlé d'autoroutes?) pour obtenir l'information institutionnelle désormais quasi inaccessible aux tâcherons, j'ai donc cherché rapidement à quoi pouvait bien correspondre cet étrange acronyme.  Aussi, avant de poursuivre mon propos, je vous invite donc à pénétrer plus avant dans la novlangue inhérente au managérialisme triomphant de la loi Hôpital Patients Santé et Territoires (HPST), à entrevoir la difficulté de s'accorder sur ce qu'est un risque clinique et ce qu'il nous faut ensemble à tout prix éviter:
1. HAS: Recommandations pour la mise en œuvre de la gestion des risques associés aux soins en établissement de santé: CGRAS = Coordinateurs de la Gestion des Risques Associés aux Soins
http://www.has-sante.fr/portail/upload/docs/application/pdf/2010-12/rencontres10_diaporamatr16.pdf
2. Le décret du 12 novembre 2010 et la lutte contre les infections nosocomialeshttp://www.cclinouest.com/PDF/AG2011/HPST_et_LIN_4.pdf 

Les Risques Associés au Soins sont un sujet qui nous concerne tous. La coordination est un "mot valise". Le terme de Gestion ne doit pas devenir comme cela a été suggéré pour la Gestion de la Qualité dans les hôpitaux publics, le problème qui va à rebours de objectifs affichés plus que la solution.

Prophétie auto-réalisatrice

Si vous êtes familiers de ce blog et de mes ubulogues favoris, vous avez compris aussi la justification théorique du remplacement des "normes" garantes de "conditions techniques de fonctionnement" pour les professionnels, ce qu'Avedis Donabedian qualifiait "d'indicateurs de structure" dans son modèle de la qualité*, par des indicateurs de productivité, de qualité et de gestion des risques. 
Le discours néo-managérial entretient une confusion croissante entre indicateurs de productivité, de qualité et de gestion des risques au travers du concept de "performance" qui est un buzzword au contenu assez flou pour permettre la manipulation généralisée d'incitations gestionnaires promue par la loi HPST.
Cela permet la "transformation de tout problème de moyens en problème d'organisation" (Belorgey) au prisme du "couple infernal intégration-processus" (Dupuy, "Lost in Management"), renvoyée à des analystes de la technostructure, des "ingénieurs" des bureaux des méthodes.

Voici une description du cercle vicieux qui conduit tout droit à la fermeture d'activités médicales utiles aux territoires mais non rentables dans le modèle actuel de financement. Elles sont donc rationnellement évitées par le secteur privé (aléa moral et sélection adverse). 
La demande de convergence public-privé est donc véritablement incompréhensible pour quiconque a le moindre sens conjoint de l'économie et de la santé publique. La boite de Pandore a été ouverte par les réformateurs semi-habiles. Leurs agences de propagande sont beaucoup plus habiles et il est bien tard pour la refermer.

1. La T2A a une puissance de restructuration intrinsèque (puissance des systèmes prospectifs de paiement en économie de la santé). L'usage des pseudo-marchés s'insère dans le modèle managérialiste et entrepreneurial. Il attend de la gestion administrative des résultats ainsi que de leurres marchand (pseudo-marchés internes qui ne reflètent en rien la réalité des coûts**) une incitation optimale des acteurs. Malgré l'induction de comportements opportunistes qu'on suppose contrôlés par des "contrats de performance" et par la "certification" un gain d'efficience est attendu de la substitution de ces mécanismes aux procédures rigides de la vieille bureaucratie wéberienne. Adhérer naïvement à ce modèle c'est méconnaître que les établissements de santé sont par nature des configurations hybrides entre l'idéal-type rationnel-légal et l'idéal-type professionnel.

2. Certaine activités ne sont pas "rentables" sans péréquation des coûts et profits le long de la chaîne de soins et sans mécanismes de subsidiarité (en l'occurrence de solidarité) , même si elles répondent bien aux besoins de soins territoriaux. En bref, il s'agit surtout de la prise en charge des maladies et accidents ayant une longue phase post-aiguë, des maladies et états chroniques handicapants, de la complexité médico-psycho-sociale définie simplement comme ce qui n'est pas captée par les tarifs. Ces tarifs sont définis sur une analyse sanitaire (purement curative) de l'hospitalisation, alors que la sortie relève toujours davantage d'une coordination médico-sociale précoce dont l'analyse, l'organisation et le financement sont sans cesse entravés par le modèle fragmenté du couple usine à soin - accompagnement social démédicalisé.

3 Les Migac, ces financements annexes en principe dédiés à des missions d'intérêt général qui devraient y correspondre, sauf hélas pour les actions médico-sociales qui par définition doivent être financé par "l'autre camp" (fragmentation soins-social des lois de 1970-75) ne bénéficient quasiment jamais aux unités qui les ont défendu. Les effectifs obtenus pour les activités "migaquées" le sont pour Pierre en déshabillant Paul, puisque les tableaux d'effectifs rémunérés restent verrouillés par les ressources humaines. Les fonds obtenus sont mutualisés dans une opacité fort bien entretenue par les directeurs, pour la survie des établissements.

4 Dans un établissement ou une activité n'est ni rentable, ni fléchée ni protégée, cette activité entre vite dans le collimateur des collègues et de la direction (mécanisme induit de recherche du "bouc émissaire" bien décrit par certains présidents de Commissions Médicales d'Etablissements)
Pour que les mécanismes de restructuration par le marché puissent jouer à plein, il faut pouvoir supprimer les normes garantes des "conditions techniques de fonctionnement".

5. Les indicateurs de productivité de l'activité en question s'effondrent, les conditions techniques manquantes l'empêchent de répondre aux "contrats" de performance d'où sont absents les véritables dimensions de la qualité et des risques cliniques au yeux des acteurs de la discipline d'exercice considérée. il est alors aisé d'en programmer la disparition, à laquelle nulle agence ne s'opposera. Chacun se réjouira alors d'être encore en vie pendant que la bombe gestionnaire est tombée sur le voisin.

Personne ne peut être contre l'efficience (juste soin au juste coût) , ni contre le travail bien fait, ni contre la réduction des risques associés aux soins. Personne ne peut être opposé à une approche transversale de ces questions permettant une meilleure intégration entre les "silos" disciplinaires. Mais il est en revanche légitime de s'interroger sur la façon dont ces justes causes sont instrumentalisées par une rationalisation managériale qui va a rebours des objectifs affichés, au grand dam des cliniciens en quête de sens et transformés de fait par le modèle en "idiots rationnels" motivés par le seul calcul égoïste.

Vous avez dit risques associés aux soins?

Au delà la menace plane sur tout malade accidenté ou atteint d'une maladie aigue dont les soins, au delà de ce qui est technique, court, facile à codifier et à tarifer, doivent s'étendre sur plusieurs secteurs mis en concurrence les uns avec les autres (hospitalisation aigue, soins de suite et réadaptation etc.). Les malades coûteux sont refusés dans le privé, dispensé de gérer la charge de l'aval des urgences aujourd'hui surtout publiques. 
Le privé est économiquement "rationnel" selon les mécanismes de la prophétie auto-réalisatrice prédits par les réformateurs eux-mêmes, c'est à dire l'aléa moral et la sélection adverse mais que personne ne parvient à contrôler réellement. Les malades pour lesquels on peut réduire la qualité des prestations, donc les coûts de façon "aveugle" pour l'agence, comme les malades nécessitant une réadaptation intensive (polytraumatisés, accidents vasculaires cérébraux entre autres) ou les personnes nécessitant une forte et coûteuse aide quotidienne à la dépendance, faute de laquelle surviennent des complications médicales quel que soit l'âge, sont en revanche admis sans qu'aucun indicateur consistant ne vienne garantir la conformité des soins à l'état de l'art! 
Cette intrication indissociable des risque économiques, financiers et cliniques. Qui la gère?

Il apparaît donc que dans la stratégie d'ajustement promue par les politiques publiques,  le financement à l'activité (T2A), la planification par "contrats de performance" et "autorisations", la Gestion de la Qualité par indicateurs de performance qui remplace les "normes" garantes de conditions techniques de fonctionnement, et enfin la gestion divisionnalisée par les centre de coûts que sont les pôles d'activités sont indissociables. On ne peut critiquer un seul des aspects du modèle, comme la T2A, ou le volet gouvernance de la loi HPST en oubliant sa place dans un dispositif cohérent.

Le système bénéficie de deux système d'accélération de la performance qui est passée rapidement du conseil à l'incitation "d'en haut": la Haute Autorité de Santé (HAS) pour la légitimité scientifique et l'Agence Nationale d'Appui à la Performance pour la légitimité gestionnaire.

Il faut donc que chacun trouve sa place, la médecine, le génie et la logistique, en situation des ressources rares. N'oublions jamais que la médecine cherche l'intérêt individuel de son patient avant l'intérêt d'une population ou d'une organisation***.

A moins, pour paraphraser Lénine qui s'y connaissait en Nouvelle Economie Politique, autre nom du Nouveau Management Public, que la médecine ne soit que la maladie infantile de la santé publique?


"Tout mécanisme de régulation est une « théorie » du changement social"
Jean de Kervasdoué

* structures, processus , résultats
** ce d'autant qu'on commence par prendre une moyenne pour une norme (Kervasdoué) puis on l'abaisse à volonté en fonction du montant de l'enveloppe Ondam!
***Le sociologue Freidson prédisait que face aux pressions managérialistes, nées de l'alliance de l'Etat et du marché contre les professionnels, la médecine conserverait son autonomie en se scindant en trois parties, une élite scientifique, un élite gestionnaire et les cliniciens de base.



Webographie

1 Un texte incontournable de Daniel Lozeau, très complémentaire des analyses de Pierru, Belorgey, Robelet et autres auteurs sur l'impact du managérialisme sur l'organisation du système de santé Paradoxes de la gestion de la qualité dans les hôpitaux publics (Daniel Lozeau) +++++

2. La profession médicale face au défi de la qualité : une comparaison de quatre manuels qualité. Magali Robelet

3. Guy Baillon. Point de vue sur les ARS: conséquences de la fragmentation entre soins et social liée à la loi de 1970. Ce qui est dit sur la psychiatrie s'applique à l'ensemble des maladies et états chroniques handicapants. Éclairant sur l'effet de la concurrence encadrée plaquée sur un système socio-sanitaire déjà fragmenté
http://www.serpsy.org/actua_08/ars_baillon.html

4. Hospital Inc. Le secteur hospitalier à l’épreuve de la gouvernance d’entreprise. Frédéric Pierru

Territoires, réseaux et solidarités : Les politiques publiques de l’éducation et de la santé à l’épreuve d’une recomposition de l’Etat-providence.

4. Vers un appauvrissement managérialiste des organisations de services humains complexes ? Nouvelles pratiques sociales, vol. 22, n° 2, 2010, p. 51-65. Alain Dupuis Luc Farinas. Université de Montréal Cliquer ici Résumé: http://id.erudit.org/iderudit/044219ar

5. L'hôpital public victime des injonctions paradoxales. Alain-Charles Masquelet (déjà diffusé mais à relier aux textes précédents sur la question de l'autonomie des professionnels)
http://217.195.20.2/documentation/fonds/recherche/download.asp?strwhere=1&ref_cde=004418&sup=000004 - Autres lien


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