samedi 12 mai 2012

La santé malade de ses modèles. Le changement c'est maintenant?


« Le troisième et dernier devoir du souverain est d’entretenir ces ouvrages ou ces établissements publics dont une grande société retire d’immenses avantages, mais sont néanmoins de nature à ne pouvoir être entrepris ou entretenus par un ou plusieurs particuliers, attendu que, pour ceux-ci, le profit ne saurait jamais leur en rembourser la dépense.» Adam Smith ("La richesse des Nations")

Gestion par les résultats: la fabrique de l'idiot rationnel en santé

François Hollande va-t-il remettre en cause les points les plus négatifs de la loi HPST et notamment son si délétère managérialisme de marché? Rien n'est moins sûr. Je m'acharne sur ce blog à conserver un certain apolitisme tout en défendant l'autonomie de la clinique par rapport au monde marchand et aux politiques publiques de santé. Ce n’est pas faire de la politique politicienne que de se soucier des politiques publiques de santé ou de soutenir que la santé n’est pas un "marché". Ou alors, c’est selon le mot de Paul Valéry que la politique serait devenu « l’art d’empêcher les gens ne s’occuper de ce qui les regarde ».

Que la santé ne soit pas un marché à un double sens qui n'a rien d'anti-libéral, au sens ou le libéralisme est à la fois scientifique, politique et économique. Il ne se réduit pas à la théorie de "l'idiot rationnel" de l'économie orthodoxe justement dénoncée par Amartya Sen.

C'est dans un premier sens, au sens d'Adam Smith cité plus haut, la reconnaissance des services publics comme un devoir régalien. C'est, dans un second temps la condamnation de l'actuelle folie du New public Management d'attendre de la concurrence encadrée par des indicateurs l'amélioration des organisations de soins de santé. Cette recette de cuisine internationale, démunie de tout élément de preuve, importée en santé pour ajuster les dépenses, ou plutôt gérer la "faisabilité politique de l'ajustement", est aujourd'hui ce qui fait perdre tout sens à l'action des médico-soignants dans nos établissements de soins. Cette déconnexion de l'exécution et de la conception, du design organisationnel, de la vraie qualité (celle des frontlines et non celle inventée par les back offices), est une catastrophe sans précédent pour l'engagement des acteurs du soin. Rapellons qu'Adam Smith est bien loin de la religion sectaire de l'Ecole de Chicago et du dogme de la "yardstick competition" promu par la "Rand Corporation" pour justifier les formes concurrentielles et prospectives de financement des hôpitaux (T2A). Sommes nous devenus, nous autres européens, si incapables de penser par nous mêmes contre des représentations imposées du dehors, que nous nous enfermons de notre propre choix dans la servitude volontaire, ou dans la "cage d'acier" de Max Weber? Cette perte du sens du soin par l'effet des indicateurs myopes d'ouput, si incapables de considérer les "outcomes" les seuls résultats qui comptent pour le patient et pour les soignants, c'est ce qui les désengage progressivement, au delà des questions essentielles de logement comme à Paris, et d'équité de rétribution notamment pour les paramédicaux. Si "le changement c'est maintenant", alors pour des soins de santé à la fois respectueux des parties prenantes, solidaires et efficients, ce doit être d'abord et avant tout la substitution d'indicateurs mécaniques de résultats par des indicateurs organiques d'engagement des acteurs. L'argent manque? Décentralisons la gestion et ce peu d'argent sera mieux géré que par l'actuelle caporalisation asphyxiante. Mais il faut faire le choix de la transparence, renoncer à la facilité électorale que constitue cette propagande de fausse rationalisation par l'incompétence érigée en veau d'or managérial. Il est vrai que plus c'est énorme plus ça passe!

Il faut donc d'urgence rouvrir le débat sur la loi HPST car la santé est avant tout malade de ses modèles!

1. C'est essentiellement le volet gouvernance hospitalière de la loi HPST qui pose problème!

- une coordination essentiellement descendante (« soviétique » dit Kervasdoué) qui considère le pôle ou "centre de résultats", comme premier niveau de gouvernance et d’intégration des soins

- une promotion systématique de la logique des contrats d'objectifs, faussée par l'absence de décentralisation réelle de la gestion et de prise en considération réelle des moyens pour « l'imputabilité » de ces résultats.

- la vaporisation des structures de service public ou y participant, en « missions de service public » qui conduit à la confusion entre entreprise et institution.

- le concept « novlangue » de démocratie sanitaire (voir Hippocrate contre Machiavel) permet de cacher que l’on commence par supprimer les prérogatives des commissions médicales d'établissements pourtant élues, et que s’opère la prise de contrôle "top down" des médecins et autres soignants par une fausse promotion de la représentation des usagers en bras armé des gestionnaires de risque financier oeuvrant pour les shareholders. Ce dont nous avons besoin c'est d'une démocratie pluraliste des parties prenantes (stakeholders) avec en particulier la ré-introduction des professionnels au coté des usagers et des élus dans une véritable « participation ».

- la déstabilisation systématique par le management des équipes en frontline au contact du public, par ignorance du niveau micro-économique ou s'élaborent les méthodes de travail, méthodes et disciplines d'exercice étant mutuellement dépendantes, et ces dernières avec les disciplines académiques. Ces micro-systèmes cliniques sont le lieu de l'efficacité économique en même temps que du service rendu, individuellement au patient comme à la population du territoire ou de la région desservis. L'efficience peut alors être définie comme le bien rendre le service, dans la concordance des actes requis et des ressources disponibles.

2. Certains aspects semblaient plus positifs, issus de bons diagnostics du rapport Larcher, mais les prescriptions ne se sont pas donné les moyens d'une réelle défragmentation entre soins et social. La promotion de la "santé publique" ne distingue pas ses propres missions, centrées sur les populations, de celles de la clinique centrée sur l'intérêt individuel du patient, d'où un constant malentendu sur les missions de la médecine clinique et de la santé publique.

Coordination des soins entre les hôpitaux, la médecine de ville et le secteur médico-social, de mise en œuvre de la politique de santé publique et de garantie de la sécurité sanitaire. Complémentarité et graduation des soins

Il s'agit du difficile problème de l'intégration des soins entre les "silos", les "monopoles internes", voire la lutte contre le "sous travail" dont on ne peut plus aujourd'hui externaliser le coût vers le client, les actionnaires ou les contribuables (François Dupuy). Mais les bons auteurs en management sont unanimes ce n'est pas en tombant dans le piège du couple infernal intégration - processus, en noyant les cadres sous un reporting schizophrénique que l'on améliore les comportements au travail, ceux dont dépend la performance. L'intégration, que tout le monde appelle des ses voeux fait peur à tous les acteurs. Ils ne résistent pas à l'innovation, ils craignent avant tout le lobbying des voisins face à l’Etat jacobin et les décisions absurdes qui pourraient émerger de l'arène politique, des combats de marchés et de juridictions professionnelles.

Tout le monde est pour la continuité et la pertinence des soins une graduation des plateaux techniques/ technicité des acteurs qui respecte le juste soin au juste coût, mais au lieu de prendre en compte les réseaux réels ou informels par lesquels les acteurs en frontline résolvent les problèmes entre le "dedans" et le "dehors" de leurs cabinets, services ou institutions, tentant comme ils le peuvent de pallier les limites du modèle économique de l'hôpital "usine à soins", on met en place des incitations et machins gestionnaires à la coopération. Ceux-ci captent l'énergie d'équipes déjà rendues exsangues par les pseudo-marchés internes sous enveloppes fermées, à écrire des projets et à combattre les voisins au lieu de coopérer, pour l'allocation d'enveloppes fléchées sur de nouveaux concepts trop souvent déconnectés du réel. Ces enveloppes, solution de facilité de survie à la T2A pour les activités au gré des fléchages politico-médiatiques aggravent sans cesse les inégalités d'accès aux soins.

Voir le schéma de graduation des soins dans ce résumé sur le site GSK de la loi HPST:

Les professionnels, contrairement à la doxa managérialiste  ne sont pas tant "résistants au changement" que terrorisés par l'expérience des changements précédents et de la façon dont il sont été gérés par la puissance publique depuis des décennies. 
L'intégration fait peur en France et elle relève toujours de diverses interprétations:
- soit vers un contrôle toujours plus technocratique, captant de plus en plus tout l'encadrement institutionnel à des tâches de reporting inutiles selon les données de l'evidence based policy, pour renseigner des indicateurs myopes qui conduisent toujours à l'héliocentrisme (travail pour les indicateurs et non pour les missions qui font sens). 
- soit vers un managed care assuranciel avec plus ou moins grande privatisation des complémentaires santé, mise en place de gate keepers et case managers assuranciels, vision qui reçoit des soutiens de tous les bords politiques, à gauche en se cachant derrière la notion de "mutuelles",  tout comme à droite en se cachant derrière les « missions de service public » encore une fois "vaporisées" par la loi HPST selon les principes de Ecole de Chicago et du consensus de Washington qui préside aux traité européens. Le risque majeur (Tabuteau, Pierru…)  est  de déconstruire notre modèle de protection sociale solidaire.
- soit hélas les deux à la fois.

Nous sommes hélas tombés dans ce que François Dupuy ("lost in management") appelle le « couple infernal intégration- processus », maladie de la corporate governance d’abord privée puis publique sous la forme du New Public Management. Vouloir casser la bureaucratie professionnelle de Mintzberg est une erreur radicale de ceux qui n'ont pas compris Mintzberg (« structure et dynamique des organisations »). On ne casse pas un "idéal-type", il sert seulement à comprendre le réel et il est toujours hybridé dans la réalité.  Les systèmes professionnels où les opérationnels sont les "experts" nécessitent une intégration intelligente entre des "silos" fortement autonomes et décentralisés qui sont la base de l'efficacité dans tous les sens du terme. Supprimer les silos est l'erreur majeure d'un modèle de management qui soit a trop fait confiance à une « ré-ingénierie système » semi-habile et aux formes modernes de l'organisation scientifique du travail (OST) pour rationaliser (lean, toyotisme, business process management etc.), soit les promoteurs du modèle, qui ont lu Machiavel, ne sont pas dupes et enfument l'ensemble du secteur pour mieux rationner les soins en se faisant réélire (ça ne marche pas à tous les coups).

Dans les deux cas le cost killing qui a déjà détruit de nombreuses entreprises privées avant de s’appliquer aux services publics, en vient à dégrader les vrais résultats cliniques, ceux qui comptent dans notre vision médico-soignante, donc du sens du soin, de la satisfaction au travail des professionnels, le meilleur indicateur dans les modèles de management des organisations publiques où l'on ne sait pas mesurer les outcomes (Marcel Tardif, Management des organisation publiques) .

Ces indicateurs dit organiques de gestion des organisation publiques se divisent 3 dimensions. Tout d'abord le mode de gestion de la qualité de vie au travail:

1. la transparence de la direction et de l'encadrement comme du personnel à tous les niveaux et à tous les égards,

2. la décentralisation du pouvoir de décisions au point de jonction entre le client et le prestataire du service attendu,

3. et la gestion participative... qui suppose que tous les ordres de décisions et tous mécanismes de fonctionnement et tous les enjeux de l'organisation font l'objet d'échange entre tout les preneurs aux actes dans l'organisation (lire tout le personnel, et non pas que les seuls dirigeants et l'encadrement).

En second lieu, on a les facteurs de motivation au travail que sont le comportement des supérieurs:

4. la reconnaissance de l'apport au travail (franche, publique et sincère) de la part de tout un chacun (pas assez, c'est frustrant, trop, c'est ridicule).

Enfin vient le style de management:

5. l'équité de traitement au travail (le départage des avantages et des désavantages de l'activité entre tous les preneurs à l'activité -- le personnel à tous les niveaux), et

6. la juste rétribution (soit celle que justifie les actes posés par le personnel, en tenant compte des fluctuations du marché économique de référence et des limites de récurrence de la demande-cliente).

« Le pouvoir étatique n'est jamais aussi habile à resserrer son étreinte sur la société civile que lorsque qu'il feint de l'émanciper des autorités qui font de l'ombre à la sienne. »  Bertand de Jouvenel - « Du pouvoir  » 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire