samedi 10 septembre 2011

Il faut sauver l'hôpital public

Pourquoi il faut lire d’urgence le livre de Laurent Sedel : « Il faut sauver les malades ! »

« Ce qui a un prix n’a pas de valeur. » Emmanuel Kant

Les malades viennent à l'hôpital pour voir des médecins, ou d’autres « soignants », pas des qualiticiens ou des gestionnaires de risque.

Mais le médecin n'est-il pas le premier gestionnaire de risque à l'hôpital? Il faudrait dire, en novlangue, les "soignants", ce qui inclut bien sûr non seulement médecins et chirurgiens mais aussi des professionnels qui, qu'on le veuille ou non, ont aussi une démarche clinique: paramédicaux, psychologues, assistants de services sociaux etc.

Mais quels sont les risques prioritaires à l'hôpital? Les risques périphériques ne sont-ils pas devenus centraux en mettant la médecine et le sens des soins cul par dessus tête ?

Quels risques angoissent les malades? La mort si l'on peut l'éviter, le handicap qui vu de la médecine est d'abord la perte des fonctions humaines par l'accident ou la maladie.

L'hôpital est donc un lieu où l'on résout avant tout des problèmes cliniques, avec des méthodes de travail qui se déploient dans des lieux appelés "structures" et qui associent les compétences et les moyens regroupés autour de problèmes cliniques homogènes. Henry Mintzberg dit ainsi que les hôpitaux sont différentiés à la fois par « fonction » c'est-à-dire les compétences et les aptitudes et par « marché » c'est-à-dire les malades qui posent des problèmes cliniques similaires.

Ces méthodes ne sont en rien des process industriels, relevant d'une rationalisation managériale qui pourrait aboutir à une nouvelle division et une nouvelle organisation scientifique du travail. Même si l'organisation de l'hôpital, en particulier dans ses aspects transversaux, peut être optimisée par l’analyse de processus et le suivi des workflows, comme le devenir d’une vieille dame qui attend dans certains hôpitaux beaucoup trop longtemps une prothèse de hanche dans un service x ou y de l’hôpital, dans une dysorganisation souvent extrême et dangereuse.

On pouvait attendre des pôles, s’ils avaient pu avoir une logique médicale, et non une logique exclusive de centres de coûts, qu'ils permettent cette rencontre entre médecine et management en intégrant des trop petits "services" marquant leurs territoires par un fort sentiment de possession patrimoniale. Mais la frilosité des services vient de la crainte, justifiée par les effets des réformes successives, de voir fragilisées nos équipes professionnelles, stables, formées et motivées, sans lesquelles aucune véritable qualité ni aucune sécurité des soins n'est possible.

Mais il fallait pour cela que le management, ici rien moins que « participatif » ne s'interpose pas en obstacle permanent entre les médecins et les ingénieurs dont nous avons incontestablement besoin à l'hôpital. Car les vigilances sanitaires, les infections nosocomiales, la matério-vigilance, les accident liés aux produits sanguins, tout cela mérite une résolution de problèmes que les médecins ne savent pas gérer seuls, mais qui ne doit pas étouffer leurs procédés de travail au nom d’une explosion déraisonnable du principe de précaution. Son hypertrophie actuelle est, comme le dit Jean de Kervasdoué, bien au dessus de nos moyens, et il faut continuer à soigner la population, à faire progresser simultanément la qualité et la sécurité des soins.

Comment sommes nous arrivés à cette désastreuse gestion des hôpitaux par ces « qualiticiens » top down et les gestionnaires de risques qui n'ont jamais vu un malade?

Comment a-t-on pu en venir sous le louable motif de la maîtrise des dépenses de santé, à la destruction programmée de ce qui était un des meilleurs systèmes de santé du monde, à cette pression ubuesque des "procédures" inapplicables mais qui servent de parapluie à une administration terrorisée, à cette prise du pouvoir par les assurances, à ce principe de précaution déréglé qui pèse sur chacune de nos décisions médicales? Comment et pourquoi même les mandarins qui avaient encore un peu accès aux « ors de la République » se sont-ils résignés?

Le livre de Laurent Sedel "Il faut sauver les malades" y répond, dans un champ qui a été trop peu traité, celui de la micro-sociologie des équipes en frontline, au contact du public. Il complète ainsi parfaitement l'analyse « macro » des politiques publiques de santé de Frédéric Pierru et Nicolas Belorgey (« Hippocrate malade de ses réformes », « L’hôpital sous pression : enquête sur le Nouveau Management Public »). Leurs descriptions des effets délétères du Nouveau Management Public, aujourd’hui accélérés par l'action des nouvelles agences de rationalisation gestionnaire comme l'ANAP promues par la loi HPST sont édifiantes et incontournables. Laurent Sedel complète aussi les brillantes analyses du "méso-système", au niveau intermédiaire du management des soins et des réseaux, et de l’inefficacité de sa régulation par les mécanismes de pseudo-marché, qui ont été faites par André Grimaldi (« l’hôpital malade de la rentabilité »).

Mais ce livre, c'est aussi un modèle de rhétorique médicale, et ce que le chirurgien d’expérience nous livre devrait servir d’exemple à toutes les disciplines, dans tous les modes d’exercice, pour mettre en évidence les menaces qui pèsent sur les patients qu'elles servent et tenter ainsi d’éviter le pire.

Le "pathos"d'abord: non la pathologie des patients ou un discours compassé, mais ce qui doit nous faire "bouger" pour sauver non seulement les malades mais l'organisation des soins dont l'analyse des process industriels par les bureaux des méthodes tente de nous écarter. Ce sont des histoires de rencontres entre médecins, chirurgiens, équipes de soins et malades, si bien écrites et décrites avec dans chaque cas l'analyse précise de l'impact du nouveau management des hôpitaux sur ce qui a parfois échoué, ce qui a réussi souvent, malgré tous les obstacles bureaucratiques, le sens de l'action en équipe et le souci de l'autre qui ont guidé tous ceux qui se sont battus, pour ces malades, contre l'inertie, les sous effectifs, les règlements absurdes, ceux qui aggravent les risques en croyant les réduire, les marchés publics, les cotations trop rigides qu'il faut savoir contourner, la dysorganisation transversale (brancardages, pharmacie, blocs opératoires, suppression des agents "compétents" au profit d'intérimaires et de CDD qui le deviendraient peut-être, mais seulement si on leur laissait le temps de connaître assez intimement le fonctionnement des unités).

L'éthos, la légitimité: Laurent Sedel est chirurgien des hôpitaux et professeur des universités, chef du service d'orthopédie traumatologie de l'hôpital Lariboisière. Il a été chef de pôle et a démissionné de ce poste quand, malgré une réorganisation réussie du bloc, ce casse-tête chinois de bien des hôpitaux, on lui a reproché d'augmenter les coûts - bien entendu puisque le bloc tournait mieux et qu'on y opérait plus de malades. On a alors voulu lui supprimer des effectifs, c’était trop.

C'est bien là le coeur de l'absurdité ubuesque de cette régulation par la T2A dans un système d'enveloppes fermées. La T2A n'est bien qu'un "leurre marchand", d'une part parce que la santé n'est pas un marché, parce que les groupes supposés homogènes ne le sont pas, et que nous ne sommes pas, ni les médecins, ni les malades, ni les directeurs, ces "idiots rationnels" d'Amartya Sen. Nous ne sommes pas, le livre de Sedel est aussi là pour le rappeler, ces agents mécaniques assoiffés de profit ou n'ayant pour seul objectif que le gaspillage des ressources, qu'il suffit d'inciter par les règles de bonnes pratique, par les sanctions définies par les agences comme le prévoit l'économie classique, aujourd'hui au volant de la santé. La décision clinique n'est jamais le fait de ces calculateurs égoïstes et rationnels de "résultats" que les gestionnaires du nouveau management supposent prévisibles et calculables dans un "one best way" néo-taylorien.

Le logos: l'analyse rationnelle située complète le pathos, la description de ce qui est révoltant si nous ne résistons pas. Tout y est : l'analyse des causes et des effets de cette conception descendante de la qualité, celle qui ne se demande pas ce que les cliniciens et les patients veulent éviter mais comment appliquer les règles de bonnes pratiques définies par les procédures jacobines issues du juridisme des grands corps de l'Etat. L'ignorance des méthodes et des compétences soutenue par l'explosion des systèmes d'information interconnectés transforme le système de santé en vaste terrain de lobbying. Il faut y construire des causes de santé publique qui apparaissent comme une menace suffisamment grave pour attirer les fonds (canicule, démences, guerre au cancer, débordement des urgences, etc.). Les causes de la prise du pouvoir par les assureurs, quand la médecine se transforme en « gestion du risque maladie » sont finement analysées.

Tout peut être analysé d’en haut par la raison raisonnante à l'aune de la gestion des risques. Mais dans la genèse de la dégénérescence de nos hôpitaux, il n'y a pas que l'erreur radicale d'une rationalité substantive qui pense que tout est prévisible, que tout peut-être prévenu et qu'il suffit de transférer les fonds des soins curatifs vers la prévention. Il suffit en effet pour cela de décréter la confusion entre clinique et santé publique et juger les « résultats » de la clinique selon les résultats de santé d'une population donnée.

Mais ces souricières cognitives grossières de la pensée managériale ne seraient rien sans l'auri sacra fames, ces formidables profits engendrés par les nouveaux Knock, les inventeurs de nouvelles maladies à prévenir par des médicaments ou quelque nouvelle "patamédecine" non remboursée. Les traitements de ces maladies "construites" sont bien plus rentables quand ils sont administrés à des gens en bonne santé, plus nombreux, que l’on transforme en futurs "malades qui s'ignorent". Un exemple frappant est donné avec humour sur le net, dans la description du « syndrome dysphorique du lundi matin ».

Sedel le dit bien: « le marché de la prévention est de l'or en barre », et la santé publique a elle aussi un coût humain et financier, surtout quand elle est gérée comme dans l'affaire de la grippe H1N1 ou du Mediator. Plus grave encore tout cela se fait au prix d'une effroyable spirale de la défiance au détriment de malades qu'on aurait pu soigner avec nos bonnes vieilles méthodes curatives et "bio-médico-techniques" comme disent les cuistres de l'anti-médecine, méthodes qui n'ont jamais empêché les soignants de garder le souci de l'autre. Mais les malades sont incités se méfier de nous quand on nous dit "imputables" alors que nous n’avons plus la responsabilité et l’autonomie réelles pour organiser les soins et gérer nos équipes. La « dyarchie euclidienne », ce cloisonnement linéaire surréaliste, le plus souvent parallèle et quelquefois perpendiculaire entre deux mondes qui s’ignorent tout en se respectant, les lignes médicales et managériales sont aussi une construction d’en haut bien "à la française". On espérait que les pôles amélioreraient les choses, il n’en fut rien. Surtout à l’AP-HP où moins qu’ailleurs la pyramide hiérarchique qui compte maintenant sept étages au lieu de trois, ne peut tolérer de déléguer la moindre gestion. Les cadres raréfiés et conçus comme purs managers, ne peuvent plus guère s’occuper des soins. Ils font surtout du reporting et de la déclaration d’événements indésirables. Mais les problèmes déclarés, quantitativement pris en compte comme témoins de performance du système qualité, sont-il pour autant résolus en remontant au sommet stratégique alors qu’il n’y a qu’un rare feed-back de mise en forme des données vers les unités opérationnelles? Citons l’exemple des prestations d’intérims où des agents prévus avec un prestataire dans le cadre des marchés publics ne se présentent pas à leur poste de façon itérative. Que fait-on ensuite?

Pourvu que les manipulations d'incitations des pompiers pyromanes ne nous transforment pas, selon les effets de prophétie auto réalisatrice, en purs techniciens aux yeux rivés sur nos indicateurs myopes, pour mieux nous reprocher une inhumanité dont il se feront les nouveaux chevaliers blancs en la dénonçant dans les médias.

L'ignorance est-elle la meilleure garantie de la protection des citoyens contre les corps intermédiaires?

Comment s'écarter des chemins de l'erreur radicale qui font le lit de cette épouvantable régulation pseudo-marchande et procédurière. Elle écarte systématiquement nos compétences de la gestion, et menace autant la qualité des soins que les conditions de l'intelligence collective qui seule conduit à la véritable création de connaissances. Notre système de soins est menacé d'effondrement au profit d'une « cage d'acier » contre-productive qui associe la rationalisation managériale à la vente par appartements de la protection sociale. Les politiques de tous bords se sont résignés à vendre les hôpitaux publics et la plus grande partie d'une assurance maladie autrefois solidaire, en se dirigeant vers le modèle américain, avant ses tentatives de réformes.

Sedel analyse les effets micro-économiques de l’aléa moral et de la sélection adverse, ces effets induits par le système de régulation par les « contrats »:

Aléa moral :

- sélection des patients les moins coûteux, mais qui entrent bien dans les bons groupes homogènes aux yeux incompétents des agences. Cette asymétrie d’information pousse celles-ci à obtenir toujours plus de moyens de contrôle, jusqu'à la paralysie de l'action clinique,

- baisse de la qualité « non visible » en utilisant les effectifs soignants non immédiatement "vitaux" comme seules variables d'ajustement permettant la survie,

- transfert de soins et de charges dans un système effroyablement fragmenté sur le plan institutionnel, financier, réglementaire et culturel. Une loi de Pareto des 20-80 permet de comprendre la plupart des dysfonctionnements des parcours de soins à l’hôpital : la stagnation des patients en "impasse hospitalière" et les "sorties difficiles" coûtent des millions d’euros au système de soins, mais la résolution de ces problèmes se heurtent à une pure création des experts français, cette plomberie shadok qui a créé en France un grand rift entre secteur sanitaire et secteur de l'action sociale et médico-sociale.

Sélection adverse :

Ici on ne trompe pas l’agence en prétendant prendre en charge un groupe supposé homogène de patients et en sélectionnant les malades "rentables". On raisonne en amont des contrats sur les portefeuilles d’activités en choisissant les « bons risques ». Ce choix, l’hôpital public, accessible à tous 24 heures sur 24, ne peut se le permettre. Le secteur privé, lui, ne s’en prive pas, pour la survie économique pendant que le public est asphyxié s'agissant du privé non lucratif, et dans une logique de rémunération des actionnaires pour le privé lucratif.

Cet abîme dans les parcours de soins, cette inacessibilité croissante aux soins, cette résignation à la déconstruction de la solidarité, c’est aussi aujourd'hui ce qui détruit les SSR en les transformant en soins low cost. C’est aussi ce qui désintègre la réadaptation hospitalière que Sedel appelle pourtant à exister, en intégrant la « rééducation fonctionnelle » dans des pôles cohérents. Naguère un droit mais aujourd'hui un luxe, celle-ci a été rayée de la carte réglementaire en 2008, en contraignant tout le secteur post-aigu français à se transformer de fait en "sas" médico-social, dans une logique de flux poussés de l’amont vers l’aval, du fait de l'incoordination chronique que les incendiaires de la ré-ingénierie des soins ont créé de toutes pièces avant de crier « au feu ».

Pourquoi les malades complexes, « non captés » par les tarifs, stagnent-il dans les hôpitaux sans bénéficier des soins spécifiques et/ou de l'accompagnement nécessaire, au détriment des malades qui ne peuvent plus dès lors y accéder pour les soins qu’ils requièrent?

Parce qu'on a créé en 1970 puis 1975 et ensuite par les lois de décentralisation les « Français de l'Etat », ceux de l’assuranciel déconcentré et les « Français du département », les « vieux dépendants » et les « handicapés », ceux de l'assistanciel décentralisé. Dès lors, et contre les évidences internationales de la transition épidémiologique et des déterminants de santé des maladies chroniques, on n’a eu de cesse de séparer le médical du social, dans les têtes, dans les modèles, dans les organisations, dans les financements. Aujourd’hui la concurrence encadrée qui s'abat sur le système socio-sanitaire français comme le veau d'or censé nous sauver des déficits, ne va qu'aggraver encore et encore les gaps des parcours de soins et les pertes de chances malgré les incantations qui promettent le salut des nouvelles ARS et des boucles auto-référentielles de l’angélisme exterminateur.

Usagers, médecins, soignants, travailleurs sociaux, directeurs, élus, pour plonger dans le moteur de l'euthanasie bureaucratique et pseudo-marchande de l'hôpital public, il vous faut lire le livre de Laurent Sedel.

« Les vérités les plus précieuses sont les méthodes. » Nietzsche

Lien vers les analyses du livre de Laurent Sedel