samedi 15 juin 2019

La crise des urgences, symptôme de l'immobilisme des politiques de santé



« L’immobilisme est en marche et rien ne pourra l’arrêter. » Edgar Faure




Un système à bout de souffle


La crise sans précédent des urgences est le symptôme d’un système à bout de souffle et la partie émergée de la souffrance des professionnels de santé de tous les secteurs. Il est frappant d’entendre les mêmes incantations médico-gestionnaires, redondantes, itératives et monotones, prôner des remèdes qui ont échoué depuis des décennies. La France, dans son superbe isolement, persiste à ignorer les cadres conceptuels internationaux de santé publique. En période d’ajustement et de rationnement des soins il est pourtant essentiel de les appliquer aux pays à haut revenus.

Ces erreurs de gestion ne sont pas nouvelles. Galbraith dans "le nouvel état industriel" dénonçait les méfaits des technostructures et des filières inversées qui asservissent dans une chaîne de production les opérateurs d'aval à la fonction de production de l'amont au détriment des besoins des bénéficiaires. Pas de bonne standardisation sans personnalisation, encore faut-il se demander quels sont les nouveaux déterminants des soins urgents ou non et de l'hébergement hospitalier, voire de nos missions d'assistance publique.

Evolution de la demande et des besoins: fonctions et stratégies de santé


Le vieillissement de la population, les maladies chroniques, les polypathologies et les limitations multifonctionnelles à risque de handicap qui les accompagnent ont conduit l’organisation mondiale de la santé (OMS) à promouvoir cinq stratégies fondamentales de santé : la promotion de la santé, la prévention, le traitement des maladies, la réadaptation et les soins palliatifs. L’OMS définit en particulier la réadaptation dans le rapport mondial sur le handicap de 2011[1] comme « un ensemble de mesures qui aident des personnes présentant ou susceptibles de présenter un handicap à atteindre et maintenir un fonctionnement optimal en interaction avec leur environnement ».

En lien avec ces stratégies le système international des comptes de la santé (ICHA)[2] comporte une classification des prestataires (ICHA-HP), une classification des fonctions (ICHA-HC) et une classification des modèles de financement (ICHA-HF). 

La nomenclature fonctionnelle du système international des comptes de la santé (ICHA.HC) définit les grands objectifs ou fonctions de production transversales aux secteurs institutionnels qui structurent les systèmes de comptabilité nationaux. Ces fonctions sont reliées aux stratégies de l’OMS dans le tableau ci-dessous

Nomenclature fonctionnelle de l’ICHA-HC (OCDE)
Stratégies de santé (OMS)
HC.1 : Services de soins curatifs
Augmentation des maladies chroniques, des patients polypathologiques et des maladies non transmissibles
Soins curatifs
Stratégie curative
HC.2 : Services de soins de réadaptation
Augmentation des limitations fonctionnelles et restrictions d’activités. Intention principale : optimiser les fonctions organiques et les activités
Soins de réadaptation
Stratégie de réadaptation
HC.3 :  Services de soins de longue durée
Augmentation des besoins d’assistance dans les activités de vie quotidienne, élémentaires et instrumentales (ADL et IADL)
Fragilisation des réseaux familiaux et sociaux de soutien
Frontières complexes avec l’action médico-sociale et sociale
Soins d’assistance à la vie quotidienne
Stratégie de soutien
HC.4 : Services de support aux soins de santé
HC.5 : Biens médicaux délivrés à des patients ambulatoires
HC.6 : Services de prévention et de santé publique
Modification des comportements et des facteurs de risques
Prévention
Stratégie préventive
HC.7 : Administration de la santé et assurances santé
Fonction de production composite
Soins palliatifs
Stratégie palliative

Service est entendu au sens économique de production de biens et de services, non au sens institutionnel.

Vers des prestations mieux intégrées


Les malades viennent aux urgences, comme vers les autres prestataires, avec des besoins intriqués au regard de ces finalités fondamentales, mais le modèle de production imposé aux hôpitaux fait d’une finalité curative principale la finalité unique de l’hôpital, incitant à externaliser les autres réponses. Il est source de perte de sens.

1. Les besoins et la demande des patients ont changé de même que les capacités de réponse d’un système de santé sous tension en période d’ajustement budgétaire
  • Les situations aiguës aboutissant à des guérisons sans séquelles après un traitement court sont plus rares (pneumopathie, appendicite, fracture simple...)
  • Les événements aigus inaugurant des conditions chroniques handicapants sont plus fréquents, allongeant la durée des épisodes de soins (AVC, lésions médullaire, infarctus du myocarde, amputation, polytraumatismes …).
  • Les événements aigus compliquant des états chroniques et /ou polypathologiques rendent inopérante une vision en filière hospitalo-centrée des parcours (conditions évolutives ou stabilisées liées à des affections du système nerveux, appareil locomoteur, cardiaques, respiratoires, en santé mentale etc.).
2. Les finalités de soins sont multiples. Les réponses aux besoins doivent être coordonnées et continues, ni cloisonnées en silos institutionnels, ni juxtaposées dans le temps : prévention, soins curatifs, réadaptation, assistance aux AVQ en lien avec le soutien social. Il faut mieux intégrer les dimensions synchroniques et diachroniques.

3. La rareté des ressources et les innovations technologiques imposent un système accessible et gradé. Les patients doivent avoir un accès égal aux soins dans tous les territoires et simultanément doivent pouvoir, dans une logique de pertinence, avoir accès au bon niveau de soins en temps opportun dans tous les secteurs : proximité, recours et référence. Il convient de sortir d’un modèle compassionnel d’accès à tous pour tous, incapable de répondre aux besoins. D'un autre coté il s’agit de s’affranchir d’un modèle de production exclusivement étio-pathogénique et curatif, laissant à la charge de l’aval les autres fonctions de production. La pertinence des prestations devra s’appuyer sur un système d’information identifiant les finalités fondamentales.

Finalité
Système d’information

Fragmentation entre secteur sanitaire et action sociale
Prévention
Facteurs et comportements à risques
Facteurs socio-environnementaux

Besoins de soutien social, d’accompagnement et de compensation du handicap
Soins curatifs (HC.1)
Diagnostics et sévérité, actes et procédures marqueurs
Réadaptation (HC.2)
Statut fonctionnel : capacités selon la Classification internationale du fonctionnement du handicap et de la santé (CIF), échelles de complexité des besoins ; actes et programmes de soins marqueurs
Assistance AVQ (HC.3)
Statut fonctionnel : capacités selon la CIF

Les finalités de soins aux patients se composent différemment selon les secteurs du système de santé. La planification et la gradation des soins n’épousent pas la même logique de spécialisation des fonctions de production en aigu, en SSR et dans les autres secteurs. En France, le secteur des soins aigus est assimilé à la fonction de production des soins curatifs, tandis que le champ institutionnel post aigu / subaigu des soins de suite de réadaptation (SSR) est confondu avec la fonction de réadaptation. L’intégration de l’aval par l’amont épouse le modèle industriel d’une chaîne de valeur linéaire et trop purement curative des parcours hospitaliers et ambulatoires. Elle conduit à la réduction de la qualité des soins pour les patients et à la destruction des compétences relatives aux autres finalités fondamentales.

Perspectives


Le cercle vicieux de nos politiques de santé peut être représenté par la figure présentée au début de cet article[3]. Le rationnement des soins, le modèle de l’usine à soins curatifs, le dogme de la réduction des lits, les difficultés d’adaptation de la médecine ambulatoire et l’abîme entre secteurs sanitaire et secteur de l’action sociale s’y conjuguent dans une synergie négative dont les mythes doivent être questionnés.

Le plan "ma santé 2022" et la loi de santé ont pris la mesure de la fragmentation des parcours et des méfaits d'une organisation en silos dont le financement redouble les incitations à la non coopération. Pour aboutir à une cohérence entre planification, budgétisation, allocation des ressources et contrôle de gestion, elle devra se résoudre à bien identifier les dimensions institutionnelles, fonctionnelles et financières d’un système qu’elle souhaite accessible, solidaire, soutenable, pertinent et adapté aux nouveaux besoins. Il lui faudra relier les finalités fondamentales des soins de santé à l'allocation des ressources tout en favorisant la continuité pour chacune d'entre elles.

S’il vous plait, encore un effort Madame la Ministre!

[1] Rapport mondial sur le Handicap.
URL : https://www.who.int/disabilities/world_report/2011/fr/ Site consulté le 9 mai 2019

[2] OECD, Eurostat, WHO. A System of Health Accounts, OECD Publishing. 2011.
URL: http://www.who.int/health-accounts/documentation/sha2011.pdf?ua=1

[3] Traduit et adapté de : The Coming of Age: Improving Care Services for Older People (National report) – 22 Oct 1997