samedi 14 janvier 2012

Pour une médecine à visage humain


"Mis à l’écart de l’élaboration de la loi, le personnel soignant hospitalier, toutes catégories confondues, est la cible d’une exhortation permanente à la productivité et à la compétitivité alors que des coupes claires sont effectuées dans les moyens et les effectifs. En outre, la déréglementation concurrentielle s’accompagne d’une sur-réglementation tatillonne et à bien des égards paralysante, sous la forme de protocoles, procédures, certifications, validations, évaluations multiples… Une novlangue phraséologique exerce sa tyrannie incantatoire composée de termes dont le plus redoutable et le plus diffusé est l’efficience, concept galvaudé dans lequel on en arrive à ne plus voir que la rentabilité, allégrement confondue avec le rendement, vidé de sa composante d’efficacité. Tandis que s’accentue le délitement des conditions de travail et surtout d’accueil et de temps passé auprès des patients, l’accent mis sur la qualité est ressenti comme une injonction décalée et sans substance.Alain-Charles Masquelet. L'hôpital public victimes des injonctions paradoxales.

En ces temps de rhétorique électorale, les "clercs" français vont comme à leur habitude qui ne manque jamais d'étonner les intellectuels étrangers, trahir leur devoir de décrire la complexité du monde. Ils vont tout simplifier au nom de l'utilitarisme électoral, pour le camp qu'ils auront choisi. Cette trahison des clercs peut se résumer en une formule simple: "l’organisation intellectuelle des haines politiques". (Julien Benda - La trahison des clercs).

Il est légitime toutefois que chacun cherche autour de quel slogan ceux qui défendent une médecine humaniste pourraient interpeller les politiques. De quelque bord qu'ils soient, ils n'ont guère le souci de sauver un système de soins qui puisse encore chercher à concilier selon la formule de John Maynard Keynes "efficacité économique, liberté individuelle et justice sociale". Ils sont enfermés dans leurs modèles mentaux managérialistes, faute semble-t-il du moindre espoir, ou du moindre modèle alternatif à l'actuel jacobinisme de marché, ce paradigme indépassable du Nouveau Management Public.

Je propose donc:

Préserver une médecine à visage humain - Pour des soins accessibles et solidaires



Aussi fervent défenseur de l'hôpital public que l'on puisse être, il serait dangereux de laisser entendre que les malades privés sont privés de la qualité des soins du secteur public sans évoquer de quoi sont privés les malades captifs du public quand ils sont refusés dans le privé.

"Privé de soins", était un peu vrai autrefois dans certains services où j'ai été interne, et l'on en plaisantait pour les malades privés "du patron" isolés parfois dans des unités de fond de couloir curieusement moins bien surveillées.

Mais aujourd'hui ce qui est en train de se produire ne permet plus une autosatisfaction naguère justifiée du service public hospitalier sur sa propre qualité. Des pans entiers des soins hospitaliers risquent de sortir de la solidarité et sont en train de devenir inaccessibles quand les autres se transforment en soins au rabais.


L'ingénierie actuelle est faite par des théoriciens et des statisticiens qui ont tellement déconnecté leur vision des soins du monde réel qu'ils ne cessent d'aggraver une fragmentation entre le financement du curatif et celui du social. Cela va à rebours des constats les plus élémentaires sur l'organisation des soins pour quiconque s'occupe aujourd'hui de maladies chroniques. On lira au sujet de l'urgence de mesures concrètes contre la "dés-intégration" des soins la plate-forme politique de la FHF. On pourra aussi considérer ces diaporamas sur les SSR gériatriques.

On sait que l'épaississement des grandes pyramides bureaucratiques conduit de façon quasi proportionnelle à une désastreux aveuglement du "management stratégique". Si John K. Galbraith, Henry Mintzberg et bien d'autres ont montré en économie les effets de cet étage "méso"-managérial nommé "technocratie", le Pr Bernard Granger, animateur avec André Grimaldi du MDHP, décrit dans un article de la revue "Le débat" le passage (volontairement?) destructeur pour l'AP-HP d'une pyramide à 3 niveaux (service, hôpital, siège) à une pyramide aussi ubuesque que suicidaire à 7 niveaux: structure interne, service, pôle, hôpital, groupe hospitalier, siège de l'AP-HP et Agence Régionale de Santé. Encore n'évoque-t-il pas, au dessus, la hiérarchie de l'agence commune à tous les hôpitaux.

Dans les causes d'hospitalisation, celles qui contribuent à l'explosion des admissions aux urgences autant que celles qui prolongent les hospitalisations parfois jusqu'à l'impasse (bed blockers des anglo-saxons), ce qui relève de la "dépendance" (conception sanitaire et protectionnelle, plutôt utilisée pour les "vieux") et du "handicap" (conception sociale, environnementale et politique plutôt utilisée pour les jeunes sommés de "s'autoactiver") va être bientôt segmenté en deux modes de prise en charge selon le mode couverture sociale des patients. C'est la conséquence inéluctable des lois de 1970 et 1975 qui ont initié la déconstruction de la solidarité en séparant irrémédiablement soins et social. Elles furent aggravé par les lois de décentralisation séparant les Français de L'Etat, ceux de l'assuranciel, du "sanitaire", des Français du département, ceux de l'assistanciel, du "social".

Secteur public pour le malades couverts par l'assurance maladie obligatoire: Le secteur post-aigu public français évolue très vite vers des soins low cost, conçus surtout dans un objectif de fluidification des soins aigus si l'on en croit l'effondrement effroyable des ratios de personnel notamment à l'AP-HP, pour les patients requérant des soins en attente d'insertion sociale au domicile ou en institution, quel que soit l'âge. 

Le système est devenu incapable par construction théorique même, de financer la part de lutte contre les limitations fonctionnelles et l'accompagnement médico-social de la dépendance pour les malades captifs du public. La disparition de la discipline de soins de "rééducation fonctionnelle" en France dans les décrets SSR de 2008 est bien le résultat de la déconstruction de la solidarité (Domin, Castiel), de même que l'effondrement des effectifs de certains services sociaux servant comme la plupart des professions rares / transversales à l'hôpital de variable d'ajustement dans une logique de survie à court terme. Toute action de coordination médico-sociale précoce est aussi perçue par le sanitaire comme un transfert de charge indu qui devrait relever du secteur de l'action sociale. Ubuesque, générateur de parcours de plus en plus chaotiques et résultat attendu de nos indicateurs myopes.

Secteur privé: Les soins spécifiques et très spécifiques de réadaptation, autrefois accessibles et solidaires dans la continuité de 1945 et mentionnés dans les ordonnances de1958, par exemple dans le cadre d'un AVC, d'une maladie évolutive ou un traumatisme grave, dépendront sans doute à l'avenir des assurances maladies complémentaires. Il est à craindre que cette perte d'accès à des soins spécifiques commence par l'accès à la kinésithérapie ou aux autres modalités de rééducatios en soins de courte durée.

De nombreux collègues récemment confrontés pour un proche à une recherche d'hospitalisation en gériatrie ou en réadaptation spécialisée dans le secteur public sont consternés et reconnaissent adhérer à ma description un peu sombre.

Nous sommes déjà entrés dans ce brave new world du modèle de production de Fetter puisque les établissement privés sélectionnent les patients les moins coûteux de façon totalement opaque pour l'agence malgré leurs "contrats de défiance", ceux dotés d'une couverture sociale solide, d'une bonne mutuelle, ceux susceptibles de payer des chambres seules et/ou diverses petites commodités, et enfin dotés d'un environnement social garant d'une sortie rapide.

Comparaisons public et privé en SSR: voir en particulier les diapos 5 à 8

Il est aujourd'hui clair que la loi HPST n'a pas le pouvoir de défragmentation, elle n'a que celui de créer encore de nouveaux machins de santé, de nouvelles injonctions gestionnaires à la coopération.

Finalement, on ne sait pas bien où réapparaîtront les unités de "défectologie" qu'on croyait disparues, en sanitaire ou en médico-social?

Ne sont-elles pas déjà sous nos yeux?

"En politique, le désespoir est une sottise absolue." (Jacques Bainville)


Promouvoir des soins accessibles et solidaires


Quittons enfin les enceintes mentales de ce modèle linéaire des "filières"  issu des méfaits conjoints de la fragmentation et des leurres pseudo-marchands qui ont amené l'hôpital aigu, devenu usine de production des "soins nobles" à asservir toujours davantage ce qui est nommé "aval". Il en façonne  a priori les besoins et les "clientèles" en fonction des ses propres contraintes économiques. Il faut nous résoudre à la complexité d'un modèle systémique adapté à la réalité des nouvelles demandes de soins et d'accompagnement.
Cela signifie sortir de la fragmentation institutionnelle, culturelle et financière de notre système socio-sanitaire. Elle engendre des gaps désastreux dans les prises en charge et les parcours chaotiques que nous observons au quotidien. Changer la carte mentale des activités de soins en France, leurs représentations collectives, la  vision "d'en haut" des priorités de santé, c'est enfin sortir des indicateurs myopes et à si court terme qu'ils ont déconnecté une fausse rentabilité et l'efficacité du service médical rendu. C'est promouvoir une autre planification, une autre organisation et un autre financement des soins.