samedi 8 novembre 2014

Innovation disruptive et projet de loi de santé: Knock à la Harvard Business School

La faisabilité politique de l'ajustement des dépenses de santé


« La "médicalisation" de la société, avec l’avènement d’une cléricature de la thérapeutique et la volatilisation de la maladie dans un milieu corrigé, organisé et sans cesse surveillé, constitue, depuis l’avènement des États modernes, les deux modèles extrêmes entre lesquels schématiquement s’organise le débat public sur les politiques de soins (de santé). » Marc Brémond ("Peut-on parler d'une politique de soins?") 

« Les frontières du système de soins doivent s’estomper pour se fondre dans les autres systèmes du système de santé, pour pouvoir parler véritablement de système de soins de santé. Le financement des soins est à présent soumis à des contraintes de « coût d’opportunité » Marc Brémond


L'action publique en quête des business models d'Harvard


Pour ceux qui n'auraient pas perçu les liens étroits entre la future loi de santé et les modèles économiques (traduction acceptable de business model dont il ne fat pas abuser) de Clayton Christensen, de la Harvard Business School, célèbre pour ses travaux sur l'innovation disruptive en santé, nous publions ce diaporama intitulé:

 Innovation disruptive et projet de loi de santé: Knock à la Harvard Business School


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N'y-a-t-il pas une incompatibilité majeure entre d'une part le principe du "tout incitatif" promu par les économistes standard et par lequel les politiques publiques ont persuadé les citoyens de les laisser mener les médecins - entendre l'ensemble des professions soignantes - par la carotte et le bâton, et d'autre part le principe d'innovation disruptive qui prétend maîtriser la "destruction créatrice" de Schumpeter dans un marché sous tension. Ce marché, qu'il ne faut pas diviniser, et qui n'est pas efficient partout, a fortiori s'il n'est pas ou mal régulé, ne peut le faire sans laisser l'autonomie nécessaire aux compétences clés pour se recombiner et inventer de nouvelles "propositions de valeur". Mais quand on a dit "valeur", on n'a encore rien dit!
Apollon et Dionysos n'en ont pas fini d'être à l'origine de la tragédie sanitaire.

Knock a gagné, mais il n'est plus médecin!


"Tout homme malade est un bien portant qui s'ignore."

On reconnaîtra là l'inversion de la formule célèbre du Dr. Knock. Elle pourrait résumer la prévention triomphante qui prévaut dans le projet de loi de santé. Ah, si ce pauvre malade avait bénéficié de la prévention, de la promotion de la santé, de l'éducation thérapeutique! Ah s'il avait été convenablement empouvoiré, responsabilisé, pro-activé par les nouveaux ingénieurs des attitudes et des comportements que le "principe de prévention" porte au nues? Il ne serait pas tombé malade, aux prix de dépenses de santé à un fric fou, que ce mauvais citoyen irresponsable aurait pu éviter. On dépenserait si peu avec une bonne prévention. 

Nul ne peut être contre la prévention et les vaccins sont là pour nous rappeler ses succès. Mais voilà, où sont les preuves de la pertinence de l'extension du tout préventif au détriment des fonds dédiés aux soins curatif? D'où vient l'arrogante certitude qu'on peut remplacer les médecins généralistes par de nouveaux métiers de proximité? Les spécialistes par des généralistes upgradés par les nouvelles technologies et les vieux "magasins de solutions hospitalières" par des spécialistes new look? Le care, oui, mais que vaut-il sans le cure, si l'on asphyxie les soins curatifs habilement diabolisés derrière le terme de "bio-médico-techniques"?

Qui n'a pas un proche pouvant témoigner de la dégradation générale du système de soins français, quel que soit le secteur, en établissement public, privé lucratif ou non, en médecine libérale, dans le secteur médico-social.

Si le discours dégoulinant d'empathie sur la prise en charge globale et sur l'intégration des "parcours de soins" ne sert qu'à réduire le périmètre des soins relevant de la protection sociale solidaire et à promouvoir l'angélique intégration par les complémentaires santé, ce discours n'est-il pas que la pure manifestation d'une extension indéfinie du domaine de la manipulation (Marzano)?

Quelle evidence based management pour soutenir ce rouleau compresseur du tout préventif au détriment du curatif, du tout incitatif, à la promotion de la 'Patamédecine par l'Etat et bientôt du déremboursement des "mauvais malades" enfin reconnus comme responsables d'un malheur que le vice a produit? Et ces comportements et attitudes "à risques", ne sont-ce pas déjà des maladies, plutôt des pré-maladies que les épidémiologistes, lecteurs experts des déterminants génétiques, psychologiques et de l'environnement social "nommeront" comme ils l'entendent. L'overuse, la sur-consommation la demande induite du crétin rationnel vers le crétin irresponsable et gaspilleur sont partout dénoncées par la propagande et ses grands ou petits succubes. Trop peu, comme Gérard Reach, dénoncent l'inertie clinique, l'underuse, la sous-consommation de soins et d'aides de tous eux qui n'ont souvent même plus les habiletés sociales pour accéder à des soins et services auxquels ils ont droit!
Malade, fais gaffe à ton système de soins! Citoyen, fais gaffe à tes aides si tu es dépendant!

Les profils à risques seront dès lors estampillés comme pathologiques et classés comme tels dans les nosologies officielles, comme la dernière version du DSM. 

Des traitements seront proposés par l'industrie pharmaceutique comme pour le "syndrôme dysphorique prémenstruel" ou son double humoristique, le "trouble dysphorique du lundi matin". Ah les coûts de la santé! Ah, ceux des nouveaux métiers! Ceux de la 'Patamédecine et du charlatanisme! Ceux de la médecine défensive! Ceux de fausses maladies et de médicaments inutiles (voir maladies à vendre). Ceux du bullshit management!

On retrouve bien ici confirmée la formule initiale de Knock: 

"Tout homme bien portant est un malade qui s'ignore."
Knock ou le triomphe de la médecine - Jules Romain.

Marché, Etat et professions


Nous avons renoncé dans ce blog à identifier un complot machiavélique qui gouvernerait clandestinement les politiques d'ajustement internationales promues par diverses organisations à travers le prisme méthodologique du Nouveau Management Public.
Comment en effet nommer ce mal? Néo-libéralisme, jacobinisme entrepreneurial, pensée  managériale de marché?
Il y a cependant un idéalisme néo-libéral armé et un idéalisme néo-managérialiste de l'action publique qui se combinent en un étrange patchwork idéologique. Ce puzzle doctrinal variable d'un pays à l'autre produit du malheur, une inaccessibilité croissante aux soins de première nécessité, faute de bien nommer les choses dans une extension indéfinie de la novlangue filandreuse de "l'intégration". 
Il y a des choses qui sont autrement qu'elles ne devraient être, qu'on prétend inévitables quand elles sont contingentes et pourraient être autrement qu'elles ne sont. C'est bien ce qui définit la nécessité du débat politique quand "l'expertisme" généralisé tend à le confisquer en nommant nécessité ce qui relève un peu de l'incompétence, un peu de la domination et sans doute beaucoup du développement inégal.

Ce qu'il faut considérer ici, c'est comment les politique publique de santé françaises tentent maladroitement de s'inspirer tout en le cachant de modèles d'affaires issus d'une culture économique et politique bien différente de la notre. On peut se demander si les modèles de Harvard, discutables en eux-même, qu'il s'agisse de ceux de Michaël Porter (la chaîne de valeur, la filière intégrée, les cinq forces de l'entreprise), de Christensen (l'innovation disruptive) ou des autres, ne sont pas ici instrumentalisés à des fins d'ajustement et de sidération des acteurs. L'objectif est avant tout le rationnement des soins remboursés par la solidarité, la dé-professionnalisation qui vise la mise en oeuvre rapide de soins low cost par un management mis sous contrôle et l'inaccessibilité croissante de soins pour les classes moyennes, qu'on aura habilement masquée derrière le cache-misère des filets de sécurité pour les plus vulnérables. Ceux-ci sont d'ailleurs le plus souvent de l'ordre du droit formel plus que de celui des libertés réelles.

Nous continuerons progressivement à traduire les modèles en français. La faisabilité politique de l'ajustement des dépense de santé relevant de la solidarité nationale s'appuie aujourd'hui sur trois piliers qui sont autant de mythes rationnels:

  1. Le mythe de concurrence efficiente (rendue efficiente par la régulation)
  2. La rationalisation managériale de la fonction de production du bien-être (tout est "entreprise" de soi ou des autres, une "boite noire" que la systémique peut ouvrir et ordonnancer)
  3. La spirale de la défiance envers les professionnels, modélisés en idiots rationnels calculateurs égoïstes, décrits comme inducteurs de demande de soins par les "économistes standard" (en fait co-inducteurs avec les patients irresponsables)
Nul ne peut être contre l'entreprise, mais une entreprise fait des propositions de valeur. Quand on a dit valeur on n'a encore rien dit. La valeur de l'actionnaire n'est ni celle du manager, ni celle du patient, ni celle du médecin qui reste l'avocat de son patient tant qu'il n'est pas soumis à des injections paradoxales d'agence par lesquelles il est sommé de servir les indicateurs aussi myopes qu'insignifiants (voir Christian Morel: la roue de la perte de sens).

Le principe de prévention et ses 5 paradoxes


« La prévention s'est donné pour mission d'éduquer l'homme pour qu'il ressemble davantage au calculateur autonome et rationnel, soucieux d'optimiser ses conduites afin de préserver son espérance de vie. C'est en cela que le culte contemporain de la santé est une utopie et non une idéologie: pour reprendre la distinction opérée par Kark Mannheim en 1929, non seulement l'utopie ne crée pas la réalité telle qu'elle est, mais elle contribue à changer le monde pour qu'il lui ressemble. Et changer l'homme, c'est une utopie autrement plus ambitieuse que l'obtention d'une "santé parfaite".»

 Moatti et Peretti-Watel: "Le principe de prévention"

Quel usage font donc aujourd'hui les politiques publiques de la prévention à l'heure de la rationalisation du management public, du rationnement des soins et de l'extension du modèle de l'entrepreneur de soi, calculateur et hyper-rationnel? Les pourfendeurs de ce qu'ils nomment "néolibéralisme" sont parfois surprenants de naïveté dans leur soutien d'un Etat prédateur et régulateur.

Il faut lire le livre de Jean-Paul Moatti et Patrick Peretti-Watel. On verra néanmoins que la solution proposée pour gérer les paradoxes bien décrits dans le livre est, préconisation assez classique des sciences sociales, la démédicalisation et la refonte de la prévention par création de nouveaux métiers dédiés. Car après en avoir bien décrit les dangers, les auteurs ne présentent pas d'autre modèle que la ré-ingénierie des attitudes et des comportements. Par les experts des sciences sociales?
Encore un exemple de la difficulté de prescrire un bon traitement même après un assez bon diagnostic. En résumé cinq paradoxes avant tout d'ordre moral et politique sont signalés par les auteurs:
  1. La course effrénée pour repousser les limites de la mort
  2. La tyrannie de l'expertise (les entreprises de morale ont aussi leurs cabinets e conseil!)
  3. Le spectre de la privation totale (homo medicus)
  4. Les effets contre-productifs
  5. La moralisation délétère

Quelques avis sur l'origine de la gidouille sanitaire


Les économistes contre la démocratie par Jacques Sapir (Alternatives économiques)

L’amour de la servitude chez certains économistes, ou comment la politique économique peut tuer la démocratie (chapitre d'introduction)

Pourquoi les économistes classiques ne comprennent pas les défauts du système qu’ils promeuvent ? (Blog)

L’origine de la crise : le monétarisme et école de Chicago (Blog)



Webographie; l'innovation de rupture en général






L’INNOVATION À L’EPREUVE DES PEURS ET DES RISQUES OFFICE PARLEMENTAIRE D'ÉVALUATION DES CHOIX SCIENTIFIQUES ET TECHNOLOGIQUES RAPPORT sur L’INNOVATION À L’EPREUVE DES PEURS ET DES RISQUES 24 janvier 2012

UN PRINCIPE ET SEPT AMBITIONS POUR L’INNOVATION Commission sous la présidence d’Anne Lauvergeon. Commission installée par le Président de la République en avril 2013 - Médecine individualisée par 33 à 45

Innovation de rupture en santé


1. Will disruptive innovation cure healthcare? C. Christensen harvard Business review sept. oct. 2000

2. L’innovation disruptive dans les systèmes de santé

3. Disruptive innovation in integrated Care Delivery Systems

4. Evolution future des services de santé : analyse de quelques tendances plausibles Auteur : F. Paccaud

"Il faut noter qu'une partie des réformes des services de santé ne vise pas à sortir ces services du giron de l'Etat,44 mais plutôt à introduire des mécanismes qui miment une situation de marché à l'intérieur même de l'Etat."

"Mais le marché libre peut susciter des concentrations monopolistiques : c'est d'ailleurs ce que montrent les Etats-Unis où des groupes d'assureurs ont racheté des pans entiers du système de soins. Dans cette perspective, ces concentrations peuvent conduire à la mise sous tutelle des professionnels des soins dans le cadre de structures privées,52,53 achevant ainsi une longue transformation des professions soignantes."


5. Rationnement des soins Article de F. Paccaud (il faut appeler un chat un chat!)

6. Epineux partage des rôles entre les professions de santé Le Monde du 22 octobre 2014


La pyramide des besoins du médecin revisitée par la propagande managérialiste





2 commentaires:

  1. Bonjour,
    On connaît tout cela.
    Mais vous oubliez plusieurs points majeurs.
    1) Vous avez raison de dire que le néo libéralisme n'explique pas tout. En effet, le libéralisme philosophique rawlsien est au centre de tout cela : le citoyen informé fait ce qu'il veut, quand il veut, au moment où il veut. Et le néolibéralisme social de la gauche (et, malheureusement de la gauche de la gauche) qui se résume à cette creuse phrase : le Droit à la Santé (et dans l'acception extensive et délirante de l'OMS)
    2) L'idéologie de la prévention est malheureusement occultée par l'idéologie du dépistage (l'Eglise de Dépistologie) comme on le voit dans le dépistage organisé du cancer du sein.
    3) Les effets de la médecine sur la mortalité et la morbidité sont devenus asymptotiques, ce que ni les médecins, ni les industriels, et encore moins les "décideurs" ne veulent admettre. Il faut avoir lu McKeown et Nortin Hadler pour le savoir : aujourd'hui, dans les pays développés, c'est la prévention hygiéniste et sociale (à laquelle 80 % de la morbi-mortalité peut être attribuée) qui devrait être développée. Or l'hygiénisme est combattu par les néolibertariens d'extrême droite et d'extrême gauche : voir plus haut : "je fais ce que je veux... quand je veux..."
    4) L'affaire Ebola montre que ce ne sont pas les vaccins qui résoudront le problème mais le lavage des mains et le tout à l'égout.
    Bonne journée.

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    1. Merci de ces remarques importantes.
      En effet, vous avez raison de rappeler la question fondamentale des coûts d'opportunité en contexte de rationnement. Insistons toutefois sur l'importance, pour soutenir le rationnement des soins curatif, d'une propagande de l'action publique, fortement teintée d'utilitarisme et d'antimédecine, qui cherche à montrer, sans être guère convaincante, que les soins "bio-médico-techniques" ont de moins en moins d'impacts économiques et sociaux. Le fait que la population, pas si bête, demande à accéder aux soins de santé quand elle est malade et pas seulement à des actions de prévention quand elle ne l'est pas (ou ne croit pas l'être!) n'est pas le moindre problème pour Machiavel régulateur.

      Je tenterai d'écrire un message plus détaillé sur les maître-penseurs de la substitution du curatif par le préventif. Voici plus bas des liens intéressants vers les auteurs et modes de pensée que vous citez et qu'il faut en effet bien connaître.

      Marc Brémond donne la clé des combats idéologiques dans un nouvel espace politique de la santé dont l'analyse, selon Frédéric Pierru et Didier Fassin, constitue la raison d'être d'une « anthropologie politique de la santé ».
      « Les frontières du système de soins doivent s’estomper pour se fondre dans les autres systèmes du système de santé, pour pouvoir parler véritablement de système de soins de santé. Le financement des soins est à présent soumis à des contraintes de « coût d’opportunité » Marc Bremond

      Book review: The Role of Medicine: Dream, Mirage or Nemesis?
      The Role of Medicine: Dream, Mirage or Nemesis? (1979) - Author: Thomas McKeown - Publisher: Basil Blackwell, Oxford
      http://doctorskeptic.blogspot.com.au/2013/10/book-review-role-of-medicine-dream.html#more

      Book review: Stabbed in the Back
      Title: Stabbed in the Back. Confronting Back Pain in an Overtreated Society (2009) - Author: Nortin M Hadler - Publisher: University of North Carolina Press
      http://doctorskeptic.blogspot.com.au/2012/10/book-review-stabbed-in-back.html

      Ces liens sont sur le site "Doctor Skeptic"
      http://doctorskeptic.blogspot.com.au/

      Propositions d’orientations pour Anasys - Borgès Da Silva Ge (2002)
      sur le site "Anasys"
      http://www.anasys.org/spip.php?article33

      Bien d'autres auteurs vont en ce sens dont Jean de Kervasdoué ("Très cher santé")

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