samedi 7 juin 2014

Intégration par les payeurs: la sophistique de l'Etat prédateur


Le parcours de vie, le territoire et la démocratie sanitaire ou la construction politique de l'insignifiance

« Qu'aucune chose ne soit, là ou le mot faillit. » Stefan George (Das Wort)

« Il n'y a rien de si difficile à distinguer que les nuances qui séparent un malheur immérité d'une infortune que le vice a produit.» Tocqueville

Un commentaire des deux monuments de novlangue accessibles plus bas


Cela devait arriver. A force d'utiliser les nouvelles techniques de propagande et de marketing social, les politiques publiques de santé publique en viennent à produire des rapports inconsistants, filandreux, écrits sur du vent théorique, articulant des concepts si ambigus et si instables que les professionnels, les managers, les élus et les usagers ne peuvent plus y trouver que la perte du sens du soin et l'imminence de nouvelles catastrophes gestionnaires. Hélas, trop peu d'entre eux oseront le dire. Voici pourquoi:

L'intégration de la médecine, oui, mais par qui?


Chacun ne peut que souhaiter que les parcours soient intégrés autour des patients et cela dans un cadre territorial. Qui se ferait le chantre de la fragmentation ou le champion de filières surréalistes déconnectées des territoires comme celles qui traversent l'Île-de-France, concentrant tous les gros équipements dans Paris? L'intégration est un buzzword , un mot-valise, potentiel support de toutes les balivernes. Il s'agit avant tout de savoir qui est l'intégrateur et quels sont ses motivations.

Il est plus que probable que la configuration décrite par Frédéric Pierru dans son article intitulé "le Mandarin, le gestionnaire et le consultant" va continuer à se mettre en place, avec ce que cela implique de complaisance résignée et de complicité soumise pour les médecins. Les médecins français resteront trop divisés pour affronter le double rouleau compresseur du Nouveau Management Public et d'une déprotection sociale déployée par un Etat prédateur qui avance masqué pour ne pas avouer le rationnement des soins. Trop de collègues se prosternent déjà ou feront allégeance au modèle dans la vénération du discours ambiant sur l'intégration des "parcours de soins" et "l'intégration territoriale" par les agences promotrices de la "démocratie sanitaire". 
La belle affaire! Personne n'y avait pensé avant, à cette révolution du patient qui le met, avec ses nouveaux besoins au cœur des processus de soins. Nos révolutionnaires de santé, avec leurs promesses de lendemains qui chantent, nous rejouent la scène primitive de l'anti-médecine à la fois utilitariste et hyper-libérale, au nom de l'intérêt collectif face auquel l'intérêt individuel doit rester seul (Le Chapelier) et au nom de l'extermination des savoirs intermédiaires, toujours d'emblée disqualifiés par le positivisme scientiste.

Une intégration excessive, idéologique et surtout guidée par la prétendue connaissance des coûts d'opportunité d'une politique de plus en plus utilitariste, va hélas produire son pendant, bien connu en management. Plus elle est pétrie de l'arrogance et de la toute puissance planificatrice issue des Big Data, plus elle reste ignorante des finalités cliniques individuelles pour le patient et du fonctionnement intime des systèmes cliniques. C'est le chemin de la dédifférenciation des structures, de la destruction des compétences, des cautères gestionnaires mis sur les jambes de bois qu'ils ont amputé eux-mêmes, de la perte de sens de la motivation et de l'attractivité face au management low cost déguisé en lean. C'est aussi la voie toute tracée de la contre-performance à moyen terme qui peut conduire à l'extinction totale ou partielle de l'organisation, qu'elle soit voulue et organisée par des managers de transition ou non. 

Une typologie inspirée de Philip Muray


Parmi les médecins, les managers, les cadres et autres professionnels confrontés à la "ré-ingénierie disruptive", on distinguera suivant la terminologie inspirée de Philip Muray:

  • Les "moutons de Panurge": ils sont par nature confiants vis à vis des politiques publiques et s'émerveillent de toute nouveauté portée par la sophistique managériale au nom de l'Etat social qu'ils croient encore en progrès et/ou au nom du "changement disruptif" qui apportera enfin le marché en santé, sans doute rendu efficient par le reporting.
  • Les "matons de Panurge": ils savent de quoi il retourne, mais ils le cachent car ils ont besoin de nouer des alliances avec le nouveau management ou risquent simplement la porte et/ou la maltraitance, notamment pour les cadres de santé. En cas d’intolérance trop forte à l’ambiguïté les matons de Panurge rejoindront le premier groupe par le phénomène de rationalisation des motivations et des souricières cognitives.
  • Les "mutins de Panurge" sont chargés du rôle des "transgresseurs contrôlés", garant d'un faux débat démocratique, pour mieux valider le modèle hégémonique. Ils sont partout, en indispensables "chiens de garde".
  • Les "autres", les résistants, au changement bien sûr, et tous les petits techniciens de santé de base sont privés de parole, sinon de cadres de pensée par absence d'accès aux données, sur le sens de leur action dans des "activités" désormais conçues ailleurs notamment par le marketing social. Ils n'ont qu'à bien se tenir entre "exit, loyalty or voice", si donner de la voix reste encore possible face aux petits tyranneaux du New Public Management. En bons petits exécutants ils doivent être tolérants aux injonctions paradoxales et leurs compétences seront évaluées sur leur "savoir-être" face à ces injonctions par leurs employeurs managers de santé. Il ne leur reste qu'à entrer dans le jeu des pseudo-marchés et de la concurrence régulée par des résultats myopes, à renoncer à leurs motivations intrinsèques pour ne plus suivre que les carottes motivationnelles extrinsèques pour "idiots rationnels" (l'acteur théorique de l'économie orthodoxe selon Amartya Sen). 

L'organisation malade du management: un système ultrapyramidal

Nous ne reviendrons pas ici sur la question de la fixation de l'Ondam et du budget des services sociaux, ni sur la définition nécessaire d'un panier de protection sociale universel, ni sur les multiples pertes de chances induites par une hyper-rationalisation technocratique du système de soins qui n'a jamais fait ses preuves.  Nous ne reviendrons pas non plus sur les moyens possibles d'améliorer la performance en s'appuyant sur les partie prenantes alliées, motivées, loyalement informées, impliquées dans les processus de décision qui les concernent et reconnues plutôt qu'engagées dans une guerre de tous contre tous, à l'opposé de leurs valeurs, pour la production de résultats à courte vue. Sous enveloppe financière trop contrainte tous les systèmes de paiement sont mauvais, conduisant à l'inflation de actes,  à la sélection des malades "rentables", aux sorties d'hôpital ne visant que le "déstockage" le plus rapide permettant la valorisation d'un nouveau séjour. Le bed management, les ubuesques PRADO organisés par les payeurs en lieu et place d'équipes de soins désintégrées, qu'on a rendues exsangues et dépourvues de moyens pour optimiser les parcours hospitaliers complexes et les sorties difficiles, voire le buffer management ou déstockage en unités de soins de suite "tampons" parachèvent le placage de machins gestionnaires sur un système qu'on n'a eu de cesse de détériorer en ne le considérant que comme une pure "usine à soins".

Il nous aujourd'hui que non seulement on interdit aux cliniciens de se soucier du résultat clinique à long terme (outcome) mais que de plus, on leur en ôte les moyens, prétendant sans la moindre preuve y pallier autrement. La fragmentation institutionnelle et financière, en particulier celle des soins et du social, ne sait produire que son auto-aggravation.

Insistons seulement sur la métaphore organique de l'entreprise, celle du management et d'une planification stratégique qui sait tout, voit tout, peut tout, détermine d'en haut les objectifs et les exécute en les contrôlant. Elle permet d'entrevoir les causes du mal qui ronge l'organisation de notre système de santé: une conception managérialiste et mortifère de l'exécution des politique de santé, descendant dans un "système pyramidal" dont on multiplie les couches pendant qu'il est privé de toutes ses boucles de régulation, de leurs afférences et de leurs efférences vitales. C'est une organisation rendue volontairement "parkinsonnienne" en quelque sorte, qui va perdre l'équilibre en courant après son modèle comptable. Une véritable euthanasie bureaucratique des services publics et de la protection sociale solidaire, pour reprendre l'expression de Claude Rochet.

"O vous qui avez l'entendement sain
Voyez la doctrine qui se cache
Sous le voile des vers étranges
Dante, L'enfer, chant IX, 61-63.

Essai de modélisation du New public Management comme résultant de l'alliance de la technocratie industrielle et du marché contre les professionnels. L'alliance de l'Etat industriel et du marché assure le contrôle de l'offre par les payeurs, les "shareholders", de la corporate governance de santé. Exit l'intérêt des partie prenantes (stakeholders)



Quand les politiques publiques confondent la santé avec le bonheur et prennent le contrôle de la médecine, c'est alors "l'hôpital se fout de la charité"!

Les documents

Florilège de novlangue n°1

PARCOURS DE SOINS PARCOURS DE SANTE PARCOURS DE VIE


Exercice: citez les think tanks de santé repérables dans le document, comme l'Institut Montaigne (Claude Bébéar, promotion du managed care par les assurances, mises en concurrence...)

"La notion de parcours répond à la nécessaire évolution de notre système de santé afin de répondre notamment à la progression des maladies chroniques qui sont responsables de la majorité des dépenses et de leur progression. Leur prise en charge transversale implique de multiples intervenants et réduit la place historiquement majeure des soins aigus curatifs au profit des autres prises en charge. La spécialisation croissante des professionnels de santé amplifie le phénomène. L’optimisation des parcours des patients et des usagers s’impose ainsi progressivement comme un axe transversal structurant des systèmes de santé. (...) Les parcours ont une notion temporelle (organiser une prise en charge coordonnée et organisée tout au long de la maladie du patient) et spatiale (organiser cette prise en charge sur un territoire, dans la proximité de son domicile)."


Florilège de novlangue n°2

Stratégie nationale de santé : Marisol Touraine reçoit le rapport Devictor sur le service public territorial de santé 23 avril 2014


et quelques autres illustrations du problème...

L'ennemi interne par Jean-Claude Desforges sur le site "Hôpital et Territoires"


Le retour raté du service public territorial de santé dans la Lettre de Galilée Les perles de la sophistique managériale y sont surlignées en jaune


"La coopération se construit dans l’amont de la rencontre avec le patient".
"Il s’agit de mettre au travail des soignants rompus à l’exercice singulier, sur un amont de cet exercice qui est de niveau organisationnel et de les amener à questionner leurs pratiques en se confrontant à d’autres modes d’exercice que le leur et à d’autres façons de répondre que la leur"



LE MANDARIN, LE GESTIONNAIRE ET LE CONSULTANT (en ligne!)


Le tournant néolibéral de la politique hospitalière Frédéric Pierru - Le Seuil | Actes de la recherche en sciences sociales 2012/4 - n° 194 pages 32 à 51


"La rhétorique managériale finit même par adopter des formulations à ce point vide de contenu qu'elles n'ont pas de contraire. Avoir l'ambition d'être un leader est engageant, mais qui souhaite adopter la posture du suiveur? Etre le champion de l'excellence est sans doute motivant mais qui rêve d'être celui de la médiocité? Non seulement les mots mais aussi la parole perdent leur sens, générant chez ceux qui écoutent cynisme et désarroi." François Dupuy "La fatigue des élites"


Esculape vous tienne en joie.

1 commentaire:

  1. Un État totalitaire médicalement et qui derrière le discours libéral sur le coût de la santé, met en place petit à petit le système qui réduira l'accès à la médecine de tous.

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