mardi 23 décembre 2014

Lettre au Père-Noël


Jean-Pascal Devailly, le 23 décembre 2014

Ô Père-Noël, s’il te plaît, écoute ma complainte et exauce mes souhaits.

Au commencement était le programme d'ajustement structurel. 

La santé en fut la cible privilégiée car nul ne s’en souciait. Ainsi fut-elle rapidement rationnée.

Mais l'ajustement avait besoin d'une stratégie du choc, afin que le rationnement des soins fût rationalisé.

La crise justifia la réduction autoritaire des dépenses de santé par le Nouveau Management Public. Il s’aida de l'expansion de l'offre privée lucrative et des complémentaires-santé déguisées en mutuelles.

La réduction des investissements publics fut associée au transfert des coûts vers un reste à charge variable selon les assurances. Cela mettait en pièces le principe de solidarité mais l'ajustement était encore loin du compte. Le cœur du problème était l'inducteur de la demande excessive, de l'overuse : le médecin.

La sous-consommation, ou underuse, fut systématiquement niée par les chiens de garde de la doxa managérialiste. Les inégalités de santé furent enfumées par des droits souvent purement formels car trop inaccessibles aux plus vulnérables, occultant ainsi la question de l’accès aux soins des classes moyennes.

Il fallut disqualifier les médecins, trop dépensiers car trop attachés à l'intérêt individuel du patient, pour les asservir à une logique utilitariste de gestion des populations. Tel fut le sens de la stratégie de "santé au public" qui suivit en cela l’orthodoxie de la LOLF, direction par objectifs et gestion axée sur les résultats.

Pour venir à bout des médecins, il fallut diriger contre eux les professions alliées, destinées à former un nouveau réservoir de main d'œuvre moins onéreux pour l'agence régionale, la nouvelle entreprise territoriale de "santé au public".

Il fallut aussi diriger contre eux les usagers et les élus. La propagande prônant la démédicalisation de la prévention et des parcours de soins en fut chargée, avec le support des sciences sociales dont les matons de Panurge semi-habiles envahirent ministères, agences et cabinets de conseil. Le médecin était devenu un simple exécutant, inapte à décrire les besoins de soins comme à concevoir les réponses, suspect tout désigné de délit statistique, un traître corporatiste à l’humanisme de façade, mais aux motivations impures. Il devenait tout juste bon à inciter par le bâton des chaînes de commandement aux ordres du nouveau patron et par la carotte du paiement à la performance (P4P). 

La prévention devint la panacée, gérée par l'Etat et les nouveaux marchés de la promotion de la santé. Au nom de la santé bonheur et du principe de prévention, elle devint un outil de gestion des déficits induits par les soins curatifs, en ville ou à l'hôpital, dont on mit systématiquement les bénéfices en doute.

Alors put se déployer la grande intégration gestionnaire de la santé.

La rationalisation gestionnaire avait besoin d’une légitimité indiscutable, de droit quasi divin, ce fut la fonction de l'Evidence-based medicine (EBM), progressivement dévoyée et généralisée en Evidence-based practice par le positivisme scientiste qui légitimait le Nouveau Management Public. La ré-ingénierie des soins, alors décomplexée, s’appuya sur de grossières méthodes d’économie industrielle et de restructuration à la hache. L'unité clinique structurée par discipline cessait d'être créatrice, transformatrice, reproductrice et enfin lieu de combinaison de connaissances, sauf à participer à la production de l'EBM et à la légitimation de la rationalité du rationnement. Ce fut la fin de la clinique et la naissance de la 'Pataclinique.

Pour sidérer les acteurs, les usagers et les élus, les réformateurs s'appuyèrent sur un appareil idéologique cohérent, l'économie de la santé, dont les modèles approximatifs et travestis de mathématiques trouvèrent grâce aux yeux de multiples think-tanks : les acteurs étaient tantôt considérés comme idiots rationnels calculateurs et égoïstes, tantôt comme des crétins irrationnels mus par des rationalités limitées dont les choix devaient être régulés par un savant système d'incitatifs.

Ce grand projet paternaliste de construction sociale des attitudes et comportements, porté par l’économie des incitatifs et l’énarchie de santé publique, aboutit alors à la multiplication désastreuse des injonctions paradoxales. Ces contraintes contradictoires permettaient de diviser aisément les médecins entre eux. La confusion générale et la guerre de tous contre tous régulée par Ubu rendaient enfin possible la faisabilité politique de l'ajustement. Républicains et libéraux y trouvaient matière à poursuivre leurs querelles de fous.

L'industrialisation dont on attendait qu'elle produisit des soins low cost put alors se déployer sans qu'on ne fût jamais obligé de prononcer le mot de rationnement. Toute demande de moyen se transformait, par la magie de la sophistique managériale, en problème d'organisation sous-efficiente.

Restait à définir la cible des incitatifs de l'agence, la cible de régulation des multiples théories de la "firme". La firme cible fut choisie, ce fut la firme-hôpital et son chef d’entreprise le directeur patron, à la fois fusible et porte flingue de l'agence, tyranneau tout puissant vers le bas et d'autant plus maltraitant qu'il devenait impuissant vers le haut, alors qu'il se pensait encore naguère en "profession de l'Etat-providence".

Ce chef, lui-même sous la coupe de l'agence, de ses programmes, de ses objectifs et de ses contrats imposés, devint ainsi le garant de la pertinence des soins et de la qualité des méthodes. Il fut chargé de diviser les portefeuilles d'activités par pôles ou centres de résultats. La tarification à l'activité fut alors vantée comme le meilleur incitatif destiné aux managers-patrons de la firme-hôpital ou « hôpital-entreprise ».

Le niveau de "l'entreprise" cible des théories de la firme appliquées au système de santé étant fixé, restait à y déployer le contrôle de gestion et la réingénierie des activités basée sur les coûts. L'intégration systémique devenue folle, nia alors le principe complémentaire de la différenciation des activités. Le système avait perdu son sens. "Lost in management", il était irrémédiablement malade du couple infernal intégration / processus qui résume les politiques de qualité top-down, aussi chronophages et coûteuses qu'insignifiantes pour les soignants. Ainsi s’engagea une véritable euthanasie bureaucratique du système de soins par la destruction, au nom de la qualité et de l’efficience, de ses activités fondamentales et de ses cœurs de compétences cliniques.

La désagrégation des équipes cliniques, naguère stables, formées et motivées, ainsi que la destruction des compétences clés et des noyaux durs médicaux et paramédicaux autrefois intégrés, furent la conséquence inéluctable de cette politique. Elle persistait par construction dans l’ignorance des mécanismes fondamentaux de la constitution d'une connaissance efficace en médecine, celle qui conditionne l'organisation des soins, l'animation et la responsabilité des équipes soignantes au contact du public qu'elles servent.

Si l'on veut bien considérer que le microsystème clinique créateur de valeur, c'est à dire de biens et de services de santé, est une unité de soins structurée sur la base des connaissances, en ville comme dans les établissements, alors force est de constater que la puissance publique s'est trompée de « firme » en voulant promouvoir cette misérable régulation à portée des caniches.

Ô Père-Noël, libère-nous de l'infantilisation managériale. Libère-nous de la mystification économique qui justifie la transformation du système de santé en fabrique du crétin sanitaire. Epargne à nos patients cette effroyable iatrogenèse gestionnaire. Libère-nous de l’intimidation quotidienne, de l'humiliation de ne plus pouvoir participer aux décisions qui nous concernent, de l'exclusion méprisante des circuits d'information qui comptent. Libère-nous de l'empêchement quotidien de faire ce que nous savons bien faire et de créer ce que nous pourrions créer en organisant le juste soin au meilleur coût. Laisse-nous la liberté de soigner les patients, et non des indicateurs myopes, insignifiants pour nous mais sur lesquels seront promus les nouveaux pères fouettards. Délivre-nous des injonctions paradoxales et du paiement à la performance, qui nulle part n’a fait ses preuves, Libère-nous enfin de la multiplication de couches bureaucratiques coûteuses et inutiles qui paralysent toute création et stérilisent toute initiative.

Esculape te tienne en joie, Ô grand Père-Noël

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