samedi 20 novembre 2010

Médecine défensive et société de défiance - Rencontre avec Michela Marzano

« Tous les hommes politiques appliquent sans le savoir les recommandations d'économistes souvent morts depuis longtemps et dont ils ignorent le nom. » John Maynard Keynes

La lecture du livre de Michela Marzano "le contrat de défiance" ne peut qu'être féconde pour les médecins en quête d'explications relatives à l'effondrement de leur relation de confiance avec les patients, en ville comme dans les établissements de soin. Son livre montre comment le pessimisme radical des moralistes français, Pascal, La Rochefoucauldt, La Bruyère, a à ce point jeté la suspicion sur la sincérité de tout "souci de l'autre", fondement de la pratique clinique, que philosophie et économie classiques se sont combinées pour produire une théorie de la motivation et de l'intérêt collectif, avec Mandeville puis Adam Smith, qui aboutit aujourd'hui à la société de défiance et à la perte de tout crédit dans les rapports sociaux. Initiée avec la chute du système de Law, la première d'une longue série de crises de confiance, la crise du crédit ne concerne pas seulement dans le système bancaire. La société du contrat et de la judiciarisation des rapports sociaux s'en renforce toujours davantage, c'est la spirale de la défiance.

Pire, l'intériorisation de ces théories économiques par les politiques publiques aboutit, par les avatars de la Nouvelle Gestion Publique, à des modèles de management qui transforment les acteurs des organisations "d'intérêt collectif" en "producteurs" censés maximaliser leurs profits au détriment de l'intérêt des usagers, qu'ils soient patients, élèves, justiciables, usagers des banques, de la poste, des autres grandes entreprises publiques, contribuables, victimes, simple clients. Le postulat sur lequel tout repose est bien entendu que l'intérêt général et les "vertus publiques" sortiront toujours de la maximalisation des "vices privés". En médecine les effets pervers de cette théorie démentie chaque jour par les faits et le bon sens , mais par nature infalsifiable et vérificationiste, a été bien résumé par la double relation d'agence, où le médecin doit trahir la confiance de ses patient pour servir le "principal" qui l'incite aux choix tragiques.

La main visible des managers au secours de la main invisible du marché

Seule une rhétorique experte portée par une "com" extrêmement bien structurée peut faire accepter de telles manipulations d'incitations dans les services publics, aujourd'hui dissous dans le concept européen de "service économiques d'intérêt général". Le problème se pose de la même façon pour tous les soignants, médecins ou non. On lira à cet égard avec intérêt le livre précédent de Michela Marzano:"extension du domaine de la manipulation".

« Adam Smith en a rêvé, les DRH l'ont fait ! »

Car dans l'ensemble du système la qualité réelle du "produit" qui gouverne le sens de l'action des professionnels est assez systématiquement la variable d'ajustement des résultats financiers à courte vue, ces résultats dont la "com", à tous les niveaux de gouvernance, a pour but de masquer qu'ils ne sont que des indicateurs myopes de services dont la qualité réelle s'effondre, qu'il s'agisse de services publics ou d'entreprises privées devenues looser, moribondes, incapables par leur management de penser ne serait-ce qu'à moyen terme, de gérer collectivement les hommes et les connaissances.


Médecine défensive et société de défiance

La médecine est malade de l'économie dont le courant "mainstream" (lien sur l'économie des conventions qui est une des théories qui s'en distinguent) fait de chaque acteur un calculateur égoïste. Elle est malade du management, qui tente de réduire les coûts à partir d'une budgétisation aveugle des dépenses maladies qui se traduit paradoxalement dans notre organisation ultra-jacobine par des méthodes de concurrence encadrée directement inspirée de ces postulats sur la motivation et la théorie économique de l'agence.

On connaît bien aujourd'hui les critiques de l'EBM, qui n'est pas la recherche de preuves en médecine mais une méthode de standardisation industrielle fondée sur la supposition de "groupes homogènes de malades" (GHM), concept utile s'il s'approche suffisamment de la nosologie et de la logique médicales mais qui, utilisé à des fins gestionnaires, rejoint le modèle de la fonction de production de l'hôpital de Fetter et la recherche d'une standardisation industrielle non critiquable en soi, mais inconsistante parce que trop rapidement modélisée. C'est ainsi que ce paradigme entrepreuneurial devient générateur d'erreurs radicales et de défauts de soins majeurs, dès qu'il échappe à la logique clinique et la régulation médicale.
"L'art c'est moi, la science c'est nous" de Claude Bernard devient "le producteur c'est toi, la gestion c'est nous" de cette nouvelle alliance entre un scientisme bureaucratique légitimant l'EBM et ce nouvel ordre gestionnaire qui ne vise qu'à rationner et bugdgétiser sommairement la protection sociale derrière la "sophistique managériale".

On connaît peut-être moins les effets de la médecine défensive, par laquelle les politiques qualité surtout quand elles sont aussi top down, de gestion des risques et des systèmes d'information font basculer dans l'organisation des soins le caractère central de la médecine, la recherche de la santé du patient, vers la position d'objectif périphérique alors que la protection contre les malpractice devient centrale dans le dispositif de contrôle.

Defensive medicine
http://en.wikipedia.org/wiki/Defensive_medicinehttp://society.guardian.co.uk/health/comment/0,7894,1450447,00.html

>> plus pour les lecteurs patients

On mettra ces livres en lien avec le merveilleux livre de Gérard Reach qui explore justement du point de vue médical ces notions de "souci de l'autre" et de confiance en soi dans nos relations avec les patients. Le livre de Castiel et Bréchat préfacé par Tabuteau pose la question de l'imposition d'un modèle de production de GHM purement "curatifs" à un système de soins sommé depuis les lois de 1970 et 1975 de se débarasser du "social".

Gérard Reach - Une théorie du soin - Souci et amour face à la maladie
http://www.lesbelleslettres.com/livre/?GCOI=22510100624830&fa=description

Solidarités, précarité et handicap social. Sous la direction de Didier Castiel, Pierre henri bréchat. préface de Didier Tabuteau Couverture - Commande - Plan de l'ouvrage


>>>> et plus encore

"Agence tous risques"

Une brillante introduction à la théorie de l'agence par Elsa Boubert.L’entrée dans le paradigme du «tout-incitatif» en question n° 493 - février 2010 gestions hospitalières
http://www.gestions-hospitalieres.fr/dl/gratuit.php?ref_article=2919&data=2010_74.pdf

Regulation and internal controls in hospitals - J.E. Harris
http://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC1807577/pdf/bullnyacadmed00115-0091.pdf

Le médecin comme "agent double"
Can Doctors Serve as Double Agents?
http://www.humanehealthcare.com/Article.asp?art_id=782

The doctor as a double agent
http://healthcare-economist.com/2006/10/11/the-doctor-as-a-double-agent/

Managed Care and Undividing Loyalties
http://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=407122

Physicians role in cost containments - Ubel, P, Arnold R. The unbearable rightness of bedside rationing: physician duties in a climate of cost containment.Arch Intern Med. 1995;155:1837-1842.http://virtualmentor.ama-assn.org/2003/11/jdsc1-0311.html

Performance hospitalière: la théorie de l'agence en question
http://www.snphar.com/data/A_la_une/phar50/8-dossier-perf-phar-50.pdf

Contrats incitatifs et asymétrie d'information - le financement des biens et des services médicauxhttp://www.greqam.fr/IMG/working_papers/1998/98C14.pdf

L'érosion de la part gratuite en médecine libérale - discours économique et prophéties autoréalisatrices
http://www.cairn.info/article_p.php?ID_ARTICLE=RDM_021_0313

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