samedi 19 mai 2012

Médicalisation de la société ou infantilisation managériale?


Halte à l'infantilisation managériale par les consultants et les "gérants d'estrade"! 


"Le mal français, qui est le besoin de pérorer, la tendance à tout faire dégénérer en déclamation, l'Université l'entretient par son obstination à n'estimer que le style et le talent. " Ernest Renan.

"Le médecin n'est pas au service de la science, de la race ou de la vie. C'est un individu au service d'un autre individu, le patient. Ses décisions se fondent toujours sur l'intérêt individuel." Théodore Fox, ancien rédacteur en chef du Lancet

Notre système de soins est avant tout malade d'un management profondément infantilisant, lié à l'application absurde en santé du Nouveau Management Public. Ce couteau sans lame auquel il manque le manche a une forme d'utilité, c'est l'objectif à peine masqué de mettre à plat le système pour rationner les soins et achever au plus vite la vente par appartements d'une protection sociale respectueuse des principes de solidarité nationale.

Notons à cet égard les efforts louables de la Fédération Hospitalière de France (FHF, hôpitaux publics) pour sa plateforme politique 2012-2017. Ses dirigeants ont la volonté affichée de « créer un lien de confiance avec les hospitaliers ». Sont-ils prêts pour autant à décentraliser vers les opérateurs, un pouvoir qu'ils ont exigé de détenir seuls et qui pourtant leur échappe aujourd'hui par en haut dans une fuite en avant vers la régulation hiérarchique du système? « L’ARS doit se focaliser davantage sur le pilotage et la régulation des hôpitaux et non pas sur leur gestion quotidienne comme on le voit parfois », plaide Gérard Vincent, délégué général de la FHF.
Espérons que la FHF se rend compte qu'on est allé beaucoup trop loin dans l'infantilisation managériale des médecins, en cherchant à les exclure de toute participation au design organisationnel, pas seulement au niveau "micro" mais à tous les étages de la gouvernance. Ce sont là les limites du "tout incitatif" et de la concurrence encadrée des "idiots rationnels" généralisée par la loi HPST qui s'enferme dans une terrible spirale de la défiance envers l'ensemble des soignants, aux risques de l'épouvantable self fulfilling prophety de la concurrence de tous contre tous et sous enveloppe fermée. 
Il faut confronter ces principes à la logique d'Hôpital  2007 encore marquée par le modèle des "réseaux de confiance". Insistons encore toutefois sur l'erreur radicale, principal écueil des réformes "récentes", qui pour certains remontent toutefois à quelques décennies, de destruction / ignorance du niveau "micro-économique" des équipes cliniques et de leur engagement au travail, qui seul peut produire la véritable performance. Relisons avec le recul du sur-"désenchantement hospitalier" déjà cité dans le rapport Couanau mais qui a explosé depuis Hôpital 2007, qui s'est encore aggravé avec le volet "gouvernance hospitalière" et la fausse défragmentation de la loi  HPST du 21 juillet 2009,  cet article édifiant.

Le mal français?

" Aucune nation n’aime à considérer se malheurs comme ses enfants légitimes." Paul Valéry

Deux remarques sont nécessaires en préalable à la descrition de ce que pourrait être une gestion plus conséquente du système de santé:
1.Le culte affiché de la "santé publique" doit être très fortement tempéré en raison de la complexité propre à cette discipline à part entière, de garantir sa liberté académique, entre la médecine au service de l'intérêt individuel du patient et la politique qui est au service du bonheur des peuples (Aristote), ce bonheur qui est de la responsabilité du "souverain", qui est devenu "la santé" selon la définition ubuesque de l'OMS (Petr Skrabanek, "La fin de la médecine à visage humain"). " Le bonheur c'est la santé, la santé c'est le bonheur."

2. Le "mandarinat" existe toujoursn'en déplaise à certains "anosognosiques" organisationnels mais sous une forme bien différente de celle que nous avons appris à caricaturer dans nos représentations. Le mandarinat s'est simplement adapté à l’environnement politique, législatif et réglementaire, sanitaire et social.

Le principal problème de l'hôpital est qu'il est malade d'un management qui ne cesse d'hypertrophier ses systèmes de reporting et de contrôle au détriment de la qualité réelle des soins, celle qui est constatée par les soignants, et non celle des grand-messes de performance officielle d'un système devenu incapable de s'écouter, alors que nous avons connu, pour les moins jeunes, du temps du "mandarinat classique", un hôpital certes très optimisable en termes de gestion financière et surtout humaine, mais hautement performant. C'est que la "bureaucratie professionnelle" d'Henry Mintzberg qui parvenait assez brillamment à concilier soins recherche et enseignement, qui pleure en France avec nostalgie la réforme de 1958, est beaucoup moins infantilisante, même pour les paramédicaux, que le contrôle obsessionnel d'ouputs qui ne disent rien du sens du soin parce qu'il sont myopes autant que chronophages, ni surtout de ce qu'il faut faire pour améliorer les performances en vue du service rendu, à la fois au patient individuellement et à la population d'un territoire, en terme d'outcome(s). Mais le système de 1958, épuisé, est obsolète et de surcroît vaporisé avec le service public hospitalier, par la "bureaucratie libérale" du Nouveau Management Public.

Le mandarinat français, croqué par Renan, c'est de s'appliquer entre "pairs", "chevaliers" ou "clercs" selon Philippe d'Iribarne ("La logique de l'honneur"), la théorie Y de Mc Gregor fondée sur la confiance dans l'engagement et le talent professionnel et d'autre part d'appliquer aux "subalternes", les "exécutants", la théorie X de Mc Gregor fondée sur la défiance, la carotte et le bâton des seuls indicateurs de résultats de sortie de système (output sans considération réelle pour l'outcome malgré la propagande des cost killers). L'adaptation des "mandarins" se fait dans une reconfiguration rapide entre une élite scientifique garante de l'EBM et une élite gestionnaire maîtresse des Big Data et des catalogues de résultats statistiques de sorties de système, au détriment des cliniciens de base, ces exécutants qu'on veut selon le modèle du NMP déconnecter de toute conception, et bien entendu de l'ensemble des paramédicaux, cadres compris, qui font pourtant partie intégrante de nos "coeurs de compétences" ou "avantages compétitifs".

La "santé publique" est une discipline hautement respectable. Mais c'est aussi le paradigme central de l'EHESP, censée agir au nom du Bien commun, et sa "liberté académique" est encore plus contrainte par une alliance du marché et de L'Etat propre au New Public Management et au grand pilier de sa novlangue destiné à promouvoir la maîtrise des politiques publiques de santé, "la démocratie sanitaire". Elle favorise la prise de contrôle des politiques publiques sur la médecine alors que les finalités et donc les priorités de l'organisation qui seront ou non partagées par les preneurs aux actes sont radicalement différentes (modèle de l'évolution du professionnalisme médical du sociologue Eliot Freidson, adapté en France et formidablement développé par Frédéric Pierru dans ses analyses de la résistance des médecins, dont le MDHP animé par André Grimaldi et Bernard Granger, face à la loi HPST.
(Pierru, Frédéric (à paraître), « Le mandarin, le gestionnaire et le consultant. Retour sur une mobilisation improbable : l’action collective des hospitalo-universitaires contre la réforme de l’hôpital public », Actes de la recherche en sciences sociales.)

Une autre gestion des organisation publiques, une autre vision de la performance
"Le pouvoir étatique n'est jamais aussi habile à resserrer son étreinte sur la société civile que lorsque qu'il feint de l'émanciper des autorités qui font de l'ombre à la sienne" Bertand de Jouvenel "Du pouvoir"

Mais que faire de l'actuelle gestion par les résultats , ce paradigme indépassable du Nouveau Management Public et son avatar français la loi HPST, quand il ne s'agit que de mettre les médecins, les infirmières, tous les soignants sans les énumérer face à des catalogues de résultats de sortie de système qui n'ont aucun sens pour eux? L'output myope recherché à court terme dans une système fragmenté et concurrentiel nuit toujours davantage à la coopération te à la continuité des soins. L'argent manque? Qu'attend-on pour changer nos modèle mentaux, cesser d'écouter le gérants d'estrade qui veulent dire opérateur quoi, où, comment et pourquoi fournir des services dont ils n'ont pas la moindre connaissance intime. Qu'attendons nous pour nous rendre collectivement compte qu'une gestion conséquente de la performance doit être fondée sur la décentralisation et la transparence des processus de décision, la participation de tous les acteurs à tous les stades de l'activité, la reconnaissance des efforts individuels et collectifs, l'équité et la juste rétribution.

Comparons deux visions radicalement opposées de la performance. Celle de l'ANAP citant l'OMS et celle de Marcel Tardif enseignant à HEC Montréal

"L'ANAP dévoile son programme de travail"
L’ANAP, qui porte la performance en son nom, s’inspire de la définition de l’Organisation Mondiale de  la Santé (OMS), selon laquelle la performance consiste à mobiliser les ressources disponibles pour :
• améliorer la santé de la population ;
• développer la capacité du système de santé à prendre en compte les attentes de la  population (ex : le respect de la dignité, de la confidentialité, de la sécurité, de l’autonomie, de  la qualité du service,…) ;
• réduire les iniquités de financement.
Notez que dans cette définition les termes de la chaîne de satisfaction sont omis: l'opérateur n’apparaît pas, pas plus que le marché des crédits (actionnaire ou gouvernement). Voir: "Une autre vision de la performance"
"Le pouvoir étatique n'est jamais aussi habile à resserrer son étreinte sur la société civile que lorsque qu'il feint de l'émanciper des autorités qui font de l'ombre à la sienne" Bertand de Jouvenel "Du pouvoir"  


Il existe bel et bien d'autres modèle que cette spirale de la défiance qui conduit tout droit au désenchantement, à la perte de sens, à la destruction de la solidarité et au désastre pour nos organisations publiques comme elles ont conduit aussi à tant d"échec dans le privé ("Lost in management").

Cessons d'entourer de murs de mathématiques, de statistiques et d'indicateurs dénués du moindre sens un terrain vague d'idées quant à des résultats finaux que nous sommes pour le moment incapables de définir. Enfin, cessons d'accepter de confondre la médecine qui est d'abord au service de l'intérêt individuel du patient, et la santé publique qui est au service des populations. 

Machiavel n'est pas mieux avisé qu'Hippocrate.

"Rien n'est permanent sauf le changement. " Héraclite

"L'enfer, c'est là où il n'y a pas de pourquoi." Primo Levi

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