dimanche 16 février 2014

Le praticien réflexif face à l'innovation de rupture


"Imprimer au Devenir le caractère de l'Etre, voilà la suprême volonté de puissance." Nietzsche

Je dédie ce message au Pr. Gérard Reach qui m'a initié par son excellent ouvrage intitulé "l'inertie clinique: une critique de la raison médicale" au concept de praticien réflexif. Cette notion développée par Schön (Le praticien réflexif : à la recherche du savoir caché dans l’agir professionnel) montre s'il en était besoin pourquoi la médecine ne saurait être seulement une "science appliquée" à partir d'une Evidence Based Medicine dévoyée et standardisée par des ingénieurs de soins sous forme procédures technocratiques. L'EBM ne se conçoit que comme l'un des fondements d'une décision qui intègre l'expérience du ou des praticien(s) et les préférences du patient.


Voici quelques variations autour du blues du praticien réflexif quand il entend le rester
Télécharger en pdf avec liens bibliographiques fonctionnels



L'innovation de rupture: nouveau buzzword de la rhétorique managériale ou concept opérationnel?


Si l'on l'applique à l'économie la phrase de Nietzsche citée en introduction, on évoque immédiatement la "destruction créatrice" de Schumpeter et ceux qui rêvent de pouvoir anticiper les "innovations de rupture", pour la survie ou l'expansion de leur organisation. Clayton Christensen est considéré comme un penseur clé de la disruptive innovation. Il a proposé de l'appliquer au systèmes de santé avec la notion de "réseaux facilitateurs" émergeant des nouvelles technologies. Il faut le lire en démêlant ce qui peut aider nos organisation "not for profit" à sortir de l'actuelle iatrogenèse managériale de ce qui sert de nouvelle arme idéologique à des "réformateurs" avant tout préoccupés de masquer le rationnement.

"L'innovation de rupture" est un buzzword. La force d'un buzzword est qu'on ne peut guère se déclarer opposé aux principes flous qu'il insinue en nous comme autant de nouvelles enceintes mentales (ou "paradigmes"). En général les buzzwords, en rhétorique managériale, n'ont pas de contraire défendable, encore qu'ici "l'innovation incrémentale (Marcel JB Tardif)" puisse y être opposée. Le buzzword est en général issu de disciplines où il est utile et a un sens bien précis, comme "produit", "réseau" ou "filière", mais il en est extrait pour intégrer la novlangue d'une ou plusieurs coalitions hégémoniques. Celui qui le prononce ne sait pas toujours le définir et l'auditoire n'ose jamais manifester son ignorance devant le sens de ces mantras qu'il faut alors répéter jusqu'à la nausée. Un buzzword, quand il en vient à être identifié comme tel, est toujours devenu un outil manipulé par une rhétorique sous tendue par une idéologie. Il faut savoir ce que celui qui le tient dit vouloir en faire, ce qu'il veut en faire réellement et au service de qui il le fera.

Ne pas confondre "patient centred" et "client oriented"


Cela ne va pas sans dire, ainsi que nous le rappelle Bertrand Kiefer dans "Les dessous de la révolution du patient Rev Med Suisse 2013;9:1656".
Il faut se défendre avec la plus grande fermeté contre la iatrogenèse managériale, contre son entreprise de formatage intellectuel de petits "techniciens de santé" guidés par les nouveaux ingénieurs des soins au service du rationnement. Comment? Par la bonne littérature managériale elle-même qui nous livre quelques liens utiles pour les "praticiens réflexifs", qu'ils ou elles soient médecins ou non.

J'énonce ici trois postulats pour la survie des praticiens réflexifs et pour une médecine à visage humain.

  • Le premier est qu'il existe un bon management contre le bullshit management qui nous accable.
  • Le second est que ce bullshit management est imposé par les politique publiques de santé à des managers intermédiaires, autrefois "profession de l'Etat providence", aujourd'hui transformés en bras armés de l'asphyxie programmée, tout aussi déboussolés que les "médico-soignants". Ils sont aujourd'hui privés avec eux du droit de discourir sur les besoins territoriaux transférés aux agences.
  • Le troisième est qu'aujourd'hui l'idéologie du marché efficient est mise au service de l'idéologie de la rationalisation managériale et non l'inverse. C'est le rationnement qui commande le bullshit management et non le profit, même si le marché guette les dépouilles du système non lucratif, offre de soins et assurances-maladies, aujourd'hui vendu par appartements.


Ainsi à l'AP-HP, le pouvoir de rationnement est tenu par les DRH qui contrôlent de main de fer le tableau des emplois rémunérés, tandis que les chefs de pôle font semblant de jouer aux petits capitaines d'entreprise.
Si "néo-libéralisme" il y a, comme le répètent beaucoup de ceux qui essayent de nommer la "bête", ce n'est pas tant dans la T2A ni même dans les partenariats publics-privés, ni encore dans l'ubuesque explosion non régulée des SSR privés en Seine Saint-Denis qu'il faut le chercher, ce ne sont que leurres marchands pour gogos dans ce qui n'est même pas une véritable compétition régulée. Notons toutefois que ce système de fous crée d'énormes "rentes informationnelles" avec des profits évidents pour qui sait les manier et/ou pour ceux qui attrapent la queue du Mickey des enveloppes complémentaires pour telle ou telle pathologie ou vulnérabilité après les avoir fait flécher d'en haut par un lobbying approprié. Cela permet aux Agences de Rationner les Soins (ARS!) et les services sociaux en toute quiétude en achetant en quelque sorte la paix sociale à coup d'enveloppes fléchées, mais ne sont là qu'effets parasites du rationnement qui aggrave la guerre de tous contre tous et la dégénérescence des organisations soignantes en "arène politique" de Mintzberg.
Le néo-libéralisme idéologique et armé du type ALENA, il faut plutôt le chercher d'une part du coté du nouveau droit européen qui impose une justification quasi impossible des "surcompensations" qu'un État verserait à ses services publics. Il faut le chercher d'autre part dans la redéfinition du champ de la protection sociale et dans la réduction de la solidarité à un simple "filet de sécurité", aboutissant inévitablement à un rationnement inégal en "pied de verre de champagne".

C'est l'incertitude et l'imprévisibilité qui rendent libres et fondent la sagesse pratique (phronesis selon Aristote) , les "pratiques prudentielles", tandis que le contrôle et l'obsession quantophrénique de la prédictibilité conduisent à stériliser la créativité et toute véritable performance. peut-on alors mieux définir la maladie néo-managériale?
"Imprimer à l'outcome le caractère de l'output, voilà la maladie mortelle de nos politiques publiques de santé". Autrement dit imprimer aux "résultats cliniques" le caractère du "produit" d'un "processus d'affaires", d'un business model.
Voici ce qu'un "Nietzsche manager" aurait pu dire aujourd'hui.
Mais ne nous vautrons pas dans le nominalisme. Approprions-nous les mots de cette novlangue managériale de marché au lieu de les combattre stérilement, ce qui ne fait que nous disqualifier face aux nouveaux sophistes.

Quelle volonté de puissance se cache donc derrière cette "fonction de production" de la santé-Bien-être telle que définie par l'OMS? Rappelons qu'il y a deux chaînes idéologiques:
  • input - process - output - outcome qui est une chaîne systémique, la "black box" qu'il faut ouvrir,
  • cause - effet - impact qui est une chaîne d'inférences causales manipulées par les experts lors des arbitrages entre "coûts d'opportunité" que font les politiques publiques.
N'est-ce qu'une résurgence du vieux fantasme de la République de Platon, porté par les NTIC et le reporting, avec ses experts-philosophes, ses gardiens qui guident le bon peuple des soignants-exécutants et des patients? Ou bien n'est-ce encore qu'une ruse de l'Ethos du profit qui se sert de l'économie pour se libérer de questions socialement pressantes (Galbraith)?
Grâce au "consumer empowerment" les patients ne se soigneront-ils pas eux-mêmes, et pour pas cher, à l'aide des nouveaux "réseaux facilitateurs" de Christensen. Prophétie visionnaire ou enfumage?

La disparition de la capacité créatrice des organisations

Cette question, que nous appliquerons aux organisations soignantes est explorée sur le blog de Philippe Silberzahn:


"Selon lui (Toynbee), une civilisation croît lorsque son élite suscite l’adhésion interne et externe grâce à sa capacité créative. Elle cesse de croître lorsqu’une cassure se produit et que cette élite cesse d’être créative et se transforme peu à peu en minorité dominante fonctionnant sur une logique de contrôle.""La capacité créative est étouffée par l’exigence – a priori rationnelle – de mesure et de prédictibilité."
"Un rapport de l’OCDE en 2005 notait un ‘déclin significatif’ dans l’intensité de la R&D américaine. L’Amérique a bâti son économie sur sa capacité à innover - à explorer. Les ingénieurs américains ont fait l’admiration du monde entier. En 2008, quand les MBA, les financiers et les juristes ont achevé de prendre le contrôle de l’industrie américaine, toute cette exploration s’est métamorphosée en exploitation."

Pourquoi il est si difficile de maîtrise la "destruction créatrice" de Schumpeter. Le "syndrome de Cassandre"
"Elles (les entités innovations) sont victimes du syndrome de Cassandre: elles ont conscience des difficultés à venir, notamment que le cœur de métier est vouée à la disparition, mais elles ne sont pas entendues. Souvent c’est parce que le cœur de métier produit encore des revenus importants et qu’aucun élément financier ne pointe de problème particulier."...

"Avoir un groupe qui se consacre à un horizon un peu plus long que le prochain trimestre est d’une évidente utilité. Mais ce groupe ne peut survivre et réussir que s’il est intimement lié à l’activité de l’entreprise."

Le cas des organisations sans but lucratif



Dans les organisations à but non lucratif, qui poursuivent des finalités externes à l'organisation, s'ajoute une difficulté non signalée par l'auteur.
Comment anticiper les ruptures dans les organisations "not fot profit" dès lors que les "résultats" ne sont pas ceux visés par le "cœur de métier" (l'outcome) mais ne sont que des outputs de sortie de système adossés à une tarification séquentielle et des pseudo-marchés (les groupes homogènes de malades)? Comment faire quand les "activités" et leur fonction de production sont définies, à rebours des compétences clés et des besoins du public auxquels elle répondent (attention, buzzword si on ne se réfère pas à l'article princeps de Hamel et Prahalad), à partir des modèles de coûts et de compatibilité de l'hôpital modélisé comme "usine à soins"?

"Quel besoin, dans ces conditions, de chercher à bricoler une nouvelle thématique, un projet, des propositions originales et crédibles ? Pour séduire qui ? Les gens d’avant ? Ceux qui auraient ricané à l’idée de se balader dans un concept soutenu par une idée, elle-même suspendue à une théorie ? Ils n’existent déjà presque plus. Le réaménagement abstrait du territoire est en train de forger son peuple." Philippe Muray (Paris-Plage)

Quelques liens sur l'innovation de rupture


1. L’INNOVATION DISRUPTIVE DANS LES SYSTEMES DE SANTE

2. Site de Clayton Christensen 


3. How Productivity Killed American Enterprise par Henry Mintzberg

4. The innovator’s prescription/ dont est tiré ce schéma:

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire