mercredi 16 avril 2014

L'hôpital malade de la performance publique - Humanisme vs utilitarisme


« On dit qu’une action est conforme au principe d’utilité, quand la tendance qu’elle a d’augmenter le bonheur de la communauté l’emporte sur celle qu’elle a de le diminuer » Jeremy Bentham

« Par principe d’utilité, il faut entendre le principe qui approuve ou désapprouve quelque action que ce soit en fonction de sa tendance à augmenter ou diminuer le bonheur de la partie dont l’intérêt est en jeu. » Jeremy bentham 
(cité dans l'art d'ignorer les pauvres de John K. Galbraith)

Les documents


1. Faiblards versus corrects: quand l'hôpital note ses médecins


2. Hôpital Pompidou : sept médecins portent plainte pour fichier illégal


3. Fichier nominatif à l’hôpital Pompidou : Martin Hirsch tente de calmer le jeu, les médecins restent crispés - 16/04/2014


4. Un fichier secret met le feu à Pompidou (JIM.fr le 16/04/2014)


5. Diaporama: la performance publique pour les nuls ou "Ubu régulateur"
"Un dessin vaut mille mots"


Le commentaire


la performance publique en question


Ces pratiques mises à jour à l'hôpital Georges Pompidou sont inacceptables. Ce n'est là que le sommet émergé de l'iceberg contre lequel s'écrase notre système de soins. Ces méthodes, opaques, vicieuses dans leurs modèles d'analyse de l'activité, fausses jusque dans leurs chiffres, et contre-performantes quand elles se prétendent justes et transparentes sont assorties de jugements de valeur qui ne respectent pas la déontologie professionnelle et sont discriminatoires. Ce type de fichier à déjà été sanctionné chez des employeurs privés. Plus grave, ces pratiques qui ne concernant pas que la seule AP-HP découlent d'une nouvelle vision de la performance publique. L'un des principes du Nouveau Management Public, la dissociation de la conception et de l'exécution, conduit à écarter les médecins cliniciens, et au delà l'ensemble des "soignants", des processus de décision stratégiques à tous les niveaux de gouvernance. L'hôpital et le système de soins de santé en général traversent une crise profonde qui résulte de la confrontation de cette nouvelle conception managérialiste de l'action publique avec les organisations soignantes, comme nous allons tenter de le démontrer par un brève analyse des dimensions de la performance (voir en complément les planches du diaporama).

Les dimensions de la performance



1. L'efficacité, c'est bien rendre le service attendu. Elle met en relation les résultats avec les finalités de l'organisation. Les acteurs médico-soignants, dans leur rationalité en valeurs, visent des finalités externes. C'est l'outcome du classique modèle de Donabedian qui ne se réduit évidemment pas à l'ouput de sortie de système, en l'occurrence de sortie de l'hôpital. Le résultat clinique à moyen et long terme qui dépend de facteurs externes à l'organisation soignante est ce qui fonde la qualité des soins pour ses acteurs. Ce ne sont pas, usagers et élus doivent bien le comprendre, les finalités internes qui sous-tendent le modèle de production actuel des soins, fondé sur des groupes homogènes de malades qui ont été construits sur des catégories médicales à court terme. Ce modèle est incompatible avec une médecine véritablement intégrée par ses parties prenantes à laquelle nous aspirons tous pour peu que l'intégration ne soit pas qu'un buzzword destiné à promouvoir des filières industrielles inversées, en flux purement poussés (modèle de l'Etat industriel de Galbraith). A l'échelle d'un territoire les acteurs se reconnaissent non seulement, à l'échelon individuel, une responsabilité dans l'intégration des parcours de soins dans lesquels ils recherchent spontanément la coopération pour peu que la gestion n'y mette pas avec acharnement des obstacles pseudo-marchands (effets dogmatiques et vicieux du managed care) s'ajoutant à la fragmentation entre sanitaire et social, mais ils revendiquent et se reconnaissent également une responsabilité populationnelle qui se traduit bien dans la définition équilibrée de la qualité selon l'IOM.

2. L'efficience c'est de rendre le service avec une moindre consommation de ressources ou augmenter la production en partant du même volume de ressources. Louable en soi, la recherche d'efficience n'a de sens que si l'efficacité est mesurable et peut être préservée, faute de quoi tout gain d'efficience risque d'entraîner une réduction de la qualité qui a du sens pour les acteurs, au regard des finalités externes.

3. L'économie c'est de fournir les ressources nécessaires à la production des résultats au moindre coût. Avec un pilotage inapproprié de l'efficience et de l'efficacité, faute d'indicateurs appropriés, l'économie conduira immanquablement à la recherche de ressources de moindre qualité au regard des finalités. En termes d'équipes de soins, la fragilisation viendra de l'application aveugle de la mutualisation, de la flexibilité et de poly-compétence sous qualifiée et des restructurations comptables des activités (Activity Based Costing) qui supportent les pratiques de management low cost que nous supportons au quotidien, sans aucun garde-fous en termes de conditions techniques de fonctionnement, notamment pour les effectifs paramédicaux. En acceptant trop vite et trop souvent, voire parfois en "croyants" et en "matons de Panurge", de démissionner de leur rôle dans l'organisation des soins conformément à la doxa managérialiste, les médecins, les "badges rouges" ont largement contribué à qui fait aujourd'hui le désespoir des "badges bleus", les paramédicaux et à la destruction des valeurs du soin.

4. Aux classiques 3 "E" s'ajoute la pertinence qui est la dimension la plus difficile à définir puisque qu'elle met en relation les moyens avec les finalités. La "pertinence" est le degré mesurable d'adéquation entre les moyens et les finalités (modèle de Gilbert). C'est pourquoi la faisabilité politique de l'ajustement des dépenses de santé tend à diluer la notion de "santé" dans celle de Bien-être économique et social. Il s'agit ici d'une relation de rationalité en termes d'inférences causales, qui entre plus généralement dans le processus de rationalisation de l'action publique, ou des "activités sociales". La façon dont l'action publique rationalise sa double fonction de production (1. celle des organisations d'intérêt collectif 2. celle du Bien être collectif) fait l'objet de multiples analyses critiques, dont celles du Nouveau Management Public et de ses diverses modalités internationales. La pertinence est définie par l'OCDE comme: 
"Mesure selon laquelle les objectifs de l’action de développement correspondent aux attentes des bénéficiaires, aux besoins du pays, aux priorités globales, aux politiques des partenaires et des bailleurs de fonds."

Utilitarisme versus humanisme médical: la confusion de la santé et du social


La crise de la gouvernance tient au fait que les acteurs hospitaliers, médico-soignants et managers à la française, ex-"professions de l'Etat providence" aujourd'hui privés de leur missions de santé publique par une gouvernance purement top down, sont aujourd'hui disqualifiés de toute participation à la définition, d'une part, des besoins territoriaux et d'autre part, de toute réflexion sur l'adéquation de la qualité des résultats tels que mesurés aux finalités qui font sens pour eux et pour les malades. L'utilitarisme et l'arbitrage expert entre les coûts d'opportunité l'emportent sur l'humanisme médical et l'intérêt individuel du patient quand les deux approches devraient au moins s'équilibrer dans une démocratie pluraliste et plus soucieuse des parties prenantes.

Nous avons voulu ici montrer que la crise du management hospitalier est une crise du management public et de la performance publique. Peu importe dès lors les modes de nomination des chefs de pôle, des chefs de service ou de structure interne. Ils seront par nature asservis à cette logique de ré-ingénierie des activités, des besoins et des résultats selon les seules perspectives comptables, à une direction par objectifs trop politiques (faire réélire les élus) et à une gestion axée sur des résultats trop myopes. C'est ce modèle vécu comme ubuesque par les usagers et les professionnels, qu'on qualifie de hard management quand il faudrait le nommer bullshit management au regard de ce que serait un management médicalisé. Les directeurs ne sont plus que des exécutants de gestion asservis aux objectifs de rationnement des agences. Les chefs de pôle ne sont plus que les directeurs comptables de centres de coûts donnant caution médicale au véritable pouvoir interne qui est celui du contrôle de gestion. Enfin les responsables d'unité, parfois dotés du titre aujourd'hui illusoire de "chef de service", ne sont plus que de petits contremaîtres, rôle qu'il partagent avec les cadres de santé, eux même directement sous la main de fer du contrôle de gestion par l'intermédiaire des nouvelles chaînes de commandement paramédicales.

Les médecins et au delà l'ensemble des soignants sont bel et bien enfermés dans la cage d'acier de Max Weber. Peut-on en sortir?

Vous avez dit transparence? 


La transparence promise par ce nouveau management pour semi-habile est un leurre. Jamais l'accès aux données n'a été aussi difficile pour les acteurs. Ce qui est transparent c'est la carotte et le bâton qu'on infère à partir des Big data et qu'on nomme "alignement" ou hélas "intégration" des divers niveaux de gouvernance. 
Ce qui est transparent, c'est la maltraitance quotidienne des malades, ce sont les parcours chaotiques, les rendez-vous annulés et reportés aux calendes grecques, la détresse de malades et de familles qui ne sont plus accompagnés du fait de l'incoordination induite par une vision erronée de la mission des hôpitaux, plus largement du secteur "sanitaire", c'est la baisse tendancielle de la qualité des soins et de la motivation, ce sont les risques cliniques non gérés dont celui de handicap surajouté et pourtant évitable, ce sont les équipes exsangues gérées comme de chaînes de montage et dont on détruit les compétences collectives par une ré-ingénierie ubuesque, ce sont les cadres épuisés et sommés de nous mentir sur nos futurs effectifs paramédicaux, ce sont les infirmières intérimaires placées à la hâte qui ne connaissent ni les procédés de travail des équipes ni les systèmes d'information dès lors remplacés par des bouts de papier qui viendront encombrer des dossiers de plus en plus inutilisables. Ce qui est transparent en bref, c'est l'incapacité croissante du système à s'écouter et prévenir ses dysfonctionnements les plus graves.

Le rationnement des soins est peut-être nécessaire, mais dans ce cas il faut appeler un chat un chat et redéfinir les contours d'une protection sociale solidaire qui ne peut par nature être rentable à court terme. Il faut cesser de faire croire qu'une République des experts ou à l'inverse une miraculeuse spontanéité du marché efficient peuvent faire descendre des cieux néo-managériaux, soit la "gestion rationnelle", soit la "régulation du marché" par l'intermédiaires des agences. Aujourd'hui hyper-bureaucratiques autant qu'infantilisantes, fondées sur la calculabilité et la prévisibilité par instrumentalisation de sciences inexactes des comportements d'acteurs qu'on prend pour des idiots égoïstes, rationnels et donc "incitables", ces structures qui nous promettaient des lendemains qui chantent ne savent que priver les parties prenantes légitimes de toute participation concrète à l'intelligence territoriale et la promotion d'un hôpital humaniste. Changeons de logiciel.

« Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours comme une fin, et jamais simplement comme un moyen » Emmanuel Kant

Esculape vous tienne en joie.

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