jeudi 1 mai 2014

Critique de la bureaucratie compétitive


Prendre soin du travail*: contre le flicage, le fichage et les indicateurs myopes


« L'administration par objectif est efficace si vous connaissez les objectifs. Mais 90% du temps vous ne les connaissez pas. » Peter Drucker

« Une organisation bureaucratique serait une organisation qui n’arrive pas à se corriger en fonction de ses erreurs et dont les dysfonctions sont devenues un des éléments essentiels de l’équilibre. » Michel Crozier

Les documents


1. "A Doctor's Declaration of Independence"

It's time to defy health-care mandates issued by bureaucrats not in the healing profession." (Une tribune du Wall street journal du 28/04/14, transmise par Anne Gervais)

2. Plafonner les dépenses de santé n'a plus de sens (Le Monde, accès limité)
Comment financer la croissance des dépenses de santé ? Brigitte Dormont


3. L'hôpital Robert Debré fichait ses agents

Mais «on peut conformément à la loi suivre l’activité de chaque salarié», plaide Martin Hirsch «pour assurer aux Français que l’argent mis à l’hôpital est bien utilis黫On est comptable de l’activité des personnes qui travaillent à l’AP-HP, vis-à-vis des patients» qui s’y font soigner, dit-il.

Il y a quelques jours, sortait l'affaire des médecins, fichés comme "corrects" en bleu ou "faiblards" en jaune, à l'hôpital Georges Pompidou. Cette fois, ce sont 43 aides-soignants et puéricultrices de la maternité de Robert-Debré qui sont fichés selon leur comportement, révèle Le Canard Enchaîné.

Du côté des médecins hospitaliers, le Pr Bernard Granger juge ce fichier« illégal », « scandaleux » et « diffamatoire ». Selon le psychiatre de l’hôpital Cochin (Paris), d’autres fichiers de ce type suscitent « préoccupations et interrogations » de la communauté médicale. L’hôpital de Brest et les hôpitaux parisiens de Cochin et Sainte-Anne sont cités. Et le praticien de conclure, fataliste : « en réalité, il y en a partout ».
"Que fait l'ARS (Agence régionale de santé), que fait la ministre devant ce flicage aussi illégal que diffamatoire de l'administration hospitalière de l'AP-HP? Auront-elles le front de couvrir ces "outils de management" comme le fait la direction générale de l'AP-HP?", s'interroge-t-il.

5. What managers really do? Henry Mintzberg. Wall Street Journal. 2009

(le "deeming": le management "à portée des caniches")
"Today I think we have much too much managing through information—what I call "deeming." People sit in their offices and think they're very clever because they deem that you will increase sales by 10%, or out the door you go. Well, I can do that. My granddaughter could do that; she's four. It doesn't take genius to say: Increase sales or out you go. That's the worst of managing through information."

6. La surveillance et le people processing (Blog de Pierre Fraser)


7. Hôpital : l’évaluation des médecins par les directeurs est un abus de pouvoir potentiellement dangereux pour les patients et que dénonce le SNAM-HP


8. EVALUER LES MEDECINS SUR DES QUANTITES D’ACTES: CONTRE DES PRATIQUES MANAGERIALES INADAPTEES A L’HOPITAL PUBLIC


9. La déontologie médicale face aux impératifs de marché

"Le contexte normatif marchand, créé par la politique publique, influence la conception d’une activité médicale adéquate. Elle peut donc produire des effets non désirés : augmenter les dépenses et accroître les problèmes d’accès aux soins."

10. Marchandiser les soins nuit gravement à la santé - Revue du Mauss



Le commentaire


La médecine face au cercle vicieux bureaucratique


La déclaration d'indépendance du Dr Craviotto doit être considérée comme une alerte de plus dans un système bloqué et devenu incapable de s'écouter. Mais que faire sans une théorie de l'action, sans une critique radicale du phénomène bureaucratique qui frappe aujourd'hui nos systèmes de santé?

Henry Mintzberg, dans "What managers really do", en bon médecin des organisations, décrit une maladie du management actuel, peut-être une maladie infantile des Big Data, autrement dit de la collecte démesurée de données interconnectées permise par les NTIC et les nouveaux systèmes d'information, qu'il nomme "deeming". On peut traduire ce terme par management à l'évaluation. De nombreux sociologues des organisations dont François Dupuy insistent sur ces maladies du reporting et les méfaits de ce qu'il nomme le  "couple infernal intégration-processus" ("Lost in management")

Rappelons ci-dessous le schéma du cercle vicieux bureaucratique de Crozier - Vous trouverez un schéma plus complexe du cercle vicieux bureaucratique sous ce lien

« Une organisation bureaucratique serait une organisation qui n’arrive pas à se corriger en fonction de ses erreurs et dont les dysfonctions sont devenues un des éléments essentiels de l’équilibre » (Michel Crozier)




Typologie des zones d’incertitudes

Il y a quatre types de sources d’incertitude (et donc quatre grandes sources de pouvoirs) pertinents pour une organisation :

1) celle découlant de la maîtrise d’une compétence particulière et de la spécialisation fonctionnelle
2) celle qui sont liées aux relations entre une organisation et ses environnements
3) celles qui naissent de la maîtrise de la communication et des informations
4) celles qui découlent de l’existence de règles organisationnelles générales


Une variante intéressante





La guerre des dieux et "l'extension du domaine de la manipulation"


«Le médecin n'est pas au service de la science, de la race ou de la vie. C'est un individu au service d'un autre individu, le patient. Ses décisions se fondent toujours sur l'intérêt individuel.» Théodore Fox, ancien rédacteur en chef du Lancet

La raison instrumentale a par nature la capacité d'ingérer ou plutôt d'intégrer tous les concepts: dans le schéma suivant, les "objectifs" peuvent être définis d'en haut et planifiés par le management stratégique, les règles peuvent être définies par les "experts" sans les parties prenantes concernées, les compétences peuvent être définies par et pour le contrôle de gestion comptable et les valeurs peuvent être définies comme valeurs "instrumentales", au service de l'entreprise dont la promotion est pilotée par le management stratégique.
A l'inverse, les compétences peuvent être approchées comme compétences distinctives de l'organisation, source des véritables processus clés et d'apprentissage de nature procédurale et largement implicite, et les valeurs peuvent renvoyer à la "rationalité en valeur" de Max Weber. La rationalité en valeur doit être rapprochée de la rationalité "procédurale", non déclarative. Elle s'oppose à la rationalité substantielle d'un acteur ou d'une organisation supposé capable d'une calcul et d'une prédiction qui pourrait tout programmer à partir des finalités ultimes, transformant ainsi en moyens une succession de finalités intermédiaires. Les résultats de ces micro-processus sont alors transformés en indicateurs dépourvus de sens pour les professionnels. 
La rationalité procédurale (implicite, sous-tendue par des schémas perceptifs et d'action appris "en faisant") est à la fois norme déontologique qui contraint, faute de procédures déclaratives applicables et appropriées à chaque situation, et en même temps "manière de faire" qu'on désire, selon l'état de l'art et "ce que sait la main". Faute d'un chemin prédéfini pour nos décisions et nos malades dans un contexte par nature incertain et contingent, le chemin ne peut se construire qu'en marchant.
Concevoir les hôpitaux comme des chaînes de montage de produits définis par des ingénieurs dans le cadre d'une planification industrielle et se représenter les acteurs du soin comme des idiots rationnels et égoïstes mis en concurrence par des indicateurs myopes, tout cela appartient à un modèle cohérent où tout se tient mais qui ne pouvait conduire qu'à des résultats médiocres, à une gestion contre-performante, qu'il s'agisse de pertinence des soins, d'efficacité ou d'efficience. Elle ne pouvait aboutir qu'à la baisse simultanée du taux de motivation et de la qualité des soins.

Dans le langage de la "guerre des dieux" de Weber, il faut concilier la rationalité de l'action publique, prompte aux dérives utilitaristes et comptables au nom du Bien-être collectif, les rationalité du marché, prompte à ignorer les externalités négatives dans la dynamique du profit et la rationalité prudentielle des médecins et des professions soignantes promptes à ignorer des dérives catégorielles au nom de l'humanisme et du résultat individuel pour le patient qu'ils servent.

On peut dire aussi qu'il faut concilier trois marchés ayant des logiques radicalement différentes: celui des payeurs, celui des talents et celui des bénéficiaires.





Attention les logiciels de la rationalisation managériale mangent tout. Tout concept est un outil qui peut être transformé en buzzword.


La société bloquée. Comment sortir de ces querelles de fous?



Jamais le constat de Marcel Gauchet d'une "querelle de fous" entre "libéraux et républicains" n'a été aussi éclairant. Le cafouillage managérial et marchand qui nous accable dans la version française du Nouveau Management Public est désastreux pour le système de sons, pour les malades et pour tous les acteurs du soin. Face à l'absence persistante d'evidence based policy, face aussi aux défaillances que nous constatons dans l'organisation et la qualité des soins, force est de constater que la compétition régulée repose sur un système aussi artificiel que délétère de "produits" et de catégories du reporting. Ces modèles ont été définis pour servir l'illusion d'une rationalisation instrumentale "d'en haut", dont l'autre nom est cette bonne vieille "direction par objectifs". Elle peut dès lors se gérer par les "résultats"  à courte vue de "processus" dont ont peut économiser les "ressources", autrement dit "faire du chiffre" au moindre coût. Cette rationalisation, qui est en même temps une série d'inférences causales de nature politique servie par les sciences sociales, ne peut descendre que sous la forme d'un managérialisme calculant et comptable. L'alliance avec le marché, le vrai, celui des cabinets de conseil, des gestionnaires de données, des offreurs de soins, des assurances et de l'industrie pharmaceutique n'est que de circonstance. Le marché, mal régulé dans ses externalités, ajoute ses propres défaillances à celles du modèle de production de l'action publique.


  • Aujourd'hui les "républicains" proposent une bureaucratie dé-marchandisée et respectueuse des injonctions et modèles internationaux des programmes d'ajustement structurels
  • Les "libéraux" proposent fidèles à eux-même un marché libre et débureaucratisé sous la régulation d'un Etat qu'ils voudraient minimal mais dont ils n'ont jamais pu penser les limites.
  • Le problème non réglé, le paradigme perdu, c'est que font, savent, apprennent en faisant collectivement et organisent les médecins et professionnels de santé au contact du public. 


Hors des modèles simplistes, Céline dirait "à portée des caniches", de management "bisounours" pour MBA*, cette réalité encore tangible qu'est la relation médecin patient, celle qui donne sens à l'action, ne se réduit à une chaîne de montage des parcours de soins. Elle exclut toute possibilité de tout gérer à partir d'une rationalité instrumentale "d'en haut", même quand la rhétorique envahissante de l'intégration des soins tente de s'approprier la "performance", les "valeurs", la "responsabilité sociale" et "l'éthique". Cette raison descendante de droit divin ne peut être qu'une raison politique masquée et nécessite des contre-pouvoirs. 
Elle exclut aussi toute possibilité maintes fois avérée que transformer les médecins, plus généralement les soignants, en "idiots rationnels", incitables à la carotte et au bâton selon les croyances du micro-management leurs nouveaux vices privés à produire des vertus publiques.

La médecine devrait bénéficier d'un droit d'ingérence humanitaire dans cette épouvantable "guerre des Dieux" qui oppose Déesse Raison hyper-numérisée et Divin Marché hyper-mondialisé.

Management décomplexé et dialogue social à l'hôpital



S'agissant des fichiers de Georges Pompidou, de Robert Debré ou de Brest, ils ne sont que la partie émergée de cette forme de "baloney management" ou management par les balivernes que MIntzberg nomme "deeming".

La classification faite à Robert Debré selon notre bon vieux "Canard" distingue les leaders négatifs, les comportements négatifs, les sociables, la minorité silencieuse et les experts.
Après l'affaire du fichage des chirurgiens "faiblards" de l'HEGP et de Brest, on peut dire que "ça la fiche mal".
Sans parler de l'indépendance menacée des médecins DIM qui s'organisent.
Un peu de "rééducation" sera sans doute bientôt proposée aux mauvais sujets.




L'indispensable apport de Dilbert: deeming et performance review





"Tout système est une entreprise de l'esprit contre lui-même. Une oeuvre exprime non l'être d'un auteur, mais sa volonté de paraître, qui choisit, ordonne, accorde, masque, exagère. " Paul Valéry


Social cafouillage (selon l'expression de Thomas Picketty): dessin paru dans le monde du 27 avril

Plus encore ...

*Des managers, des vrais, pas des "MBA" (ouvrage en ligne)






Esculape vous tienne en joie, et prenons bien soin du travail.
Le 1er mai 2014

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